05.05.2024 Auteur: Tito Ben Saba

Endiguer la Chine signifie briser l’axe Pékin-Moscou-Téhéran

Endiguer la Chine signifie briser l’axe Pékin-Moscou-Téhéran

En ligne avec la stratégie américaine du « diviser pour mieux régner », caractéristique des visées hégémoniques des Etats-Unis, l’objectif de la stratégie chinoise de Washington est de compartimenter les puissances géopolitiques rivales en exacerbant les antagonismes, dans le but de rompre les continuités géographiques, les partenariats économiques et sécuritaires, ainsi que les affinités idéologiques entre les différents blocs régionaux.

Derrière la stratégie américaine d’endiguement de la Chine se cache l’objectif d’empêcher le développement économique, technologique et scientifique du géant asiatique à bas coût énergétique. Dans ce contexte, il convient de regarder de près les actions de Washington à l’égard des partenaires stratégiques de Pékin que sont Moscou et Téhéran, à travers l’ensemble de l’espace eurasiatique.

Rompre les continuités géopolitiques transrégionales

Dans le bras de fer qui les oppose à Pékin, les Etats-Unis mènent une stratégie de compartimentation des grandes régions du monde, en niant les intérêts géopolitiques qui lient ces régions entre elles.

Plusieurs hauts dirigeants occidentaux ont prétendu que les Etats-Unis étaient entraînés, malgré eux, dans les conflits en cours en Ukraine et au Moyen-Orient, alors que leur préoccupation majeure est de contenir la montée en puissance de la Chine dans l’espace indopacifique.

Cela revient à dire que les Etats-Unis n’ont pas investi de longues années, alimentées de révolutions aux couleurs artificielles et de coups d’Etat propulsés par des centaines de millions de dollars, pour provoquer leur adversaire géostratégique russe, par OTAN et Ukraine interposées. Cela revient aussi à dire que Washington est étranger aux conflits impliquant Israël en Asie de l’Ouest, et n’a jamais balayé à coups de vetos les innombrables condamnations internationales de ce dernier par les divers organes de l’ONU. Cela revient à dire, surtout, que ces deux foyers de conflits, l’Europe et l’Asie de l’Ouest, n’ont pas le moindre lien avec la stratégie américaine d’endiguement de Pékin.

Ces mises en scène de Washington et de ses affidés ne sauraient détourner Pékin des nombreuses ramifications que comporte la stratégie américaine dans tout l’espace eurasiatique. Les politiques américaines agressives à l’endroit de Pékin, qui ont pour objectif d’encercler le géant asiatique tout en vassalisant ses voisins, sont étroitement liées aux manœuvres politiques, économiques et militaires de Washington dans le voisinage de Moscou et de Téhéran.

Entraver ces ambitions « indépendantistes » revient, pour Washington, à briser la continuité géostratégique entre la Chine, la Russie et l’Iran. C’est ainsi que nous assistons à une confrontation eurasiatique sur plusieurs fronts, qui s’étend simultanément de la mer méditerranée à la mer d’Arabie, en passant par le Caucase du Sud et l’Océan indien, et en se prolongeant jusqu’à la mer de Chine orientale.

Briser le partenariat Russie-Chine en mer Méditerranée et en mer Rouge

Fidèles à leur histoire de puissance hégémonique qui ne s’est jamais imposée que par la force armée, les Etats-Unis s’attachent à tisser un réseau d’alliances militaires, fatalement menaçantes, tout autour de leurs adversaires géopolitiques, au premier rang desquels la Chine. Ce mode opératoire fut d’abord appliqué à la Russie, partenaire stratégique de Pékin, la contraignant à sortir de ses gonds, c’est-à-dire de ses frontières, pour défendre son espace de sécurité vital en Europe.

Bien avant le conflit en Ukraine, les innombrables guerres américaines du Moyen-Orient ont amplement contribué à remodeler l’architecture sécuritaire mondiale. Située au carrefour de voies maritimes stratégiques, et truffée de bases militaires américaines, la région d’Asie de l’Ouest contraint les puissances émergentes à d’importantes planifications géostratégiques, ne serait-ce que pour garantir la sécurité de leurs échanges commerciaux et des chaînes d’approvisionnement, notamment énergétique.

Washington, qui a longtemps joui d’une prépotence économique et militaire en méditerranée et en mer Rouge, tente aujourd’hui de saboter la sécurité de ses adversaires géopolitiques sur ces deux voies maritimes. À défaut d’avoir pu empêcher l’implantation militaire russe sur les côtes syrienne et libyenne ou de la base militaire chinoise à Djibouti, les Etats-Unis s’efforcent d’entraver la constitution d’une ligne sécuritaire sino-russe.

La décision américaine de construire un port à Gaza coïncide avec le projet russe de construire une base militaire dans la ville portuaire libyenne de Tobrouk. Parallèlement, le nettoyage ethnique en cours à Gaza traduit une inquiétude américaine grandissante vis-à-vis de la présence militaire russe dans la région. Quant au conflit meurtrier qui secoue le Soudan, il contribue manifestement à empêcher l’établissement d’une base navale russe à Port Soudan, mais aussi à freiner la percée militaire de Moscou sur le continent africain. En d’autres termes, le conflit soudanais semble servir les intérêts de Washington, puisqu’il entrave la continuité militaire navale sino-russe entre le détroit de Bab-Al-Mandeb et la mer Méditerranée.

Toutefois, ces événements n’auront pas eu raison de la présence navale russe en mer Rouge, puisque Moscou a conclu un accord avec l’Erythrée pour y construire une base navale dans l’archipel des îles Dahlak. Ce projet peut en partie expliquer les bombardements répétés de la ville yéménite de Hodeïda, située en face de l’Erythrée, par la coalition en mer Rouge dirigée par les Etats-Unis.

Certes, la signature récente d’un accord naval militaire entre la Turquie et la Somalie, qui s’ajoute à la base navale turque de Mogadiscio, peut-être perçue par la Chine comme un blanc-seing pour l’expansion de l’OTAN dans la corne de l’Afrique, porte d’entrée du Golfe Persique et de l’Océan indien. Mais cette signature semble surtout répondre à l’accord conclu un mois plus tôt entre le Somaliland et l’Ethiopie, accord censé garantir à Addis-Abeba un accès à la mer Rouge (à moindre coût par rapport à l’accès portuaire que lui octroie Djibouti) avec, de surcroît, une présence navale militaire.

En l’état actuel des choses, la continuité sécuritaire sino-russe n’est donc que partiellement garantie sur les rives de la Méditerranée et celles de la mer Rouge. Cela, en gardant à l’esprit que l’Egypte, qui domine le stratégique Canal de Suez, et l’Arabie Saoudite, dont le territoire se déploie tout le long de la mer Rouge, sans oublier l’Ethiopie, géant démographique de la corne de l’Afrique, viennent tous trois de faire leur entrée dans les BRICS.

Déstabiliser la sécurité en Asie centrale et tout autour de l’Iran

La stratégie américaine d’endiguement de Pékin ne s’arrête évidemment pas à la Russie : elle s’étend jusqu’au Golfe persique et à l’Asie centrale, où abondent le pétrole et le gaz, les titanesques projets chinois dans le cadre de la Ceinture et la Route (BRI), ainsi que les partenaires commerciaux et économiques de la Chine, au premier rang desquels l’Iran.

Sa position géographique aux confins du golfe persique dans le sud, et de la mer Caspienne dans le nord, fait de Téhéran une puissance régionale incontournable, située à l’intersection de la Chine, de la Russie et de la Turquie, c’est-à-dire au carrefour des grands enjeux géopolitiques contemporains.

Certes, l’Iran ne possède pas de bases militaires extraterritoriales, mais elle possède un atout géostratégique majeur qui lui permet de projeter sa puissance dans toute l’Asie de l’Ouest, depuis le golfe d’Aden, à travers le mouvement houthi d’Ansar Allah, jusqu’à la Méditerranée orientale, à travers le Hezbollah libanais et les factions d’Irak et de Syrie – sans oublier les factions armées palestiniennes. Ce dénommé « Axe de la Résistance » procure à Téhéran une profondeur stratégique sur plusieurs théâtres d’opérations régionaux : grâce à lui, la Chine jouit indirectement d’un pouvoir de nuisance face aux visées hégémoniques de Washington dans la région.

Les plans du bloc de l’OTAN de déployer une présence militaire en Arménie, le long du corridor de Zanguezour, c’est-à-dire à la frontière nord de l’Iran, sont naturellement perçus par Téhéran comme une provocation américaine inacceptable. Ce corridor azéri-arménien est censé relier le Caucase du Sud à l’Europe (via la Turquie), mais aussi à la Chine (via la mer Caspienne et l’Asie centrale). De toute évidence, une présence de l’OTAN compromettrait la sécurité du commerce régional. Or, il est vital pour la Chine de diversifier ses routes commerciales, compte tenu de la militarisation par Washington de la mer de Chine et de l’Océan indien, voies maritimes par où transite la majorité du commerce chinois avec l’Asie de l’Ouest, l’Afrique et l’Europe.

Sous couvert de sécuriser le Caucase du Sud, ce plan de déploiement de l’OTAN aux frontières de l’Iran vise également à renforcer la position israélienne en Méditerranée, en détournant l’Iran de l’épuration ethnique en cours à Gaza.

C’est à travers le prisme de ces rivalités géopolitiques qu’il faut comprendre les sanctions drastiques imposées à l’Iran, le soutien américain aux soulèvements armés appelant à un changement de régime dans le pays, les attaques terroristes ciblant des sites nucléaires et de défense, voire des représentations diplomatiques. Quant aux insurrections armées des séparatistes du Sistan-Baloutchistan, elles ont l’avantage de créer des tensions à la frontière irano-pakistanaise, non loin du stratégique Détroit d’Hormuz, mais aussi d’entraver la mise en œuvre du corridor économique entre le Pakistan à la région chinoise du Xinjiang. Ce corridor commercial revêt une importance capitale, en ce qu’il permettrait à la Chine de contourner les provocations américaines en mer d’Arabie et dans l’Océan indien, mais aussi de gagner du temps en accédant directement au golfe d’Oman.

A l’instar de la Russie et de l’Iran, la Chine n’a pas échappé aux méthodes de coercition américaines : politiques, économiques, militaires. Ces agissements ont atteint un tel niveau d’hostilité que les Etats-Unis cherchent même à créer des tensions autour du détroit de Malacca, vital pour Pékin.

Pour le moment, Washington poursuit de manière compulsive la militarisation de toute la région d’Indo-Pacifique, tantôt en menaçant de doter la Corée du Sud d’armes nucléaires, tantôt en annonçant l’extension de l’AUKUS à d’autres pays de la région ou le renforcement des bases et des troupes américaines. A cet égard, les déclarations de certaines figures politiques régionales, telles que l’ancien conseiller spécial de Shinzo Abe, interrogent : rarement aura-t-on vu des citoyens aussi fiers de voir leur pays perdre sa souveraineté. Mais il existe aussi des voix lucides, notamment celle de Rodrigo Duterte, ancien président philippin, pour qui « Ce sont les Américains qui poussent le gouvernement des Philippines à chercher querelle et, en définitive, à déclencher une guerre ».

En tout état de cause, des moyens considérables ont été déployés par Washington en vue de priver la Chine de ses appuis logistiques et sécuritaires, et de saboter son architecture mondiale de coopération. Voyant sa position menacée par les projections de pouvoir pluricontinentales de Pékin, Washington cherche à entraver tous azimuts les projets de la nouvelle route de la soie, le renforcement de l’OCS et des BRICS, l’ajustement de l’ordre international aux intérêts du Sud Global, ainsi que le processus en cours de dédollarisation.

En répondant à ces défis géostratégiques majeurs de manière exclusivement belliciste, en écartant toute voie diplomatique et en dédaignant les inquiétudes légitimes de Moscou, Téhéran et Pékin, les Etats-Unis apparaissent paradoxalement très affaiblis, en retard sur leur époque, et à court d’imagination pour renouveler leur place dans le monde. Un constat que les dirigeants de l’UE devraient méditer.

 

Tito Ben Saba-consultant et analyste géopolitique, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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