24.05.2024 Auteur: Tito Ben Saba

Nouveau rêve américain : léser la Chine et la Russie en enterrant le statu quo coréen

Plusieurs situations de statu quo continuent de prévaloir dans le monde, y compris entre la Chine et les États-Unis. Le statu quo est la formule politique consacrée pour désigner les situations de crises mondiales irrésolues, vestiges, pour la plupart, de la Seconde Guerre mondiale. Cela signifie en substance qu’il existe un accord plus ou plus moins tacite entre puissances rivales pour maintenir les crises en question à l’état de gel. La péninsule coréenne, le détroit de Taiwan ou le Sahara occidental sont quelques exemples de ces conflits gelés ou larvés. Jusqu’à tout récemment, la question palestinienne relevait aussi de cette catégorie.

Pour régler ces crises en stand-by, dont l’éclatement est susceptible de compromettre la sécurité régionale, voire mondiale (comme le démontre la conflagration en cours dans les territoires palestiniens), la Chine préconise le recours au droit international, fruit de réalités historiques et de consensus, c’est-à-dire le règlement du statu quo par voie légale. De leur côté, les États-Unis s’emploient à court-circuiter les procédures légales, y compris des Nations Unies, dans le but d’imposer unilatéralement de nouvelles réalités géopolitiques, par le recours à la force. L’inversion accusatoire, langage politique de coercition de la Maison Blanche, ne doit pas induire en erreur.

C’est ainsi que, en cette aube du 21ème siècle, l’un des objectifs de Washington, dans le cadre de la stratégie américaine d’endiguement de Pékin, consiste à remplacer les situations de statu quo, caractéristiques d’un certain équilibre des forces, par des situations de facto, qui seraient favorables à Washington. Au mépris du droit international et des intérêts des autres grandes puissances. C’est précisément la situation qui prévaut aujourd’hui tout autour de la Chine, et notamment dans la péninsule coréenne.

 

Faire monter les enchères militaires

A en juger par leur hostilité de plus en plus militarisée dans la région d’Asie du Nord-Est, les États-Unis cherchent à attenter aux intérêts géostratégiques de la Chine et de la Russie en imposant graduellement un nouveau rapport de force, éloigné des situations de statu quo jusque-là en vigueur, ainsi que de toute perspective de règlement des conflits.

La péninsule coréenne est un cas d’espèce, où la Corée du Nord s’érige, contre son gré, comme une pierre angulaire de la stratégie américaine d’endiguement de Pékin. En plus d’entraver le développement pacifique de la Chine, il s’agit pour Washington de freiner le partenariat économique sino-russe en Asie du Nord-Est, et notamment la stratégie en gestation de Moscou et Pékin relative à l’exploitation des routes maritimes de l’Arctique.

Pour entraver ces projets de développement sino-russes à plusieurs branches, Washington pratique une stratégie de l’escalade, qui consiste à attiser la discorde entre les deux Corée, à intensifier l’isolement diplomatique de Pyongyang, et à renforcer la présence militaire américaine en mer de Chine orientale et en mer du Japon. C’est à la lumière de ces rivalités géopolitiques qu’il faut comprendre les provocations militaires américano-sud-coréennes vis-à-vis de Pyongyang, mais aussi la constitution d’alliances militaires informelles, qui s’apparentent de plus en plus à une OTAN asiatique. Ces manœuvres dans la péninsule coréenne ont atteint un cap avec le partenariat militaire trilatéral conclu entre les États-Unis et les voisins de palier de la Chine et la Russie, à savoir la Corée du Sud et le Japon.

La prétendue inquiétude américaine face à une péninsule coréenne nucléarisée est manifestement un prétexte destiné à habiller d’un semblant de légitimité les manœuvres bellicistes de Washington aux portes orientales de la Chine et de la Russie. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au soutien américain inconditionnel à Israël, puissance nucléaire en catimini, ou à l’Australie dans le cadre de l’AUKUS, voire aux menaces américaines de doter la Corée du Sud de l’arme nucléaire.

Le véritable enjeu, pour Washington, est d’enterrer le statu quo qui prévaut entre les deux Corée depuis l’armistice de 1953, puis des différents projets de réunification qui s’ensuivirent, afin de justifier son expansion militaire autour de ses adversaires géopolitiques chinois et russe. Or, de par sa position géographique stratégique, la Corée du Nord (au même titre, d’ailleurs, que la Corée du Sud ou le Japon) a été intégrée à la stratégie américaine d’Indopacifique comme un outil censé aider Washington à endiguer Pékin et Moscou en Asie du Nord-Est.

 

Les effets de la politique américaine de facto

En tout état de cause, cette militarisation croissante de la péninsule coréenne n’a pas détourné la Chine et la Russie de leurs projets de coopération sécuritaire, économique et de développement. Qui plus est, loin d’ostraciser la Corée du Nord comme l’exigeait d’eux Washington, Pékin et Moscou en ont fait au contraire une pièce maîtresse de leur stratégie de développement régional. A tel point qu’au partenariat militaire trilatéral États-Unis-Japon-Corée du Sud semble aujourd’hui répondre un partenariat stratégique trilatéral Chine-Russie-Corée du Nord.

C’est ainsi, par exemple, que Pékin, Moscou et Pyongyang se dirigent progressivement vers la concrétisation du projet d’aménagement du fleuve Tumen – point de jonction entre la Chine, la Corée du Nord et la Russie – dans le but de développer les communications fluviales et maritimes à l’échelle régionale. Un tel aménagement revêtirait en outre une importance géopolitique majeure pour Pékin, puisqu’il lui garantirait un accès à la mer du Japon. De toute évidence, la proximité géographique entre les trois partenaires est un atout primordial qui leur permet de résister plus efficacement aux sanctions drastiques imposées à Moscou et Pyongyang par les États-Unis et les pays de l’UE. Quant au développement en vue des routes maritimes de l’Arctique, il permettrait d’éviter les tensions et risques entourant le Canal de Suez, tout en réduisant le temps de trajet vers l’Europe.

Pour le moment, donc, la stratégie américaine d’abandon du statu quo par une course aux armements dans la péninsule coréenne n’a pas obtenu les résultats escomptés. Cette stratégie n’a pas réussi à provoquer l’isolement diplomatique de Pyongyang, et n’a pu empêcher ni la coopération intrarégionale – y compris sécuritaire – entre les trois voisins, ni leurs projections de développement extrarégional. Ce constat permet à tout le moins de comprendre à quel point le statu quo et le de facto n’ont pas la même implication. Alors que le premier peut se prévaloir d’une certaine légitimité, implicitement admise par les forces en présence, le second relève du fait accompli – et ne dure qu’aussi longtemps qu’il n’est pas contesté par les forces géopolitiques rivales.

En l’occurrence, et malgré les attributs de puissance que reflète la sur-militarisation de l’Asie du Nord-Est, les États-Unis se trouvent dans une position inconfortable, constatant de leurs propres yeux qu’à elle seule, leur puissance militaire ne leur permet plus de présider au sort du monde comme bon leur semble. De plus, dans le contexte mondial actuel où les bouleversements sismiques s’enchaînent dans une accélération vertigineuse, il est aisé de voir, même pour les dirigeants asiatiques les plus farouchement atlantistes, que miser l’avenir de leur peuple sur un hégémon américain usé, qui renaîtrait miraculeusement de ses cendres face à l’Eurasie émergente, comporte un risque inconsidéré.

 

Tito Ben Saba-consultant et analyste géopolitique, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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