Du 3 au 5 novembre dernier, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a effectué une nouvelle tournée éclair dans la sous-région de l’Asie du Sud-Est. Cette fois-ci, les pays visités étaient les Philippines et la Malaisie. Bien que des questions bilatérales spécifiques aient été évoquées dans chacun de ces pays, le voyage dans son ensemble a permis de réaffirmer l’importance que Tokyo accorde au renforcement de sa position dans l’ensemble de la sous-région.
Tokyo y voit un maillon intermédiaire important dans le « mouvement vers le sud-ouest » du navire de la politique étrangère japonaise, observé depuis longtemps par Nouvelle perspective orientale. Dans ce processus, se jouent les défis de l’extension de l’influence japonaise à l’Inde et à la zone de l’océan Indien en général, ainsi qu’à la zone du golfe Persique et à l’Afrique.
Une fois de plus, nous voudrions souligner que cette orientation stratégique de la politique étrangère du Japon n’est en aucun cas une originalité des dernières décennies d’après-guerre. Elle s’est clairement manifestée au début du siècle dernier, alors que se développait le processus de sortie du pays de l’auto-isolement, lancé au tournant des années 60-70 du XIXe siècle, la « Restauration de Meiji » suivie de la transformation du pays en l’un des acteurs clés des processus mondiaux.
Dans les années 1930, une idée assez productive a vu le jour en ce qui concerne l’ASE, à savoir comment gagner ces positions, comme on l’appelle, à la pleine satisfaction des « parties intéressées ». Elle a été appelé le « paradigme de l’oie volante ». Son auteur, Kaname Akamatsu, a proposé un format en trois étapes pour le développement des relations entre l’« oie » dirigeante et les « oies » économiquement en retard qui la suivent, au sein d’un seul et même troupeau. Tout a été compromis par l’aile militariste de l’establishment japonais de l’époque, avec ses « solutions simples » à des problèmes internationaux complexes. Ce qui a conduit le pays à la catastrophe.
Le « paradigme » susmentionné a en fait été mis en œuvre dès l’après-guerre, lorsque le processus de rétablissement et de développement économique rapide du Japon lui-même a débouché dans l’arène extérieure. Le phénomène de l’émergence des « quatre tigres asiatiques » (Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour) repose en grande partie sur ce « paradigme ». Une fois de plus, nous soulignons le rôle important du programme d’aide publique au développement (ODA), adopté en 1954 et mis en œuvre par l’intermédiaire du ministère des affaires étrangères, dans la restauration et le renforcement de la position du Japon au sein des pays de l’ASE. Le fait d’établir des relations commerciales et économiques avec le Japon (bien avant l’établissement de relations officielles avec le Japon) a joué un rôle important dans le processus de développement économique de la Chine.
Cependant, le Japon d’aujourd’hui est bien loin du pays qu’il était il y a soixante-dix ans, qui commençait à peine à se débarrasser des diverses conséquences de l’écrasante défaite de la Seconde Guerre mondiale car il se trouve maintenant dans la phase finale de la « normalisation », c’est-à-dire en train de devenir « comme tout le monde ». Cela comprend surtout le secteur de la défense et de la sécurité, pour lequel le gouvernement a adopté en décembre 2022 « une nouvelle stratégie de sécurité nationale » pour les dix prochaines années.
Ce document constitue une étape majeure dans le processus de développement progressif du potentiel militaire et de l’industrie de la défense du Japon en vue de renforcer sa position dans l’arène de la politique étrangère. En particulier, en conséquence directe de l’adoption de la « stratégie » susmentionnée, un autre document similaire à l’ODA mais lié à la sphère de la sécurité (Official Security Assistance, OSA) est apparu en avril dernier. En d’autres termes, le Japon continuera à renforcer sa position dans le domaine de la politique étrangère sur la base non seulement de l’ODA, mais aussi de l’OSA.
En fait, l’un des principaux résultats de la visite de M. Kishida aux Philippines a été la première utilisation pratique de l’OSA dans les relations avec ce pays, avec lequel l’importance du développement de relations globales pour le Japon ne fait que croître. Cela a été notamment confirmé lors de la visite du président philippin Ferdinado Marcos Jr. à Tokyo en février dernier.
Le 3 novembre, en présence de F. Kishida et de F. Marcos Jr., l’ambassadeur du Japon aux Philippines et le secrétaire du ministère philippin des affaires étrangères ont procédé à un échange de notes qui a marqué le début de la mise en œuvre de l’OSA pour un montant très modeste de 600 millions de yens (un peu plus de 4 millions de dollars). Les commentaires ont précisé que l’argent serait utilisé pour acheter au Japon de petits navires de patrouille, des radars et d’autres équipements. Il convient de noter que ce type d’équipement militaire est exactement ce dont le service des gardes-frontières philippins a besoin aujourd’hui, lui qui s’est dernièrement retrouvé dans une situation de confrontation avec un service similaire de la République populaire de Chine dans certaines zones contestées de la mer de Chine méridionale.
Cet accord, de faible ampleur, pourrait bien être considéré comme le début de la politique du gouvernement japonais visant à lever les restrictions actuelles sur le commerce des produits de l’industrie de la défense du pays sur les marchés étrangers. C’est aussi l’une des composantes importantes de la nouvelle « stratégie de sécurité nationale ».
Selon un autre document signé, le Japon va fournir, pour un montant légèrement plus élevé, des bulldozers et d’autres équipements dont les Philippines ont grand besoin pour les secours en cas de catastrophe (principalement à cause des typhons fréquents).
Pendant le séjour de F. Kishida aux Philippines, il a été annoncé que des manœuvres conjointes seraient lancées sur le territoire du pays par des unités de la Force d’autodéfense terrestre japonaise (GSDF, Ground Self-Defense Force), ainsi que par les marines philippine et américaine. Ce n’est pas la première fois que la Force d’autodéfense participe à un exercice américano-philippin, mais c’est la première fois que le scénario implique la « défense des zones côtières et des îles ».
Une fois encore, le différend concernant la propriété de certaines de ces îles dans la mer de Chine Méridionale a déjà donné lieu à des échanges de coups de feu entre des navires frontaliers philippins et chinois. Il est donc compréhensible que la Chine ait réagi négativement à la fois à la visite du premier ministre japonais en général et aux exercices susmentionnés, ainsi qu’aux exercices similaires prévus pour l’année prochaine.
On n’a pas observé d’actions similaires (« concomitantes ») à ce défi envers la RPC au cours de la seconde partie de la tournée par F. Kishida, c’est-à-dire au cours de sa visite en Malaisie. Mais le sujet du lancement du programme OSA a également été abordé. Il est mentionné dans la section « Coopération en matière de sécurité et de défense » de l’ordre du jour du sommet avec le premier ministre malaisien Anwar Ibrahim et l’invité japonais.
Il s’agit d’une preuve importante de l’expansion des sphères d’interaction du Japon dans ce pays d’Asie du Sud-Est, qui, jusqu’à présent, « s’équilibrait » quelque part autour de la « ligne neutre » (naturellement très conventionnelle) entre les pôles de gravitation que sont la RPC, d’une part, et les États-Unis et leurs alliés, de l’autre part. Contrairement aux Philippines, par exemple. Les responsables philippins, tout en continuant à déclarer publiquement l’« équilibrage » de leur politique étrangère, reviennent en fait aux relations d’alliance de facto avec le second « pôle » qui ont été observées tout au long de la période de la guerre froide.
Finalement, nous notons qu’un motif important (bien que de plus en plus symbolique) du voyage discuté de F. Kishida est qu’il a eu lieu dans le contexte des activités de Tokyo en relation avec le 50ème anniversaire de la date (début décembre) de l’établissement des relations officielles entre le Japon et l’ANASE.
Malgré le scepticisme croissant de la communauté des experts quant au rôle actuel (réel) de cette organisation, même dans les affaires régionales, Tokyo continue de déployer des efforts considérables dans sa lutte avec d’autres acteurs importants (avant tout, bien sûr, avec la Chine) pour exercer une influence sur elle.
Une fois encore, cependant, nous notons que, indépendamment de l’avenir de l’ANASE, le facteur de l’intérêt particulier du Japon, qui est actuellement l’un des participants importants au « Grand échiquier mondial », pour la sous-région de l’Asie du Sud-Est, demeurera.
C’est le motif le plus important du récent voyage du premier ministre F. Kishida aux Philippines et en Malaisie.
Vladimir Terekhov, expert des problèmes de la région Asie-Pacifique, exclusivement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».