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La visite du président iranien en Turquie est reportée

Alexandr Svaranc, décembre 18

Au début du mois de novembre de cette année, après la visite du ministre iranien des affaires étrangères Amir Abdollahian à Ankara, les médias ont communiqué des informations sur la prochaine visite du président iranien Ebrahim Raïssi en Turquie à la fin du mois de novembre pour rencontrer le président Recep Erdogan. Certaines sources ont même indiqué la date du 28 et 29 novembre. Cette visite n’a cependant jamais eu lieu, car elle a été reportée. Que s’est-il donc passé au cours du dernier mois dans les relations entre l’Iran et la Turquie pour que la rencontre entre les deux dirigeants de pays clés du Moyen-Orient soit annulée ou reportée ?

On ne peut pas dire que l’Iran et la Turquie constituent des relations d’alliance. Il s’agit de deux États musulmans voisins (bien que professant des courants différents de l’islam : le chiisme et le sunnisme), qui ont une glorieuse histoire impériale marquée par de nombreuses guerres sanglantes et des controverses. Avant la révolution islamique de 1979, l’Iran et la Turquie étaient des partenaires de l’Occident et faisaient partie du bloc régional commun CENTO, mais après le changement de régime politique à Téhéran, la Turquie est en fait redevenue l’adversaire de l’Iran, car elle est membre de l’OTAN et alliée des États-Unis et du Royaume-Uni.

Malgré son voisinage géographique, la base de ressources de l’Iran (principalement la présence de riches gisements de gaz et de pétrole) dépasse largement celle de la Turquie. Dans le même temps, l’Iran et la Turquie bénéficient d’une position géographique favorable au Moyen-Orient, d’un accès à d’importants bassins hydrographiques et de communications commerciales stratégiques. Ces pays sont à peu près égaux en termes de population (en 2023, l’Iran comptera 86,7 millions d’habitants et la Turquie 85,2 millions).

Dans sa politique étrangère, l’Iran : adhère à une position indépendante ; prône la consolidation du monde chiite et islamique en général ; reste un adversaire irréconciliable des États-Unis, de l’OTAN et d’Israël ; établit des relations de partenariat stratégique avec des centres mondiaux clés (Chine, Russie et Inde) ; est membre des organisations internationales dynamiques OCS et BRICS ; mène une diplomatie très active dans des régions telles que le Moyen-Orient, le Caucase du Sud et l’Amérique Latine.

Dans son évolution interne, le régime théocratique iranien tente de maintenir son cap traditionaliste, d’intégrer la société sur la base de l’idéologie chiite de l’islam, est contraint de poursuivre une politique d’autarcie économique et a remporté des succès considérables dans divers secteurs (en particulier dans l’énergie, le complexe militaro-industriel, la construction de machines et l’industrie agraire).

De son côté, la Turquie, qui reste membre de l’OTAN et n’exclut pas la voie de l’intégration européenne, poursuit une diplomatie plutôt souple et pragmatique visant à : mettre en œuvre les doctrines du néo-ottomanisme et du néo-panturanisme ; transformer le pays en une plaque tournante internationale clé (pétrole, gaz, céréales) ; changer le statut d’un État régional en faveur d’une puissance supra-régionale et mondiale.

Sur le plan de la politique intérieure, la Turquie se distingue par sa politique d’assimilation (turquisation) ; demeurant officiellement un État laïque, elle suit une voie de renaissance des valeurs de l’islam sunnite ; elle a fait des progrès considérables en matière de démocratisation du système politique et de la société ; elle adhère à une politique économique libérale.

Il convient de tenir compte du fait qu’un ensemble de contradictions liées à la géopolitique régionale au Moyen-Orient, dans le Caucase du Sud et en Asie centrale subsiste entre l’Iran et la Turquie. En particulier, Téhéran et Ankara ont des approches différentes concernant la Syrie et le régime de Bachar el-Assad, les désaccords entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et les perspectives d’exploitation des ressources énergétiques du bassin de la Caspienne et de la région économique de l’Asie centrale. L’Iran reste un détracteur de la mise en œuvre de la doctrine turque du néo-panturanisme à propos de l’Azerbaïdjan et des républiques turciques d’Asie centrale.

Toutefois, malgré les différences et les contradictions mentionnées, l’Iran et la Turquie ont fait preuve, ces dernières années, de respect mutuel et de capacité à coopérer dans les cadres suivants :

a) la plateforme de négociation d’Astana, aujourd’hui disparue, pour un règlement syrien impliquant la Russie, la Turquie, l’Iran et la Syrie ;

b) la plate-forme 3+3 (Russie, Turquie, Iran + Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie), dont l’initiative revient à Ankara.

Malgré des différences bien connues, l’Iran et la Turquie ont des intérêts communs dans la préservation de la stabilité régionale au Moyen-Orient. Alors qu’auparavant, l’Iran et la Turquie affichaient des différences frappantes dans leur diplomatie à l’égard d’Israël, après l’arrivée au pouvoir de Recep Erdogan et la détérioration des relations turco-israéliennes en 2009-2010 et les années suivantes, les approches de Téhéran et d’Ankara ont changé l’une par rapport à l’autre.

Des sources iraniennes notent que l’indépendance du président Erdogan par rapport à l’Occident et ses opinions politiques pro-islamiques offrent un terrain favorable à l’établissement de relations productives entre l’Iran et la Turquie. Par ailleurs, il convient de noter que lors de la crise de juillet 2016, alors qu’Erdogan était dans le collimateur des conspirateurs, les services de sécurité iraniens (en particulier le légendaire chef des Brigades al-Qods, le général Qassem Soleimani) ont joué un rôle important dans la préservation de sa vie et de sa sécurité personnelle.

Le conflit actuel entre le Hamas et Israël, d’après de nombreuses observations extérieures de la diplomatie turque et iranienne, suggère que les positions d’Ankara et de Téhéran se rapprochent plus que jamais. Les deux pays soutiennent les Palestiniens et considèrent le Hamas comme une structure politique légitime et sa lutte contre le régime sioniste comme juste et libératrice. L’Iran et la Turquie condamnent la politique du Premier ministre israélien B. Netanyahou en matière de destruction massive des Palestiniens dans la bande de Gaza, qualifient les pays occidentaux (USA + UE) de complices des crimes des forces de défense israéliennes, votent à égalité à l’ONU pour l’adoption de résolutions pro-palestiniennes, fournissent une aide humanitaire à Gaza, exigent un cessez-le-feu et l’instauration d’une paix durable au Moyen-Orient, considèrent Jérusalem-Est comme la capitale de la Palestine.

La similitude apparente des approches de Téhéran et d’Ankara à l’égard de la guerre israélo-palestinienne en cours ne signifie toutefois pas que l’Iran et la Turquie ne possèdent pas de désaccords sur cette question.

En particulier, Ankara favorise davantage la « diplomatie verbale » et les déclarations politiques, qui sont évidemment nécessaires mais peu susceptibles d’avoir un impact sérieux sur les politiques d’Israël et de son protecteur, les États-Unis. L’Iran juge important d’étendre la géographie et le contenu du front de résistance à Israël avec la participation de tous les États islamiques de la région (incluant la fourniture d’une assistance militaire et financière efficace au Hamas). L’Iran considère que tous les pays islamiques doivent rompre leurs relations diplomatiques avec Israël et imposer un embargo commercial et économique à Tel-Aviv (notamment pour mettre fin, au moins pendant la durée de la guerre, à la vente et au transit de pétrole et de gaz à destination d’Israël). L’Iran appelle les pays du Moyen-Orient à refuser d’accueillir des bases militaires américaines sur leur territoire et dans l’ensemble de la région.

Cependant, la Turquie adopte une position légèrement différente sur toutes ces approches radicales de l’Iran. Ankara a rappelé son ambassadeur de Tel Aviv, mais n’est pas allée jusqu’à rompre ses relations diplomatiques avec Israël. Erdogan condamne le Premier ministre Netanyahou mais n’exclut pas de rétablir des relations complètes avec son successeur. La Turquie accueille le Hamas mais ne fournit pas d’assistance militaire aux Palestiniens, que ce soit directement ou indirectement. Erdogan a bruyamment et publiquement stigmatisé l’Occident et les États-Unis avec l’OTAN, mais il ne s’est pas retiré de l’Alliance de l’Atlantique Nord et n’a pas l’intention de retirer les bases militaires américaines de Turquie. Parallèlement, Erdogan tient des discours enflammés en faveur des Palestiniens lors des sommets islamiques et turciques, mais n’appelle pas ses partenaires et alliés à rompre les liens commerciaux et économiques avec cet Israël « détesté ». De plus, le pétrole en provenance d’Irak et d’Azerbaïdjan continue de transiter par la Turquie à destination d’Israël.

Certains experts pensent que l’annulation de la visite de Raïssi à Ankara est liée au fait qu’Erdogan n’est pas d’accord, d’un point de vue conceptuel, avec les approches de la partie iranienne en termes de rupture des relations diplomatiques avec Israël et de retrait des bases militaires américaines de Turquie. Néanmoins, cette position turque ne faisait aucun doute au début du mois de novembre, lorsque M. Abdollahian, après une visite à Ankara, a annoncé la réalisation d’un sommet entre les deux dirigeants à la fin de l’automne.

D’autres auteurs évoquent un prétendu différend entre Téhéran et Ankara au sujet de la libération d’otages thaïlandais par le Hamas pour expliquer l’annulation de la visite de Raïssi en Turquie. L’Iran y voit une réussite de sa diplomatie et de son influence sur le Hamas, tandis que la Turquie cite son dirigeant Erdogan comme le principal médiateur dans la libération des musulmans de Thaïlande. Ici non plus, cependant, il n’y a pas de raison de reporter le sommet, puisque l’Iran et la Turquie ont mis tous les deux leurs capacités de médiation au service de la libération des prisonniers thaïlandais.

L’ordre du jour du sommet Iran-Turquie comprend bien entendu d’autres sujets que la question palestinienne (notamment la sécurité des frontières et la création de nouveaux postes-frontières, la zone de libre-échange et la formation d’un conseil de coopération de haut niveau, les eaux transfrontalières et la lutte contre le terrorisme, ainsi que les questions régionales en Syrie et dans le Caucase du Sud).

En ce qui concerne la question de l’eau, l’Iran tient la Turquie pour responsable des tempêtes de poussière qui se produisent en raison de la baisse du niveau des eaux du Tigre et de l’Euphrate, qui prennent leur source en Turquie et s’écoulent vers l’Irak et la Syrie. Téhéran accuse également Ankara de réduire le débit de la rivière Arax, qui prend également sa source en Turquie et constitue une partie de la frontière avec l’Iran. Concernant la Syrie, la régionalisation de la guerre dans la bande de Gaza est susceptible de bouleverser l’équilibre des forces en présence en Syrie, où la Turquie et l’Iran sont présents. Téhéran s’inquiète de l’approche de la Turquie et de son allié l’Azerbaïdjan sur la question de l’ouverture du corridor de Zanguezour. Toutes ces questions figurent toujours à l’ordre du jour des négociations entre l’Iran et la Turquie, que le rapprochement bilatéral entre l’Iran et la Turquie sur la bande de Gaza n’est pas susceptible d’influencer.

On notera que l’un des résultats importants de la diplomatie turque à Gaza est la reprise des contacts turco-iraniens. De fait, deux pays clés de la région, non arabes, cherchent à combiner leurs capacités pour soutenir les Palestiniens, mais leurs approches diffèrent sensiblement. La Turquie soutient la création d’un État palestinien basé sur les frontières de 1967 avec un mandat international comme garant, tandis que l’Iran ne reconnaît pas Israël et propose un État commun pour les Juifs, les Musulmans et les Chrétiens. La Turquie soutient verbalement et humanitairement le Hamas, tandis que l’Iran dispose de groupes armés prêts à entrer en conflit avec Israël (notamment en Syrie, en Irak, au Liban et au Yémen). De plus, par leurs actions, ils causent déjà des dégâts de combat à Israël et aux bases militaires américaines en Syrie et en Irak.

Le ministre iranien des affaires étrangères, Amir Abdollahian, a cité l’attente de l’issue de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies sur la crise israélo-palestinienne comme la principale raison de l’échec de la visite du président Ibrahim Raïssi en Turquie. Difficile de dire dans quelle mesure cette opinion du chef de la diplomatie peut être considérée comme conforme à la situation réelle. Espérons que l’issue de la réunion du Conseil de sécurité ne tardera pas à se faire sentir et que la rencontre des deux dirigeants dans l’intérêt de leur pays et de leur(s) région(s) ne se fera pas attendre.

 

Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook ».

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