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Le Tchad se libérera-t-il de ce lourd héritage du passé ?

Viktor Goncharov, 16 décembre 2023

Immédiatement après la mort du président tchadien Idriss Débi, décédé en avril 2021 des suites de blessures subies lors de combats avec des rebelles dans le nord du pays, les militaires ont annoncé la dissolution du parlement et du gouvernement et la constitution d’un Conseil militaire de transition dirigé par son fils, le général Mahamat Idriss Débi, âgé de trente-sept ans.

Ce faisant, les militaires ont ignoré la disposition constitutionnelle selon laquelle, à la mort du chef de l’État, la présidence du pays est temporairement transférée au président de l’Assemblée nationale, qui doit organiser de nouvelles élections dans les 90 jours pour élire un nouveau président, âgé d’au moins 45 ans.

Une fois à la tête du gouvernement de l’État, Mahamat Débi a déclaré son intention d’organiser un « dialogue national inclusif » chargé de parvenir à un consensus populaire sur la réforme constitutionnelle, les élections et d’autres sujets politiques. Par ailleurs, il s’est officiellement engagé à ne pas participer à la prochaine campagne présidentielle. Tout cela a fait germer dans les milieux de l’opposition l’espoir d’une sortie du système de gouvernance autoritaire et d’une amélioration de la situation socio-politique générale du pays.

Le fait est qu’au cours de ses 31 années au pouvoir, Idriss Débi a amené le pays au point où il figure parmi les cinq pays les plus pauvres du monde, bien qu’il soit devenu un exportateur de pétrole depuis 2003, engrangeant grâce à cette matière première environ 60 % de toutes les recettes en devises, qui ont été essentiellement pillées par l’élite militaro-dynastique au pouvoir.

En conséquence, environ 40 % de la population se trouve en-dessous du seuil de pauvreté, avec des revenus inférieurs à 1,9 dollar par jour, seulement 6 % de la population a accès à l’électricité, un habitant sur cinq est alphabétisé, seulement un bébé sur trois est mis au monde sous la supervision d’une infirmière, et l’espérance de vie s’élève à 53 ans, soit l’une des plus faibles au monde.

Cependant, les espoirs de l’opposition d’un changement démocratique majeur au Tchad ne se sont pas réalisés. Tout simplement parce que le nouveau régime militaire, comme l’ont admis certains experts du Centre africain d’études stratégiques des États-Unis, a décidé, pour faire diversion, d’organiser une sorte de « mascarade » de la période de transition et, au lieu d’organiser des élections comme promis, de tenir un forum de soi-disant « dialogue national ». Son objectif consistait à donner l’impression, tant à l’Ouest qu’à l’intérieur du pays, que le régime recherchait véritablement la réconciliation nationale avec tous les partis d’opposition en vue d’élections constitutionnelles plus satisfaisantes.

Le premier pas dans cette direction a été une réunion dans la capitale du Qatar, Doha, en mars 2022, entre les représentants des autorités militaires tchadiennes et les dirigeants d’une cinquantaine de groupes rebelles tchadiens. L’objectif était de solliciter leur implication dans le forum du « dialogue national » à venir. Mais les experts ont constaté que seuls quatre des groupes armés invités à la réunion ont des capacités militaires qui constituent une menace réelle pour N’Djaména.

Il s’agit du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), du Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCSMR), de l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD) et de l’Union des forces de résistance (UFR).

Après de longues tractations qui ont duré près de cinq mois, certaines factions, dont l’UFDD et l’UFR, ont signé un accord de cessation des hostilités avec le Conseil militaire de transition en août, en échange de la libération d’otages et de l’amnistie pour les combattants. D’autres, dont la FACT et la CCSMR, ne faisant pas confiance à la sincérité des intentions et des promesses des hauts gradés de l’armée, ont refusé de le signer.

L’activité suivante du Conseil militaire de transition a été l’organisation d’un « dialogue politique inclusif » à N’Djamena en août 2022, deux mois seulement avant la fin de la période de transition, qui a rassemblé quelque 1 400 participants issus des autorités militaires, de l’opposition politique et armée, des syndicats et des organisations de la société civile.

Entamé le 20 août, le dialogue s’est achevé le 8 octobre par la décision de reporter les élections de 24 mois supplémentaires, confirmant Mahamat Idriss Débi comme « président de transition » pour cette période et l’autorisant à participer en tant que candidat à la présidence.

Cette décision de « dialogue souverain et inclusif » a provoqué une vague d’indignation au sein de l’opposition. L’un de ses représentants, le président du parti Mouvement des patriotes tchadiens pour la république, a déclaré que les résolutions sur ces questions avaient été imposées par les lobbyistes de la junte militaire afin de se maintenir au pouvoir contre la volonté du peuple.

Les experts de l’Institut américain de la paix justifient cette situation par le fait que la plupart des participants à ce forum ont été sélectionnés parmi les partisans ou les personnes directement associées à l’ancien régime autoritaire.

Selon de nombreux observateurs, ce dialogue largement médiatisé a servi de « paravent » à la volonté des milieux militaires de proroger le règne dynastique du clan Débi avec l’assentiment tacite de l’Occident, et en premier lieu de la France.

Témoignant d’un soutien inconditionnel à Mahamat Débi, le président français Emmanuel Macron s’est même assis à ses côtés lors des funérailles d’Idriss Débi, après avoir pris l’avion depuis Paris pour le faire. En faisant l’éloge du défunt, il a clairement indiqué la nature du partenariat franco-tchadien : « Je partage le chagrin causé par la mort d’un ami loyal et d’un allié qui a été le premier à répondre à l’appel des pays de la région pour protéger l’Afrique du terrorisme armé au Sahel en 2013 ».

D’ailleurs, en veillant à ce que « son fidèle ami et allié » rejoigne sa dernière demeure, Macron a déclaré sans hésiter que « la France ne laissera personne remettre en cause la nécessité de maintenir l’intégrité du Tchad, ni menacer sa stabilité aujourd’hui ou demain ».

Quant aux États-Unis, ils n’ont pas qualifié les événements du Tchad de coup d’État car, dans le cas contraire, ils auraient dû suspendre leur aide économique et imposer d’autres sanctions en vertu de la législation américaine, comme ils l’ont fait pour le Mali, le Burkina Faso et le Soudan. Dans ce cas, les États-Unis se sont limités à des déclarations sur la nécessité de maintenir le « dialogue national » et d’organiser des élections générales, ce qui, comme le souligne la publication américaine Responsible Statecraft, ne fait que légitimer dans une certaine mesure les cercles militaires actuels qui ont accédé au pouvoir de manière inconstitutionnelle.

The Economist souligne que les gouvernements occidentaux, en particulier l’Élysée, ferment les yeux sur l’autoritarisme apparent du jeune Débi parce qu’ils craignent que la faillite du régime n’entraîne une guerre civile et un renforcement de l’influence de la Russie dans cette région déjà troublée.

Après les échecs au Mali et au Niger, poursuit l’article, la France estime que forcer Débi à honorer son engagement de ne pas se présenter aux élections présidentielles est « un luxe qu’elle ne peut pas se permettre ».

Dans ce contexte, les nouvelles autorités militaires, appliquant la politique de la carotte et du bâton déjà expérimentée par l’ancien chef de l’État, construisent leurs relations avec l’opposition politique et les chefs des groupes rebelles en fonction de leurs seuls intérêts : elles cooptent dans les structures gouvernementales les membres de l’opposition qui sont disposés à coopérer avec elles selon leurs conditions et sévissent avec brutalité contre ceux qui ne les reconnaissent pas et réclament un régime civil.

En ce qui concerne les dissidents, le 20 octobre 2022, à l’expiration de la période transitoire de 18 mois, les forces de sécurité ont fait usage de gaz lacrymogènes et d’armes à feu pour disperser les manifestations, tuant 128 personnes et en blessant des centaines d’autres, comme l’ont indiqué les dirigeants de l’opposition.

Mahamat Débi a accusé ces manifestants de « sédition » et de tentative de coup d’État. Par ailleurs, selon les autorités, 601 personnes ont été arrêtées dans la région de N’Djamena, dont 83 mineurs, qui ont été emmenés à la prison de haute sécurité de Koro Toro, située dans le désert à 600 kilomètres de la capitale. Au cours de ce procès de quatre jours, 262 personnes ont été emprisonnées pour une durée de 2 à 3 ans, les autres ayant été condamnées à des peines avec sursis ou à l’acquittement.

Cette déclaration du chef de l’État au sujet de la tentative de coup d’État pourrait avoir une part de vérité. Il faut rappeler ici qu’en avril 2021, un groupe d’officiers de l’armée tchadienne dirigé par le général Idriss Abderamam Dicko s’est opposé à la mise en place du Conseil militaire de transition. « Nous nous opposons à cette décision précipitée prise sans débat populaire et appelons ses membres à écouter le peuple tchadien, sans lequel il sera difficile de gouverner le pays », a déclaré le général.

De plus, le 6 janvier dernier, le gouvernement tchadien a déclaré que les forces de sécurité avaient déjoué une tentative de déstabilisation du pays et de remise en cause de l’ordre constitutionnel par un groupe de 11 officiers de l’armée. Elle était dirigée par Baradine Berdeï Targuio, directeur de l’organisation de défense des droits de l’homme, qui avait déjà été condamné à trois ans de prison pour atteinte à l’ordre constitutionnel en février 2021.

A ce propos, les milieux spécialisés estiment que l’accord signé en novembre dernier avec la Hongrie pour l’envoi de 200 forces spéciales au Tchad, soi-disant pour lutter contre le terrorisme et la migration illégale, est en fait destiné à renforcer les mesures de protection du chef de l’État contre un potentiel coup d’État.

En évaluant la récente situation politique intérieure au Tchad et dans ses environs, les analystes estiment que si les autorités de N’Djamena persistent dans leur pratique antérieure de persécution de l’opposition, cela ne fera qu’exacerber une situation déjà complexe et pleine d’explosions inattendues. Ainsi, Cameron Hudson, ancien analyste de la CIA, chef de la division Afrique du Conseil national de sécurité des États-Unis, aujourd’hui grand spécialiste au Centre d’études stratégiques et internationales des États-Unis, la compare « à un baril de poudre qui pourrait exploser à tout moment ».

L’analyste britannique est relayé par The Economist qui, se référant aux récents événements au Gabon, nous rappelle les résultats inattendus auxquels peut conduire un enthousiasme excessif pour l’autoritarisme clanique.

 

Viktor Goncharov, expert de l’Afrique, docteur en économie, spécialement pour le magazine « New Eastern Outlook ».

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