EN|FR|RU
Suivez-nouz sur:

Syrie-Turquie : y aura-t-il un rapprochement des positions ?

Viktor Mikhin, septembre 12

A une certaine époque, il semblait, et de nombreux experts et analystes politiques en parlaient, que les perspectives de rétablissement des relations entre la Turquie et la Syrie soient radieuses grâce à la médiation de la Russie et de l’Iran et qu’il soit possible d’améliorer les relations entre les deux pays voisins. Mais ces derniers temps, ces prévisions ne se sont pas réalisées et ces perspectives sont devenues de plus en plus lointaines après les récentes déclarations du président syrien Bachar Assad.

Dans une interview télévisée du 9 août dernier, il a déclaré qu’il ne rencontrerait pas son homologue turc, le président Recep Tayyip Erdogan, et il a souligné que « l’objectif du président turc est de légitimer l’occupation turque en Syrie ». Malgré plusieurs séries de réunions au niveau des militaires et des ministres des Affaires étrangères dans le cadre du processus d’Astana, au cours desquelles Moscou et Téhéran ont tenté de briser la glace entre la Turquie et la Syrie, et malgré les pressions constantes de la Russie pour que les deux parties résolvent leurs différends, ces efforts n’ont pas encore conduit à une percée. Certains espoirs ont été placés dans la dernière réunion tenue à Astana, la capitale du Kazakhstan, en juin dernier, mais elle n’a abouti qu’à un engagement mutuel de préparer une feuille de route pour reprendre les relations entre Ankara et Damas, signalant que les deux parties sont encore très distantes dans leurs points de vue et leurs priorités.

Il y a deux pierres d’achoppement. La première est que la Turquie insiste sur le fait que l’opposition syrienne doive être incluse dans le processus politique. Deuxièmement, Istanbul souhaite que l’accord d’Adana soit modifié pour augmenter de 5 à 35 km la profondeur géographique dans les limites de laquelle les forces militaires turques pourraient intervenir en Syrie pour combattre le Parti ouvrier du Kurdistan (POK), que la Turquie qualifie de groupe terroriste. La Syrie, à son tour, insiste sur le retrait complet des troupes turques des provinces syriennes que la Turquie occupe dans le nord-ouest du pays avec l’aide des forces rebelles soutenues par la Turquie. A en juger par la réaction actuelle de la Turquie, il est difficile d’imaginer que la Turquie accepte de retirer ses troupes de la Syrie, au moins jusqu’à ce qu’elle reçoive des garanties étayées par la communauté internationale promettant la fin du mouvement nationaliste kurde dans le nord de la Syrie.

Rappelons que depuis 2016, la Turquie a entrepris trois incursions militaires majeures en Syrie afin de combattre les Forces démocratiques syriennes (FDS) à majorité kurde, qu’Ankara assimile au POK en Turquie. Erdogan estime que s’il retire ses troupes de la Syrie, les défaites qu’elles ont infligées aux FDS au cours des huit dernières années seront vaines. Il craint également la perte des intérêts économiques acquis par le gouvernement turc dans les provinces du nord de la Syrie. Les entreprises turques y ont considérablement investi et acquis d’importants actifs à Idlib et à Afrin.

Damas, quant à lui, ne considère pas les FDS à prédominance kurde et les unités de protection du peuple (YPG), qui constituent le noyau des FDS, comme des ramifications du POK ou comme des terroristes, mais plutôt comme des entités séparatistes qui pourraient en fin de compte être contenues et ré-absorbées dans les structures politiques et militaires de l’État syrien. D’autre part, il considère les milices soutenues par la Turquie, à savoir Hayat Tahrir ash-Sham (interdite sur le territoire de la Fédération de Russie) et d’autres groupes militants islamistes sunnites, comme des organisations terroristes qu’Ankara devrait cesser de soutenir et qui devraient être détruites au même titre que Daesh (interdit sur le territoire de la Fédération de Russie), que la Turquie qualifie également de terroriste. La Syrie souhaite également reprendre le contrôle de l’autoroute stratégique M4 reliant la côte méditerranéenne à Alep et à d’autres régions des provinces du nord. Elle souhaite rouvrir la frontière entre les deux pays, rétablir la sécurité et relancer le commerce.

Mais la Turquie insiste toujours pour que la Syrie s’efforce d’écraser les FDS et l’aspiration des Kurdes à l’autonomie dans le nord du pays. Les responsables d’Ankara ont déclaré qu’ils offriraient leur soutien politique à Damas s’il acceptait les FDS dans le cadre de son droit à « éliminer le terrorisme » sur son territoire. Malgré certains succès de la Turquie dans ce domaine, les FDS sont toujours soutenues par les États-Unis, qui appliquent ici aussi leur tactique favorite de « diviser pour régner ». Washington estime qu’il disposera d’une organisation obéissant à ses ordres qui menacera à la fois les intérêts de Damas et de la Turquie. Certes, cette tactique américaine n’est pas très réussie pour l’administration actuelle de Joe Biden, qui doit constamment se justifier auprès des journalistes à cause de l’inefficacité de sa politique en Syrie.

La normalisation des relations turco-syriennes peut désormais évoluer dans deux directions. La première consiste à geler les négociations là où elles en sont, ou à ralentir leur rythme jusqu’à ce qu’une nouvelle tournure des événements crée des conditions propices à la résolution des divergences restantes. Cela pourrait même convenir à la Russie, compte tenu de ses inquiétudes face à la guerre déclenchée par l’Occident contre elle en Ukraine. Dans une certaine mesure, cette méthode pourrait également convenir à l’Iran, qui semble soutenir le rapprochement turco-syrien, même s’il craint que cela puisse aller à l’encontre des intérêts iraniens à l’avenir. Mais pour l’instant, compte tenu des problèmes plus graves auxquels Téhéran est confronté, le gel des négociations convient aux Iraniens.

Le deuxième scénario consiste en ce que les deux pays reprennent leurs relations dans une perspective à moyen terme. Ankara et Damas ont de bonnes raisons d’améliorer leurs relations, et la Turquie est très intéressée par le retour dans leurs foyers des réfugiés syriens présents sur le territoire turc. Outre le fardeau économique que les réfugiés font peser sur l’économie turque, le Parti de la justice et du développement (PJD) au pouvoir dans le pays souhaite désamorcer cette question épineuse à l’approche des élections municipales de 2024. Les forces d’opposition turques ont considérablement renforcé leur position contre le PJD et Erdogan à l’approche des élections générales de mai, liant le problème des réfugiés à la détérioration économique du pays.

Un autre facteur qui pourrait contribuer à la normalisation syrienne-turque à moyen terme est la nécessité pour Ankara d’améliorer ses relations avec Moscou après le retrait de cette dernière de l’Initiative céréalière de la mer Noire en juillet dernier. Une restauration progressive des relations avec la Syrie pourrait être un moyen de regagner la sympathie de Moscou après le consentement de la Turquie sur l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Si la Turquie fait un geste dans ce sens, alors Damas, qui entretient de bonnes relations avec la Russie, pourrait répondre à sa demande d’accéder aux désirs d’Ankara. Certes, de nombreux experts doutent d’une diplomatie aussi subtile et estiment que la politique de Moscou n’obéit pas à la conjecture et que la Russie mène ses propres actions de manière indépendante.

Il y a plusieurs raisons qui pourraient contraindre Damas à se rapprocher de son voisin du nord. La première est l’efficacité, à ce jour plutôt limitée, du retour de la Syrie au sein des États arabes, en partie à cause des liens persistants de Damas avec Téhéran, et la deuxième est le boycott occidental en cours et d’autres pressions qui ont conduit l’économie syrienne au bord de l’effondrement. Il est toujours possible que les conditions deviennent favorables pour encourager les deux parties à poursuivre les négociations, ce qui pourrait apporter l’esprit de compromis nécessaire pour conclure des accords préliminaires qui pourraient servir de feuille de route vers un accord plus global.

Pourtant, bien que certain problèmes graves continuent d’empêcher la normalisation des relations à court terme, des intérêts communs et un pragmatisme constructif pourraient orienter Ankara et Damas vers un choix qui leur permettrait de surmonter ces obstacles et de rétablir des relations à part entière. De nombreux experts et politologues estiment que l’avenir appartient à la normalisation des relations bilatérales et que l’on peut espérer une amélioration significative des relations, car cela profite aux intérêts des deux parties.

 

Viktor Mikhine, membre correspondant de l’Académie russe des sciences naturelles, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook ».

Plus d'informations à ce sujet
Comment la RPC et le Japon se disputent-ils l’influence en Afrique ?
La faille militaire de l’Occident : l’Allemagne et l’OTAN face à la supériorité indéniable de la Russie et de l’alliance des BRICS
Les véritables projets de la Turquie : adhésion tant attendue aux BRICS ou exploration du terrain ?
Sommets à l’Est et à l’Ouest, lequel est le meilleur pour l’Afrique ?
Le Destin de l’Ukraine : un avenir russe