06.10.2023 Auteur: Alexandr Svaranc

La lire turque s’effondre de plus en plus, or, Erdoğan se précipite vers l’étendue du Grand Touran…

lire turque

Apparemment, la crise financière ne se produit pas du jour au lendemain, car elle est précédée par toute une série d’événements et de mauvaises décisions liées aux conditions du marché financier, aux contradictions de la politique financière interne et au diktat externe des monnaies mondiales, aux erreurs commises par le propre gouvernement, etc.

Les experts financiers sont évidemment capables d’écrire des manuels (traités) entiers pour expliquer les raisons qui conduisent à une crise financière. Cependant, les hommes politiques ignorent souvent les arguments scientifiques de leurs propres experts ou d’autres experts, parce qu’ils partent du principe que « la fin justifie les moyens », autorisent l’ingérence du gouvernement dans les affaires économiques et prennent des mesures populistes afin d’obtenir des résultats temporaires. Certes, au final, ils rapprochent sans le vouloir le moment des changements infructueux, lorsque, comme on dit, « les finances coulent à pic », le marché dégénère, l’inflation bat de nouveaux records, les prix augmentent de façon inaccoutumée, et la société souffre invariablement sous le poids de nouveaux défis causés par le chômage et l’appauvrissement.

Recep Erdoğan est peut-être le brillant géopoliticien de la Turquie en ce premier quart du XXIe siècle, mais il n’est pas, hélas, l’économiste le plus performant. La crise financière et économique actuelle de la Turquie a été largement aggravée par les événements du tremblement de terre dévastateur du début de l’année 2023, mais ses contours avaient déjà été visibles auparavant dans les tentatives de se bercer d’illusions. Aujourd’hui, la livre turque bat de nouveaux records et se vend à 27,5 pour 1 dollar américain. En conséquence, le taux d’intérêt de la Banque centrale turque augmente également, atteignant déjà 30 %.

Il est clair que si une crise financière ne se produit pas du jour au lendemain, la stabilisation du marché financier ne se fait pas rapidement non plus. Il faut du temps, une concentration des efforts du gouvernement et des entreprises, tout un processus de mesures coordonnées, dures, impopulaires et à long terme. C’est en fait ce que fait le bloc financier du gouvernement turc, représenté par le duo principal composé du ministre des Finances Mehmet Şimşek et du gouverneur de la Banque centrale Hafize Gaye Erkan.

Cependant, les échecs financiers et la crise prolongée n’ont eu pratiquement aucun impact sur la politique étrangère ambitieuse du Président Erdoğan (y compris la participation et la complicité dans les conflits locaux et régionaux en Syrie, en Libye et au Karabakh). Bien entendu, les autorités turques poursuivent cette politique dans les régions voisines non seulement dans l’espoir d’un défilé de victoire de vaillants guerriers en suivant le principe du célèbre héros littéraire d’Alexandre Dumas, le Mousquetaire Porthos (« Je me bats parce que je me bats »). M. Erdoğan est à cet égard très pragmatique, calculateur et agressif.

La Turquie compte entrer dans le nouveau siècle de son histoire républicaine avec une stratégie revancharde de néo-ottomanisme et de néo-pantouranisme. Les Turcs sont bien conscients que pratiquement aucun État du monde moderne, ayant fait partie de l’Empire ottoman, ne sera favorable à la montée du nouvel empire turc et ne tombera sous son influence. Toutefois, cela ne signifie pas que parmi ces pays, il n’y en a aucun qui soit significativement plus faible que la Turquie et dont la vulnérabilité pourrait être utilisée très efficacement par Ankara pour mettre en pratique ses ambitions dans la nouvelle direction géopolitique de l’activité turque.

La Turquie ne peut pas et ne veut pas restaurer toute la géographie du défunt Empire ottoman. Il est important pour la Turquie de perpétuer les traditions impériales de l’État ottoman et de définir une nouvelle orientation prioritaire pour son ascension dans le club des grandes puissances. Et cette direction, c’est l’Est et le Nord-Est dans le cadre de la stratégie du néo-pantouranisme.

En Syrie, le Président turc Erdoğan a profité de l’internationalisation du conflit intra-syrien et des interventions extérieures pour faire entrer ses troupes dans les régions septentrionales de la République arabe syrienne (SAR). La partie turque invoque la menace du séparatisme kurde comme la raison d’être de son intervention. En réalité, M. Erdoğan planifie et met en œuvre une politique visant à modifier l’ethnographie de la zone frontalière syrienne, en remplaçant les Kurdes par des Turkmènes, ce qui constituera une nouvelle tête de pont pour le panturquisme au Moyen-Orient et la participation au contrôle du transit pétrolier. La Syrie ne peut pas régler seule ses relations avec la Turquie, mais elle est aidée par un processus de négociation impliquant la Russie et l’Iran.

La prochaine orientation stratégique de la Turquie est le Caucase du Sud. M. Erdoğan voit la faiblesse évidente de l’Arménie, sa vulnérabilité géographique, sa faible population, l’absence de grands volumes de matières premières stratégiques, sa « solitude » dans le sens d’un manque d’alliés militaires puissants et d’une gouvernance interne inefficace. Ces caractéristiques suffisent pour élaborer une politique agressive à l’égard de la petite et faible Arménie, dans le sens d’une solution armée de la question du Karabakh en faveur de l’Azerbaïdjan turcique. Toutefois, l’objectif de la Turquie dans le conflit prolongé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabakh n’est pas tant la province historique arménienne elle-même, qui a été intégrée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan en 1921 non sans la participation de la Turquie, que le contrôle du corridor du Zangezur.

Une option énergique consistant à arracher le corridor de Zangezur dans le sud de l’État arménien encore existant aidera la Turquie à s’assurer la voie de communication géographique la plus courte avec la communauté des républiques turciques nouvellement créées dans le sud post-soviétique, de Bakou à Tachkent. Entre-temps Erdoğan relie extérieurement le corridor de Zangezur au mégaprojet chinois « Une ceinture, une route », nourrissant prétendument de grands espoirs de relier Pékin à Londres à travers la « ceinture turque ». En réalité, la Turquie vise l’accès au Touran (Turkestan occidental et oriental).

Cette stratégie n’est plus le fruit des fantasmes des théoriciens turcs ou une pièce d’archive remontant au règne des Jeunes Turcs, mais bien la diplomatie pratique de la Turquie en ce nouveau siècle, qualifié par le prédécesseur d’Erdoğan, le Président Turgut Özal, comme le « siècle en or des Turcs ». En même temps, Ankara est très calculatrice dans ses attentes économiques, car les Turcs sont bien conscients que le succès en géopolitique dépend du pragmatisme en géoéconomie. Les pays turciques de l’espace post-soviétique disposent de réserves assez importantes de matières premières stratégiques (pétrole, gaz, uranium, métaux non ferreux et rares, coton, etc.) et d’une population nombreuse. Il s’agit d’une région énergétique compétitive qui a besoin d’un accès stable aux marchés mondiaux. La Turquie sera la plaque tournante qui pourra amener les autres pays de l’Organisation des États turcs (OET) (y compris le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan) aux marchés de l’Europe et du Moyen-Orient, en plus de l’Azerbaïdjan. Dans l’ensemble, ce mouvement vers l’Orient turcique permettra à la Turquie de créer un nouveau marché économique et de minimiser la présence géopolitique de la Russie, de l’Iran et de la Chine.

Recep Erdoğan, comme ses homologues des pays voisins, comprend parfaitement que la position économique et géographique favorable de l’État ne donne ses fruits que si la position elle-même est exploitée efficacement. À cet égard, la Turquie s’efforce de concentrer sur son territoire toutes les communications commerciales internationales de transit importantes. Le corridor de Zangezur implique le transit de marchandises en provenance de Russie et de Chine. Par ailleurs, conscient des perspectives de croissance économique de l’Inde, le Président Erdoğan vise un partenariat avec New Delhi afin d’identifier une voie de transit stratégique partant de l’Inde et passant par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et Israël, pour aboutir à la Turquie et à l’Europe.

L’Iran résistera-t-il à l’ouverture du corridor de Zangezur en Arménie sous le contrôle du tandem turco-azerbaïdjanais (par conséquent Touranien) ? Cette question trouvera sa réponse dans les événements qui suivront la réunion des dirigeants arméniens et azerbaïdjanais à Grenade, prévue pour le 5 octobre prochain. La position officielle de Téhéran (du guide suprême, L’Ayatollah Khamenei, au Président Ebrahim Raïssi en passant par le ministre des Affaires étrangères Amir Abdollahian) sur l’inadmissibilité de changements dans la géographie et la souveraineté actuelles de l’Arménie est connue. Les Perses menacent d’entrer en guerre sous prétexte de lutter contre les intrigues sionistes et d’annuler les projets d’Ankara et de Bakou concernant le corridor du Zangezur.

Toutefois, les mots ne prennent de la force que lorsqu’ils se traduisent par des actions réelles. Le transfert de troupes et d’équipements le long des rives de l’Araxe a été observé jusqu’à présent. L’Iran, bien entendu, ne se préoccupe pas du sort de l’Arménie, mais plutôt de sa propre sécurité, des menaces de renforcement du vecteur touranien au nord de ses frontières et de la croissance évidente de l’ethno-séparatisme azerbaïdjanais à l’intérieur du pays, dont le centre se trouve à Tabriz. Enfin, les Perses se rendent compte que leur rejet de l’Arménie en faveur du renforcement de la Turquie entraînera la perte du corridor de Zangezur pour le transit indo-iranien, et que l’Arménie elle-même deviendra un pont entre la Turquie et le reste du monde turcique.

De leur côté, les États-Unis ne sont pas particulièrement intéressés par une modification de la géographie du Caucase du Sud ou, plus précisément, par la chute de l’Arménie sous les coups de la Turquie et de l’Azerbaïdjan. Le fait est que les États-Unis, comme tous les empires, procèdent selon le principe « diviser pour régner ». En conséquence, Washington ne se féliciterait pas d’un renforcement supplémentaire de la Chine, à savoir du transit de marchandises par la « ceinture turque » vers le marché européen financièrement prospère. Les États-Unis ne sont pas particulièrement intéressés non plus par l’augmentation du volume de transit de la Russie par le corridor de Zangezur. Enfin, les États-Unis n’ont pas l’intention de renforcer la Turquie et d’en faire un nouveau concurrent dans les régions stratégiquement importantes du Caucase du Sud et de l’Asie centrale.

Par ailleurs, après sa courte visite dans l’enclave azerbaïdjanaise de Nakhitchevan le 26 septembre dernier, Recep Erdoğan a déclaré que si l’Arménie refusait d’ouvrir le corridor de Zangezur, cette voie de transport passerait par l’Iran. Dans les mois qui ont suivi son investiture, Erdoğan s’est engagé dans une diplomatie active avec ses partenaires iraniens sur cette question. Comme on le sait, au cours de l’été dernier, le langage de la « pression turque » a été utilisé contre l’Iran par l’intermédiaire du Pakistan (refus de construire un gazoduc entre l’Iran et l’Inde via le Pakistan, motivé par la crainte d’Islamabad des sanctions américaines) et de l’Afghanistan (provocations à la frontière au motif de la question de l’eau). Il faut comprendre que la Turquie promet à l’Iran des dividendes financiers considérables en cas d’accord sur le corridor de Zangezur ou de Tabriz. Mais l’Iran, incomparablement plus puissant que l’Arménie, l’acceptera-t-il (le corridor risquerait d’ailleurs s’avérer dépendant des humeurs de Téhéran) ?

Dans le même temps, le dirigeant turc considère l’ouverture du corridor de Zangezur à travers la faible Arménie comme une question stratégique pour Ankara et Bakou, tout en promettant aux Arméniens l’ouverture parallèle du corridor de Lachin vers le Karabakh (bien que le sujet de Lachin ait été abordé dans la célèbre déclaration trilatérale en ligne du 9 novembre 2020 par la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie). Entre-temps, après la tragédie bien connue du 19 septembre dernier, des flots de personnes déplacées arméniennes du Haut-Karabakh affluent en Arménie. Dans ce cas, quel serait l’intérêt du corridor de Lachin s’il n’y a plus d’Arméniens au Karabakh ?

Tout ceci suggère que les enjeux de la compétition régionale et mondiale dans une géographie donnée ne font que croître. La Turquie, avec sa diplomatie flexible, sera en mesure de tirer le maximum (que ce soit militairement ou diplomatiquement) de la situation actuelle relative au corridor de Zangezur.

Qu’en est-il de la Russie ? À mon avis, la Russie observe toujours les événements, et elle interviendra si besoin est. Malheureusement, la perte du Karabakh arménien permet à la Turquie et au bloc de l’Otan d’accélérer le retrait de la Russie de l’Arménie, ce qui entraînera la perte (ou une sérieuse réduction) de l’influence de la Russie dans le Caucase du Sud et en Asie centrale. L’Otan, reposant sur les épaules de la Turquie, pourrait pénétrer dans l’espace sud post-soviétique. Moscou ne peut ni ne doit permettre que cela se produise.

 

Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook ».

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