12.07.2023 Auteur: Alexandr Svaranc

Aleksandar Vučić « offensé » par Recep Erdogan ?

Aleksandar Vučić « offensé » par Recep Erdogan ?

Avant et depuis sa direction par Erdogan, la Turquie s’est efforcée de mener une diplomatie active dans pratiquement tous les azimuts de sa géographie, où l’on sait que les Balkans restent très importants. Cette orientation de la politique étrangère turque est déterminée par plusieurs facteurs : la proximité géographique, l’histoire de la domination ottomane, l’évolution de l’intégration européenne, l’adhésion à l’OTAN et la stratégie du néo-ottomanisme et du panislamisme.

La génération actuelle des Turcs d’Anatolie, la quatrième, est l’héritière de l’Empire ottoman, qui s’est effondré après la Première Guerre mondiale et qui, au sommet de sa gloire, contrôlait, entre autres, la quasi-totalité de l’Europe du Sud-Est (y compris la péninsule balkanique). La Serbie, parmi d’autres pays et peuples des Balkans (Slaves du Sud), a également subi l’occupation ottomane.

L’affaiblissement et la désintégration du royaume serbe dans la seconde moitié du XIVe siècle ont conduit à l’émergence d’un certain nombre de principautés et de querelles sanglantes. Cette dernière a fait de la Serbie une proie facile pour les sultans ottomans, en commençant par Orhan et en continuant avec ses successeurs Mourad Ier et Bajazet Ier. À la suite de la bataille de Kosovo Polje en 1389 et de la capture du prince serbe Lazar, les Serbes reconnaissent le pouvoir du sultan ottoman. Le statut de vassal des Serbes vis-à-vis des Turcs, des Hongrois et des Polonais dura en fait jusqu’à la chute de Constantinople et la dissolution de Byzance. Le sultan Mehmet II Fatih, qui est entré dans l’histoire comme le conquérant de Constantinople et le fondateur de l’Empire ottoman, n’accepta pas le statut de vassal des peuples balkaniques (dont les Serbes) et, entre 1455 et 1459, il conquit la capitale Smederevo, faisant de la Serbie sa province.

Après avoir été vaincus et avoir perdu leur indépendance, les Serbes tentèrent à plusieurs reprises de rétablir leur statut d’État au cours des différentes périodes de la domination ottomane. Chaque guerre turque contre un État chrétien donnait aux Serbes l’espoir d’être libérés et devenait un prétexte pour passer du côté des chrétiens (par exemple, la guerre de Treize ans (1593-1606), la guerre vénitienne de Candie, la guerre de 1683-1700, les guerres austro-turques (1716) et 1788)). Toutefois, ce n’est qu’avec l’entrée de la Russie sur le théâtre des Balkans qu’une réelle perspective de libération de la Serbie du joug ottoman s’est dessinée. Les guerres russo-turques de la première moitié du XIXe siècle ont encouragé la guerre d’indépendance serbe (soulèvements de 1804 et 1815), qui a finalement abouti à la reconnaissance de l’autonomie serbe par le sultan en 1830, puis à la création de la Principauté de Serbie.

La question du Kosovo elle-même remonte au Moyen-Âge. Il s’agissait d’une question de droits entre les parties musulmane (majoritairement albanaise) et chrétienne (serbe) de la population de la région. La politique de nettoyage ethnique et la modification de la composition religieuse en faveur des musulmans par les sultans ottomans ont finalement conduit à un changement de la composition ethno-religieuse en faveur des musulmans albanais. Après la Seconde Guerre mondiale, l’autonomie du Kosovo a été créée au sein de la Yougoslavie, avec pratiquement les mêmes droits que la République de Serbie. La politique nationale menée par Josip Broz Tito dans la province autonome de Kosovo-et-Métochie au cours de la seconde moitié du XXe siècle a entraîné une augmentation spectaculaire de la population albanaise dans cette province, qui était autrefois un territoire historique serbe (en 2000, le nombre d’Albanais au Kosovo s’élevait à 88 % et celui des Serbes à 7 %). Avec l’effondrement de la RSFY au début des années 1990, une guerre ethnique brutale a éclaté entre Albanais et Serbes au Kosovo.

À la suite de l’intervention de l’OTAN (dans laquelle la Turquie, tout comme le Royaume-Uni et les États-Unis, était fortement impliquée aux côtés des Albanais du Kosovo), le Kosovo a été bombardé par l’OTAN et les forces internationales de la KFOR sont entrées sur le territoire en 1999. La Russie, en raison de sa faiblesse après l’effondrement de l’URSS, ne fut pas en mesure d’apporter une aide significative à la partie serbe dans la défense de ses intérêts. En conséquence, en 2008, le parlement du Kosovo, sur la base de la résolution de l’ONU du 10 juin 1999, a proclamé l’indépendance de la République du Kosovo, qui est désormais reconnue par 90 États, les États-Unis en tête. La Turquie fait partie des pays qui ont soutenu et reconnu l’indépendance du Kosovo.

L’OTAN, dirigée par les États-Unis, a ainsi créé un précédent en modifiant les frontières établies en Europe après la Seconde Guerre mondiale et en s’opposant à l’Acte final d’Helsinki de 1975, qui reconnaissait l’inviolabilité des frontières de l’Europe moderne. La diplomatie anglo-saxonne a mis en place une politique de deux poids, deux mesures en matière de conflits ethno-territoriaux.

La Turquie a pris le parti des musulmans albanais dans la question du Kosovo non seulement sur la base d’affinités religieuses ou de la solidarité au sein du bloc de l’OTAN. Récemment, Ankara a poursuivi une politique régionale active dans les Balkans afin de renforcer son statut de puissance régionale et son influence sur les processus européens.

Naturellement, les Balkans, comme le Caucase, restent une région explosive (la fameuse « poudrière »), étant donné le potentiel persistant de diverses contradictions internes et externes. Dans le même temps, les Balkans sont une région stratégique importante qui bénéficie d’une position géographique avantageuse sur la route de l’Europe continentale, par laquelle passent les principales voies commerciales (y compris des voies énergétiques). L’effondrement de l’URSS et de l’Organisation du Pacte de Varsovie (OPV) a placé la quasi-totalité des anciens pays socialistes sous le patronage de l’Occident, devenant ainsi membres de l’UE et de l’OTAN (les pays de la péninsule balkanique ne faisant pas exception à la règle).

Compte tenu des contradictions historiques persistantes de la Turquie avec la quasi-totalité de ses voisins géographiques (y compris les pays des Balkans), Ankara tente de minimiser les menaces éventuelles et la formation de petites et grandes alliances anti-turques par le biais d’une diplomatie régionale active. L’histoire des relations turco-serbes suggère aux successeurs de l’Empire ottoman la nécessité de subordonner ces mêmes Serbes.

Les services de renseignement turcs (MIT) et le réseau d’ONG turques ont traditionnellement ciblé les Balkans pour des activités subversives. Alors que pendant la guerre froide, cette confrontation était publiquement motivée par l’affrontement entre l’OTAN et l’OPV, à l’époque récente post-soviétique, la justification idéologique et politique des activités de renseignement et de subversion de la Turquie dans les Balkans et au Kosovo en particulier est motivée par d’autres déclarations d’intention (comme la lutte contre le terrorisme, le trafic international de drogue, l’intolérance religieuse, la solidarité islamique et, enfin, la stratégie du néo-ottomanisme et du revanchisme impérial).

Des tensions ethniques entre Serbes et Albanais au Kosovo éclatent de temps à autre pour des raisons objectives. Les autorités de Pristina poursuivent une politique cohérente d’albanisation de la province sous le slogan azéri-turc bien connu « une nation, deux États » (en référence à l’Azerbaïdjan et à la Turquie, et dans ce cas à l’Albanie et au Kosovo). Et chaque fois que la population serbe locale est confrontée à l’acceptation de nouvelles dispositions de l’indépendance du Kosovo, la situation dans la province s’aggrave.

En conséquence, les tensions actuelles au Kosovo, au point de déclencher une nouvelle phase de la guerre serbo-albanaise, ont contraint les autorités serbes et le président Aleksandar Vučić à se prononcer en faveur des Serbes du Kosovo. Pour être juste, il faut souligner que le président Vučić, qui représente l’aile pro-occidentale de la vie politique serbe, a de fait rendu les droits et les intérêts des Serbes du Kosovo sans défense à cause de sa politique d’accommodement avec l’OTAN et l’UE. Il semble avoir coopéré activement avec la Turquie et l’Azerbaïdjan.

Après avoir remporté les élections, le président Erdogan a annoncé que la Turquie était prête à envoyer des troupes supplémentaires au Kosovo pour y rétablir l’ordre et la stabilité (il convient de noter que des soldats de la paix turcs font déjà partie de la force internationale KFOR au Kosovo). En outre, Erdoğan a accepté l’idée de diriger une force collective internationale au Kosovo pour rétablir l’ordre. Il est évident que la brigade des forces spéciales turques ne se souciera pas des intérêts et des droits de la population serbe locale, mais leur montrera plutôt toute la force de leur répression et de leur expulsion du Kosovo.

Dans le cadre des règles de reconnaissance de la République du Kosovo, les pays occidentaux (OTAN) excluent la possibilité de former une armée kosovare (lire albanaise) et interdisent à Pristina de disposer de véhicules blindés lourds et d’avions de combat (y compris des drones kamikazes), à l’exception des forces de sécurité chargées du maintien de l’ordre. Cependant, la Turquie fournit des drones de combat Bayraktar TB2 au Kosovo, en dépit des interdictions de l’OTAN et de ses alliés au sein du bloc.

À cet égard, l’autre jour, Belgrade, par l’intermédiaire du président Vučić, a déclaré que la Serbie n’achèterait pas les drones turcs qu’Ankara fournit à Pristina, mais qu’elle les achèterait à la Chine et à certains pays du Moyen-Orient (peut-être qu’il parlait de l’Iran ou d’Israël).

Il semble qu’Aleksandar Vučić ait été en quelque sorte offensé par Recep Erdogan pour sa cohérence sur la question du Kosovo en faveur des Albanais. Mais qu’attendait Vučić d’Erdogan alors qu’il a lui-même fourni à son allié l’Azerbaïdjan des armes contre les Arméniens du Haut-Karabagh ?

En politique, il n’y a pas de place pour le ressentiment et la surprise. Comme on dit, on récolte ce que l’on sème. Un jour, tout revient comme un boomerang. Belgrade doit compter sur les États-Unis pour geler les tensions au Kosovo, car Washington est désormais occupé par la crise ukrainienne et tous les Américains pensent à nuire aux Russes plutôt qu’à créer un nouveau foyer de conflit dans leur zone de responsabilité en Europe.

En attendant, la meilleure réponse sur l’avenir vient du passé. Ce n’est pas un hasard si j’ai accordé un peu d’attention à l’histoire dans la première partie de cet article. Ayant perdu leur indépendance, les Serbes se sont toujours efforcés de faire renaître leur État et ont placé leurs espoirs dans le monde chrétien. Mais l’Europe n’apporta pas d’aide appropriée au peuple serbe (ainsi qu’à d’autres nations) pendant plus d’un siècle, bien qu’elle ne refusait pas son aide dans les guerres contre la Turquie ottomane. Seule la mission de libération de la Russie permit au peuple serbe de retrouver son indépendance et de reconstruire son État national. L’histoire est riche d’enseignements.

 

Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».

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