L’activité de politique extérieure turque et l’orientation vers la restauration de la puissance néo-ottomane sous la direction du président Erdogan entrent dans une crise. Autrement dit, la crise financière et économique progressive en Turquie pourrait être complétée par une « stagnation diplomatique » due à un certain nombre de circonstances.
Le thème de l’expansion de l’OTAN vers l’Est, qui a changé le vecteur vers les pays de l’Europe Occidentale (ou plutôt septentrionale) en faveur de la Finlande et de la Suède, a suscité de manière inattendue l’opposition du membre le plus oriental de l’alliance, en la personne de la Turquie. Ankara, utilisant son influence dans le camp turcique des États (en particulier en Hongrie, membre de l’OTAN et observateur auprès de l’Organisation des États turciques, OTS), a en fait créé une fraction opportuniste au sein de l’Alliance de l’Atlantique Nord.
Comme on le sait, en fonction de la réaction de la Turquie, jusqu’au 4 avril 2023, la Hongrie allait prendre sa propre décision sur l’adhésion de la Finlande à l’OTAN. Dès qu’Ankara avait accepté d’admettre Helsinki dans l’alliance, Budapest a confirmé cette décision par un vote positif de son propre parlement. Parallèlement, Viktor Orban a immédiatement « oublié » ses prétentions à l’égard des Finlandais concernant les traditions familiales, les attentes financières, etc. Cependant, dans la situation avec la Suède, le problème est toujours en suspens en attente d’un changement dans les relations entre la Turquie et la Hongrie. La synchronisation du comportement politique d’Ankara et de Budapest (Erdogan et Orban) crée un grave problème de scission interne pour l’OTAN.
Cependant, les allégations selon lesquelles ce comportement de la Turquie et de la Hongrie serait motivé par une prétendue ingérence russe sont dénuées de tout fondement. En particulier, ces deux États ont donné leur consentement à l’adhésion de la Finlande à l’OTAN, ce qui a porté un grand préjudice aux intérêts de sécurité stratégique de la Fédération de Russie, en nous confrontant à près de 1 500 kilomètres supplémentaires de frontière directe avec un membre de l’Alliance de l’Atlantique Nord.
La Turquie a tantôt des récrimination contre la Suède concernant le problème kurde (l’abri prétendument offert à des terroristes et séparatistes kurdes, ou la lutte insuffisante contre ce phénomène), tantôt ce sujet passe au second plan, laissant place à de nouvelles demandes. Par exemple, en ce qui concerne l’assistance de Stockholm sur le chemin d’Ankara vers l’adhésion à l’UE, ou l’obtention d’un régime sans visa pour les citoyens turcs pour visiter les pays de l’UE, ou encore un soutien financier impressionnant à l’économie turque qui souffre de la crise, et, enfin, un mécontentement face aux actions antiturques et anti-islamiques périodiques en Suède.
La Hongrie semble n’avoir rien à voir avec le problème kurde, ni avec le sujet de l’adhésion à l’UE, ni avec l’Islam. Et pourtant, Budapest synchronise son attitude sur la question de l’adhésion de la Suède à l’OTAN avec la Turquie, apparemment basée sur la ligne de conduite convenue avec Ankara dans le cadre de l’OTS et comptant sur les exportations de gaz via le « transit turc » malgré les sanctions antirusses des États-Unis et de l’Occident collectif.
A partir du 1er octobre de cette année, le parlement turc a repris les travaux après les vacances d’été. Le mois d’octobre s’approche déjà de sa fin, mais la TBMM (Grande Assemblée nationale de Turquie) n’a pas pris de décision définitive sur le sort de la Suède, malgré les assurances que le président Erdogan avait donné à ses partenaires de l’alliance lors du dernier sommet du bloc militaire à Vilnius en juillet dernier.
On a souvent estimé (y compris dans nos articles) qu’Erdogan avait très probablement lié la question suédoise à la livraison par les États-Unis de 40 chasseurs F-16 modernisés et de pièces de rechange supplémentaires pour un montant total de 20 milliards de dollars et à la fourniture d’une aide financière tangible par les Américains à l’économie turque. A ce jour, à l’exception de la neutralisation du président de la Commission des relations internationales du Sénat américain, Robert Menendez (qui avait bloqué la fourniture d’une aide militaire à la Turquie en raison des menaces d’Ankara contre Athènes), Erdogan n’a toujours pas reçu de réponse positive de Washington concernant les fameux chasseurs. Ce comportement des États-Unis ne permet pas au dirigeant turc de donner son « feu » vert à une décision positive de la TBMM sur le statut de la Suède.
Dogu Perencik, homme politique bien connu en Turquie et leader du parti Patrie, qui a des opinions nationalistes et prétendument sociales-démocrates (mais qui cherche plutôt des forces extérieures pour maintenir son statut en Turquie), affirme que la Turquie refusera d’admettre la Suède au sein de l’OTAN. Cependant, M. Perencik est un homme politique en marge en Turquie et ne dispose même pas d’une seule voix dans la nouvelle composition du parlement turc. Par conséquent, il est peu probable que l’opinion de cet homme politique (tant sur la Suède que sur le prétendu retrait de la Turquie de l’OTAN) devienne décisive dans la position officielle d’Ankara.
En ce qui concerne les déclarations de Perencik sur le retrait de la Turquie de l’OTAN, il convient de se demander pourquoi Ankara, si elle adhère à cette approche, est-elle si préoccupée par son rôle dans cette alliance en termes d’influence sur l’adhésion de la Suède et d’autres questions ?
Par ailleurs, si la Turquie s’oppose à l’expansion de l’OTAN vers l’Est et prépare son retrait de l’alliance, comment Ankara fait-elle pour promouvoir l’OTAN (ses armes, son système de formation des troupes, ses exercices militaires réguliers avec sa propre participation et même le déploiement permanent d’unités turques) dans le sud-est post-soviétique ? Par exemple, en Azerbaïdjan (Nakhitchevan), au Kazakhstan, au Kirghizistan et en Ouzbékistan sous l’égide de l’OTS ? Ce n’est pas l’Arménie, mais bel et bien la Turquie et l’Azerbaïdjan qui promeuvent véritablement l’OTAN dans le Caucase du Sud. Ce sont des drones turcs (c’est-à-dire ceux de l’OTAN) et d’autres types d’armes qui sont transférés vers lesdits pays turciques de la CEI et même de l’OTSC (étant donné que le Kazakhstan et le Kirghizistan, après tout, sont de jure et de facto membres de l’OTSC).
Entre-temps, des représentants influents de la majorité au parlement turc estiment qu’Ankara pourrait ne pas remplir les espoirs de l’OTAN relatifs à la Suède en octobre de cette année. Que s’est-il donc passé en octobre et qu’est-ce qui pourrait changer ensuite ? Le fait est qu’aujourd’hui le monde est confronté à un nouveau conflit régional au Moyen-Orient, qui a une longue histoire. Il s’agit d’un conflit entre le Hamas et l’Israël, susceptible de déclencher un drame régional impliquant plusieurs pays du Moyen-Orient (Liban, Irak, Syrie, Yémen, Égypte, Jordanie, Arabie Saoudite et Iran). En conséquence, le conflit au Moyen-Orient ne restera pas sans l’attention et l’intervention des grands acteurs mondiaux (par exemple les États-Unis à l’Ouest et la Chine à l’Est).
Aujourd’hui, la Bande de Gaza s’avère être une « ligne nerveuse » sur la voie de la mise en œuvre de projets mondiaux de commerce et de transit multimodaux (tels que le méga-projet chinois « Une ceinture, une route » et «Transit indien »). Il s’agit de déterminer les futures routes de communications commerciales probables menant de la Chine et de l’Inde vers l’Europe via le Moyen-Orient ou le Grand Moyen-Orient (Caucase russe), étant donné que la Russie a été temporairement retirée par l’Occident collectif, dirigé par les États-Unis, du schéma de transit dû à l’opération militaire spéciale en Ukraine.
La Turquie a sa propre idée de participation à ces projets, car M. Erdogan essaie non seulement de « s’asseoir sur plusieurs chaises » (États-Unis, UE, Royaume-Uni, Chine et Russie), mais aussi d’« attirer toutes les chaises et tous les projets » sur son territoire. Ankara comprend très bien que l’issue du conflit entre Israël et le Hamas (ou entre la coalition occidentale et la coalition des pays du monde islamique) influencera évidemment la conception du nouvel ordre mondial et la place de la Turquie dans cet ordre (ou désordre).
Le président Recep Erdogan et son ministre des Affaires étrangères expérimenté dans la gestion des services de renseignement, Hakan Fidan, bien qu’ils ne rejoignent pas le camp de la coalition anti-israélienne, adoptent une position ambivalente selon la formule de la « mission de médiation turque ». Ankara n’ose pas accorder une assistance militaire aux Palestiniens, mais opte pour la création d’un État de Palestine dans les frontières de 1967 et envoie des avions vers l’Égypte avec une aide humanitaire aux Palestiniens de la Bande de Gaza.
La Turquie qualifie les bombardements massifs de Tsahal dans la Bande de Gaza de « meurtres de masse et massacres », prévient Israël de la réduction de son rôle dans le système des relations internationales, accuse prudemment les États-Unis de la protection d’Israël et considère comme inapproprié l’envoi de deux porte-avions américains dans le bassin méditerranéen. Cependant, la Turquie ne va pas conclure une alliance, par exemple avec l’Iran, pour former une large coalition anti-israélienne de pays du monde islamique et non-islamique. Par exemple avec le Liban, la Syrie, l’Irak, le Yémen, la Jordanie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les EAU, la Colombie ou le Venezuela.
Le principal allié de la Turquie au sein de l’OTS, l’Azerbaïdjan, est probablement l’un des rares pays du monde islamique qui soutient ouvertement Israël dans le conflit avec le Hamas et la Palestine en général, car son potentiel militaire et ses tactiques militaires sont très similaires au modèle israélien. Il est clair que Bakou fera son choix final en fonction des résultats du conflit militaire en cours au Moyen-Orient et en fonction de la décision d’Ankara. En attendant, l’Azerbaïdjan ne peut pas imiter exactement ce que la Turquie se permet dans la diplomatie internationale.
Entre-temps, la destruction impitoyable de l’hôpital baptiste au nord de la Bande de Gaza dans la nuit du 17 octobre par l’aviation israélienne a provoqué une réaction de choc de la part de l’écrasante majorité de la communauté mondiale. Erdogan a qualifié à juste titre cette action israélienne, qui a coûté la vie à près de 1000 personnes (800 selon d’autres sources), de pure barbarie. Mais même dans ce cas, Ankara fait preuve d’une grande retenue sans faire appel à la coalition anti-israélienne.
Le chef du MAE turc Hakan Fidan a exprimé dans une interview avec des journalistes turcs les propositions de médiation d’Ankara. En particulier, la Turquie, ainsi que d’autres pays musulmans, propose de convoquer d’urgence l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) et de proposer l’idée consolidée de former l’État de Palestine dans les frontières de 1967 et avec son centre à Jérusalem-Est, comme source de paix au Moyen-Orient. A ces fins, la Turquie est prête à devenir un pays garant de la sécurité de la Palestine ensemble avec d’autres États volontaires, tandis que du côté israélien, ces garants seraient les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres pays de l’OTAN (ou l’alliance elle-même dans son ensemble). Toutefois, que fait-on du fait que la Turquie est également membre de l’OTAN ? Ankara est-elle donc prête à devenir un garant de la sécurité du côté de la Palestine aussi bien que du côté d’Israël ?
Probablement, les idées d’Erdogan, partiellement exprimées par Fidan lors des négociations intenses en cours avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, sont prometteuses et reflètent une approche constructive envers le problème palestinien.
Cependant, il est peu probable que les États-Unis, même face à une demande spéciale de la Grande-Bretagne, acceptent la médiation de la Turquie au Moyen-Orient sans qu’Ankara ne changer son comportement en matière de la Suède, de la Russie et de la Chine. En outre, il est peu probable que l’Iran cède la palme à la Turquie dans la question palestinienne sans sa participation active à la coalition anti-israélienne et sans une approche équilibrée dans le Caucase du Sud.
Par ailleurs, une hausse de l’inflation (61,53 %), une augmentation du taux d’intérêt de la Banque centrale turque (plus de 30 %) et une nouvelle baisse du taux de change de la livre turque par rapport au dollar américain (28×1) pourraient également indiquer une crise imminente dans la diplomatie turque multipolaire.
Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook ».