23.03.2024 Auteur: Viktor Goncharov

La Corne de l’Afrique dans le bourbier des rivalités géopolitiques Sixième partie : Les États-Unis et la Corne de l’Afrique –« opérer en coulisses »

Les États-Unis et la Corne de l'Afrique

Dans la situation actuelle, il semble que les États-Unis, suivant la politique africaine de Barack Obama consistant à « diriger depuis l’arrière », voyant la volonté de la Turquie, de l’Égypte, de la Somalie, de l’Érythrée et de Djibouti de s’opposer aux plans d’Abiy Ahmed et de Muse Bihi, a décidé de ne pas intervenir ouvertement dans le processus, mais de laisser les dirigeants de ces pays traiter avec le premier ministre éthiopien, qui était devenu imprévisible dans sa politique étrangère, intensifiant ses liens avec la Chine et rejoignant les BRICS.

C’est ainsi qu’au cours de la seconde moitié du mois de janvier de cette année, l’épicentre de la politique américaine dans la Corne de l’Afrique s’est déplacé vers le deuxième acteur principal du conflit actuel, la Somalie, dont l’importance pour Washington est déterminée par sa situation géographique stratégique dans le golfe d’Aden.

À cet égard, un récent article du journal kenyan Standard intitulé « L’Éthiopie aurait dû renoncer à l’accord sur le Somaliland », dans lequel l’auteur fait allusion à la futilité des efforts d’Addis-Abeba pour acquérir un port commercial et une base militaire sur la côte somalienne de la mer Rouge, souligne également l’intérêt extrême, tant sur le plan commercial que militaire, des États-Unis et du Royaume-Uni à y établir une base navale en partenariat et avec l’aide de leurs alliés régionaux afin de maintenir le contrôle sur la côte du Somaliland.

Compte tenu de la récente détérioration des relations entre le Yémen et les pays occidentaux, les États-Unis en tête, dans la région de la mer Rouge, l’établissement de cette base revêt une urgence particulière. Cela a été particulièrement évident après que les autorités de Djibouti, qui n’ont pas soutenu l’invasion d’Israël par le Hamas mais considèrent ce dernier comme responsable de l’escalade du conflit, ont rejeté à la mi-janvier de cette année, selon le même journal, une demande des États-Unis d’utiliser la base militaire américaine Camp Lemonnier, située dans ce pays, pour frapper les Houthis sur la rive opposée de la mer Rouge.

À cet égard, la visite inattendue du directeur de la CIA, William Burns, à Mogadiscio au cours de la deuxième quinzaine de janvier de cette année, dont l’objectif, selon les médias officiels, était de discuter de l’impact du mémorandum conclu entre l’Éthiopie et le Somaliland sur l’évolution de la situation dans cette région, pourrait être liée à l’élaboration des questions relatives à l’établissement d’une base militaire avec les partenaires régionaux de l’Éthiopie.

Dans ce cas, il pourrait s’agir non seulement des Émirats arabes unis, qui ont déjà déployé des efforts considérables dans ce sens, mais aussi de l’Égypte (et peut-être d’un autre allié régional), qui a pris le parti de Mogadiscio dans le conflit entre l’Éthiopie et la Somalie et qui, comme nous l’avons déjà indiqué, a conclu un accord de coopération militaire avec elle le 21 janvier de cette année.

Il convient de noter que cette initiative du Caire n’est pas tombée du ciel. En effet, depuis l’arrivée au pouvoir du président Hassan Sheikh Mohamoud en Somalie en mai 2022, les relations entre les deux pays se sont nettement intensifiées. En partenariat et avec la participation financière des Émirats arabes unis, l’Égypte a entamé une formation militaire en Somalie pour 3 000 Somaliens qui, sans faire partie de l’armée régulière, représenteront une nouvelle structure armée.

Selon l’Institut d’études politiques de Grenoble, il s’agit de réduire la trop grande dépendance des autorités locales à l’égard de l’influence de la Turquie et du Qatar sur la formation des forces armées.

En ce qui concerne l’établissement d’une nouvelle base militaire sous les auspices des États-Unis, il semble que d’autres options pourraient être envisagées. Par exemple, en impliquant directement le président du Somaliland, Muse Bihi Abdi, un ancien pilote militaire formé par les États-Unis, et le président somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, avec lesquels Washington, en collaboration avec l’un de ses alliés régionaux, pourrait trouver une solution au conflit mutuellement acceptable pour tous, à l’exception d’Addis-Abeba.

Les contacts informels déjà établis entre les États-Unis et le Somaliland pourraient servir de base à la réalisation d’une telle option. Selon la publication qatarie New Arab, le ministre des affaires étrangères du Somaliland, Essa Kayd, lors de sa visite aux États-Unis en 2021, dont l’objectif était de sonder la possibilité d’une reconnaissance de l’indépendance de son pays par Washington, a souligné, lors de conversations avec des représentants américains, que si la communauté internationale ne reconnaissait pas leur souveraineté, cela les forcerait à coopérer avec la Chine, ce qui pourrait entraîner une menace pour la liberté de navigation maritime des pays occidentaux.

En outre, lors de la visite du président du Somaliland, Muse Bihi Abdi, aux États-Unis au début du mois de mars 2022, il a explicitement demandé à l’administration Biden et aux membres du Congrès de reconnaître l’indépendance du Somaliland. Ce faisant, note le journal, il a trouvé la compréhension d’un certain nombre de membres du Congrès. L’un d’entre eux, Scott Perry, membre de la Chambre des représentants, a même proposé un projet de loi visant à reconnaître le Somaliland comme un « pays séparé et indépendant ».

Selon certains analystes américains, les résultats de cette visite pourraient indiquer une possible réorientation de la politique américaine sur cette question. Apparemment, Washington a tenu compte des remarques du ministre des affaires étrangères, Essa Qaida, selon lesquelles s’il ignore les intérêts du Somaliland, ceux-ci chercheront un soutien à Pékin.

À cet égard, un article publié le 20 février dernier par l’American Enterprise Institute est particulièrement intéressant. Il invite explicitement le département d’État américain à reconnaître l’indépendance du Somaliland et à priver ainsi Addis-Abeba de la possibilité d’établir sa base navale dans la région de Berbera. En outre, selon son auteur, cela donnera un nouvel élan au Somaliland, seul bastion de stabilité et de démocratie dans cette région troublée, sur la voie du développement démocratique.

Évaluant la politique américaine dans la Corne de l’Afrique, la publication canadienne Global Research note que ses objectifs sont d’établir un contrôle total sur le détroit de Bab-el-Mandeb, qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden et à l’océan Indien, et de créer sous son égide une coalition de ses alliés du Moyen-Orient et des États de la région pour contenir l’influence croissante de la Chine, qui est devenue le principal partenaire commercial de l’Éthiopie.

Le 16 février dernier, le chargé d’affaires américain à Mogadiscio et le ministre somalien de la défense, Abdulkadir Mohamed Nur, ont signé un protocole d’accord prévoyant la construction par les États-Unis de cinq bases militaires « bien équipées » en Somalie pour lutter contre le terrorisme. Ces bases devraient être situées dans les cinq plus grandes villes du pays, dont la capitale, et seront utilisées par la brigade Danab, l’une des unités les plus performantes de l’armée somalienne dans la lutte contre al-Chabab.

La signature du document a eu lieu en présence du président somalien après sa rencontre avec la secrétaire d’État adjointe américaine aux affaires africaines, Molly  Phee, qui faisait partie d’une importante délégation américaine se rendant en Éthiopie pour assister à la 37e conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine.

Quelques jours plus tôt, plus précisément les 13 et 14 février à Addis-Abeba, elle s’était entretenue avec le Premier ministre Abiy Ahmed sur des questions de sécurité régionale, selon le quotidien turc Anadolu.

Selon certains experts, dans le contexte des tensions actuelles entre Mogadiscio, Addis-Abeba et Hargeisa, le renforcement de l’armée américaine, que le média somalien Garowe Online présente comme le « grand frère » de la Somalie, pourrait indiquer la détermination de Washington à contrecarrer les projets d’Abiy Ahmed d’atteindre la côte de la mer Rouge et à prendre de nouvelles mesures pour affirmer son contrôle sur cette région du monde.

 

Viktor GONCHAROV, expert africain, docteur en économie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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