14.03.2024 Auteur: Viktor Goncharov

La Corne de l’Afrique dans le bourbier des rivalités géopolitiques Quatrième partie : l’influence invisible d’Abou Dabi et la position de ses voisins immédiats

Somaliland

Selon The Economist, les EAU, qui entretiennent des liens étroits non seulement avec Addis-Abeba mais aussi avec le Somaliland, ont joué un rôle de médiateur dans la signature du mémorandum discuté par tous. De ce point de vue, une base militaire éthiopienne au Somaliland pourrait constituer une nouvelle étape dans le renforcement de l’influence d’Abou Dabi dans la Corne de l’Afrique et dans la région du Golfe Persique en général.

Il convient de noter qu’Abou Dabi se penche sur cette question depuis plusieurs années. En mars 2017, les Émirats arabes unis ont convenu avec les autorités du Somaliland du déploiement d’une base militaire et de la construction d’un centre commercial dans la zone portuaire de Berbera, pour un coût total de 442 millions de dollars.

Simultanément, en avril de la même année, un accord a été signé avec l’administration d’une autre région semi-autonome du Pount pour construire le port de Bosaso pour un coût de 336 millions de dollars. Les deux installations devaient être louées à des entreprises des Émirats arabes unis pour une durée de 30 ans.

Toutefois, les obstacles juridiques créés par le gouvernement Farmaajo, arrivé au pouvoir cette année-là avec le soutien du Qatar et de la Turquie, ont contrarié les plans d’Abou Dabi et entraîné un sérieux refroidissement des relations. Une autre pierre d’achoppement dans les relations de la Somalie avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite a été le refus de M. Farmaajo de soutenir la décision des quatre pays (Bahreïn, Égypte, Émirats arabes unis et Arabie saoudite) de rompre leurs relations diplomatiques avec le Qatar, accusé de financer des groupes islamistes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Mais, fait remarquable, les États somaliens dits semi-autonomes du Somaliland et du Pount se sont rangés du côté des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite sur cette question. Ce n’est qu’après le retour au pouvoir du Premier ministre Hassan Sheikh Mohamoud en 2022 que les relations de la Somalie avec ces pays se sont normalisées.

Mais malgré toutes ces vicissitudes, selon la publication américaine The Responsible Statecraft, ce petit État riche est devenu un acteur politique majeur dans la Corne de l’Afrique, qui utilise ses vassaux, y compris les organisations séparatistes, pour atteindre ses objectifs. Les Émirats arabes unis soutiennent et arment non seulement l’Éthiopie, mais aussi Les Forces de soutien rapide (FSR) du général Hemedti au Soudan. Ils contrôlent également de nombreux ports sur la côte de la mer Rouge.

En même temps, ils agissent ici sans se soucier de Washington. Ce n’est que récemment qu’ils ont été critiqués pour leur soutien aux séparatistes en question. Malgré cela, leur commandant, le général Hemedti, a effectué une tournée dans plusieurs capitales africaines à bord d’un avion de la UAE Royal Airline en janvier de cette année, dans le but d’être reconnu comme un acteur politique légitime au Soudan.

Outre sa situation géographique stratégique, l’Éthiopie, partenaire de premier plan dans la Corne de l’Afrique, attire les Émirats par ses perspectives de croissance démographique et économique. En 2022, leur chiffre d’affaires commercial (hors pétrole) avec l’Éthiopie s’élevait à 1,4 milliard de dollars. La même année, leurs investissements dans le développement de 113 entreprises des secteurs pharmaceutique, chimique, de l’aluminium, de l’alimentation et des boissons ont atteint 2,9 milliards de dollars.

Addis-Abeba reçoit une assistance militaire des EAU pour l’aider à maintenir ses capacités de défense, ce qui est crucial à la lumière de la situation complexe dans la Corne de l’Afrique, d’autant plus que des pays comme l’Égypte et le Soudan soutiennent des groupes rebelles éthiopiens dans l’espoir d’affaiblir sa position dans les négociations sur l’utilisation des eaux du Nil Bleu.

Lors de la visite officielle du président des Émirats arabes unis, Sheikh Mohammed ben Zayed Al Nahyane, en Éthiopie en août 2023, 17 protocoles d’accord ont été signés pour promouvoir la coopération dans les domaines de l’économie, de la finance, de l’agriculture, de l’industrie, de la santé, de l’éducation, de l’environnement et d’autres domaines, reflétant la « nature spéciale des relations » entre les Émirats arabes unis et l’Éthiopie, selon Sheikh Shakhboot Nahyan Al Nahyan, ministre d’État des Émirats arabes unis auprès du ministère des Affaires étrangères.

Quant aux voisins les plus proches de l’Éthiopie, qui ont activement critiqué le mémorandum Éthiopie-Somaliland, la position de Djibouti est déterminée par la crainte de lourdes pertes financières. En effet, le port maritime de Djibouti, modernisé avec l’assistance technique d’entreprises chinoises, traite, selon diverses estimations, entre 80 et 90 % du chiffre d’affaires du commerce extérieur de l’Ethiopie, pays qui dispose d’un immense marché intérieur, et le passage d’Addis Abeba au port de Berbera entraînera une forte baisse des revenus de Djibouti.

Selon un analyste américain, alors que la Somalie, déchirée par des conflits internes, est largement guidée par les donateurs étrangers, les dirigeants de Djibouti, qui accueillent sept bases militaires étrangères et perçoivent 350 millions de dollars par an en guise de loyer, profitent de leur position stratégique extrêmement importante pour choisir leurs alliés en toute discrétion, en fonction de ce qui leur apportera le plus de bénéfices et sans tenir compte de leur affiliation politique.

Il cite un exemple notable à cet égard. Alors que les élections somaliennes de 2021 ont fait l’objet de vives critiques de la part de Washington, les Etats-Unis n’ont pas vu de violation des postulats américains de la démocratie dans les résultats de l’élection pour le cinquième mandat du président djiboutien Ismaïl Guelleh, boycottée par la majeure partie de l’opposition. Malgré les violations flagrantes du processus électoral, les États-Unis l’ont officiellement félicité pour sa réélection.

Les relations de l’Ethiopie avec l’Érythrée, géopolitiquement dans l’orbite de l’influence du Qatar et de l’Arabie Saoudite, sont plus compliquées. Quant à la visite de son président Isaias Afwerki en Russie et en Chine en mai et juillet 2023, elle aurait pour but, selon l’American Institute of Peace, de tenter d’obtenir le soutien de ces grandes puissances dans le cadre de la détérioration des relations avec Addis-Abeba.

Selon les experts de la publication néerlandaise Global Voices, le dirigeant érythréen, qui tente de se positionner comme un acteur politique de premier plan dans la Corne de l’Afrique, a récemment commencé à entraîner les milices amhara, qui font partie du groupe armé FANO hostile à Abiy Ahmed, afin de disposer d’un outil pour influencer ce dernier dans la résolution des problèmes de l’ensemble de la région.

La tension inattendue des relations entre les dirigeants des deux États voisins, qui étaient alliés pour ramener l’ordre dans la région du Tigré il y a environ un an, est due au fait que le président érythréen a le sentiment d’avoir été mis à l’écart lors des pourparlers de paix de Prétoria et que les intérêts de l’Érythrée n’ont pas été pris en compte, en dépit de sa contribution majeure à la victoire.

En évaluant la situation émergente dans la Corne de l’Afrique, on doit supposer que si l’Éthiopie, l’Érythrée, Djibouti, la Somalie et le Somaliland étaient auparavant, comme l’ont noté les chercheurs, « sainement prudents » dans leurs relations avec les acteurs extérieurs, ils les accueillent aujourd’hui avec enthousiasme, espérant maximiser leurs avantages économiques ou politiques en exploitant les rivalités qui existent entre eux.

 

Viktor GONCHAROV, expert africain, docteur en économie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

Articles Liés