14.09.2023 Auteur: Alexandr Svaranc

Le partenariat avec la Turquie ne réduit pas le rôle de la Russie dans le Caucase du Sud

La rencontre du 4 septembre dernier du président russe Poutine avec son homologue turc Erdogan a récemment été l’objet de vives discussions dans les médias. Dans leurs évaluations, les experts prennent souvent leurs désirs pour des réalités se berçant d’illusions. Parmi ces sujets figurait la perspective du leadership régional dans le Caucase du Sud.

On sait que la visite du chef du MAE turc Fidan à Moscou les 31 août et 1er septembre dernier, à la veille de la rencontre des présidents, avait pour but de préparer le sommet de Sotchi et de convenir de l’ordre du jour des négociations entre les deux leaders. D’après les informations qui ont suivi les réunions à Moscou de Hakan Fidan avec le chef du MAE russe Sergueï Lavrov et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, on pourrait se figurer certains domaines d’accords ultérieurs entre Moscou et Ankara.

Recep Erdogan, à la veille de la visite de son ministre Fidan à Moscou, a déclaré de façon inattendue : « La Turquie ne joue pas seulement son propre jeu, mais elle peut aussi impacter le résultat des jeux qui vont à l’encontre de ses intérêts ». Je ne pense pas que le leader turc ait adressé ses « avertissements sévères » à Moscou parlant de la capacité de la Turquie d’«impacter le résultat des jeux » le changeant en sa faveur. Ne serait-ce que parce que la Russie est absorbée à présent par d’autres « jeux » qui n’ont rien à voir la Turquie. Cependant, ce message d’Erdogan a été une allusion adressée à ses partenaires de négociation pour signaler les « atouts » entre les mains d’Ankara qui pourraient changer le résultat du jeu en sa faveur (qu’il s’agisse des détroits, des exportations d’énergie et du « transit parallèle », de la menace de convois de l’OTAN dans le cadre de l’accord sur la mer Noire, d’une escalade militaire en Transcaucasie, ou de tout cela pris ensemble).

Suite aux négociations avec son collègue turc Hakan Fidan, le chef du MAE russe Sergueï Lavrov a déclaré le 31 août dernier, lors d’une conférence de presse conjointe, qu’il avait discuté de la situation dans le Caucase du Sud et qu’il était confiant dans le rôle constructif d’Ankara dans la normalisation des relations entre Bakou et Erevan. Le ministre russe a ajouté que la Turquie jouerait un rôle constructif dans la mise en œuvre des accords trilatéraux entre les dirigeants de la Russie, de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie sur l’ouverture des communications régionales dans le Caucase du Sud.

Entre-temps, le même jour, le président Erdogan, lors d’un discours prononcé lors de la cérémonie de remise des diplômes à l’Académie navale de l’Université de défense nationale d’Istanbul, a évoqué le « rôle constructif » de la Turquie dans le Caucase du Sud lors de la deuxième guerre du Karabakh en 2020. Il a noté : « Dans la lutte pour la libération des terres occupées de l’Azerbaïdjan, nous sommes, sans hésitation, venus en aide à nos frères avec toutes nos capacités. Ainsi, avec nos frères azerbaïdjanais, nous avons assuré la libération du Karabakh ».

Bien entendu, ce « rôle constructif » de la Turquie dans le Caucase du Sud ne contribuera probablement pas à la normalisation des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais il pourrait conduire à une nouvelle escalade des tensions militaires dans le cadre des tentatives de résoudre par la force l’ouverture des communications régionales où le principal centre d’intérêt d’Ankara et de Bakou se réduit au corridor de Zanguezour. En outre, la Turquie est l’un des rares pays à soutenir résolument et publiquement le blocus du corridor de Lachin allant de l’Arménie au Karabakh par l’Azerbaïdjan, en violation des accords tripartites mentionnés ci-dessus.

La Turquie n’est pas partie (signataire) aux accords entre la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Comment jouera-t-elle un « rôle constructif » dans leur mise en œuvre ? Certains suggèrent qu’il s’agit d’une pression sur l’Arménie et d’une intégration forcée du Karabakh à l’Azerbaïdjan. Mais cela garantira-t-il la paix et la sécurité dans la région dans un avenir proche ?

Dans les médias russes, dans ce contexte, l’opinion d’un expert bien connu qui est un ancien fonctionnaire de l’Administration du Président de la Fédération de Russie, Modest Kolerov, a récemment été publiée. Il estime que l’Azerbaïdjan ne prolongera pas le séjour des soldats de maintien de la paix russes dans le Haut-Karabakh et la Russie sera contrainte de quitter cette province (d’ailleurs, Bakou n’a jamais signé le mandat des forces de maintien de la paix russes et n’a pas délégué de pouvoirs aux Russes). Kolerov estime que la Russie a assuré ses intérêts militaires en Transcaucasie en possédant des bases en Abkhazie et en Ossétie du Sud. En conséquence, selon lui, la base militaire russe en Arménie a perdu sa raison d’être et devra disparaître, tout comme les gardes-frontières russes. Modest Kolerov associe ce résultat à la politique pro-occidentale du Premier ministre arménien Nikol Pachinian. Il semblerait qu’Erevan se soit orienté vers l’OTAN et que la Turquie, en tant que membre de cette alliance, devienne le principal arbitre en Transcaucasie.

Eh bien, que peut-on dire ? Ce n’est pas l’Arménie qui a amené la Turquie à Aghdam en tant que participant au soi-disant centre de surveillance du Karabakh. L’entrée de la Turquie en Azerbaïdjan et en Géorgie a résulté de la faiblesse du centre (la Russie) après l’effondrement de l’URSS. Deux siècles se sont écoulés et les Turcs sont entrés dans le Caucase, arrosé du sang de soldats russes. L’historien russe Nikolaï Karamzine a noté un jour dans sa lettre à l’empereur Alexandre Ier : « Même un monarque autocratique n’a pas le droit de céder des terres abondamment arrosées de sang russe… » Apparemment, M. Kolerov a « oublié » cette leçon de l’histoire nationale.

La Russie peut bien sûr espérer en paroles le « rôle constructif » de la Turquie dans les affaires du Caucase du Sud, mais ces aspirations à un arbitre turc risquent de se solder par une intervention des leaders de l’OTAN. Le fait est que l’alliance turco-azerbaïdjanaise déclenchera la stratégie du Touran et le mouvement vers l’Est. Le Kazakhstan achète déjà deux nouveaux pétroliers d’une capacité de 8 tonnes chacun pour exporter son pétrole en contournant la Russie via la mer Caspienne vers l’Azerbaïdjan, la Turquie et l’Europe. Ces « tendances de contournement » continueront à se renforcer dans les jeux géopolitiques d’Ankara après avoir fait leurs preuves définitives en Transcaucasie et en Asie centrale. L’Organisation des États turciques (OTS), créée par la Turquie après la défaite du Karabakh, acquiert une nouvelle dynamique dans le monde turcique.

Entre-temps, les bases militaires en Abkhazie et en Ossétie du Sud, deux pays semi-reconnus, ne sont en aucun cas capables d’empêcher purement géographiquement la progression de l’OTAN (et de la Turquie en particulier) vers l’Est. C’est pour cela que l’opinion de Kolerov sur l’opportunité du retrait de la Russie d’Arménie est à peine compatible avec les véritables intérêts russes. Car l’Arménie pourrait se révéler un avant-poste non pas de la Turquie, en tant que membre de l’OTAN, mais plutôt des États-Unis et de la France, qui y déploieraient leurs propres bases militaires. Ce qui aggraverait encore la situation dans la région, contrairement aux intérêts de la Russie. Tout comme la Turquie est devenue l’arbitre dans les Balkans, elle deviendra le « maître » du Caucase. Les États-Unis préféreront la politique d’endiguement des ambitions de la Turquie en Arménie, tout comme à l’égard de la Grèce.

Cependant, lors des négociations de Sotchi, le président russe, ayant hautement apprécié le niveau des relations russo-turques sur un large éventail de coopération (de l’économie à la sécurité régionale), n’a en aucun cas proposé à la Turquie de prendre sa place dans la Transcaucasie (même si, bien entendu, la situation dans la région n’est évidemment pas ignorée par les leaders des deux pays). La Russie prend en compte la réalité actuelle des relations stratégiques entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. En conséquence, on s’attend à une participation constructive d’Ankara à la normalisation de la situation dans le Caucase du Sud, au renforcement de la sécurité régionale et au déblocage mutuellement bénéfique des communications régionales dans l’intérêt de tous les participants au processus de négociation sans ingérence des forces extérieures.

Cette plateforme, en plus du format de négociations bilatérales Russie-Turquie, pourrait découler de l’initiative diplomatique de la Turquie au format « 3+3 » (Russie, Turquie, Iran + Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie). Ce n’est pas un hasard si, après la visite du chef du MAE turc Hakan Fidan à Moscou, il a effectué un voyage à Téhéran pour négocier avec son homologue iranien Amir Abdollahian, où les parties ont eu l’occasion de discuter du thème de la paix régionale dans le Caucase du Sud. Et suite à ces négociations, peu après la rencontre de Recep Erdogan avec Vladimir Poutine, le président iranien Ebrahim Raïssi devrait se rendre en Turquie.

Le fait que la nouvelle diplomatie russe tente de transformer les stéréotypes historiques des relations conflictuelles avec la Turquie en une coexistence pacifique et une coopération mutuellement avantageuse est un message important visant à favoriser une approche similaire de la part de la Turquie (y compris dans le Caucase du Sud). Ainsi la Russie propose à la Turquie de jouer un « rôle constructif » en Transcaucasie, sans pour autant chercher à céder sa place à un membre de l’OTAN.

 

Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »

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