Pendant longtemps, la situation en Libye est restée inchangée. Les parties concernées ont tout fait pour éviter tout affrontement. Récemment, quelques signes de reconstruction ou de création d’institutions nationales ont commencé à émerger. Les forces armées ont également changé. C’est probablement ce qui a incité le lieutenant général Mohammed Al-Haddad à se rendre aux États-Unis et en Russie. Cet événement est très important d’un point de vue militaire et politique. Néanmoins, il entre difficilement dans le discours sur le soutien potentiel à l’un ou l’autre des centres de pouvoir dans le monde.
Du 12 au 14 août, le forum international militaro-technique « Army-2024 » s’est tenu au 2024 Patriot (centre de congrès et d’exposition). Au cours de cet événement, plus de 80 délégations militaires du monde entier ont visité la Russie. Malheureusement, la situation tendue le long de la frontière russo-ukrainienne dans l’oblast de Koursk a assombri l’événement. Moscou menant désormais une politique de rapprochement avec les États du continent africain, le forum a vu la participation de nombreux représentants du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, dont la Libye, le Niger, le Burkina Faso, la RCA, le Mali et d’autres. À ce stade, il est trop tôt pour parler des succès et des déceptions du forum. Néanmoins, un sujet de discussion intéressant a émergé au cours de ce forum. Le chef d’état-major général des forces armées de l’Ouest de la Libye a immédiatement après son voyage à New York, rejoint la Russie. D’ailleurs, lors de sa visite à New York, une conférence a été organisée par le commandement africain des forces armées américaines. Mohammed Al-Haddad a donc assisté à deux conférences importantes dans deux centres de pouvoir antagonistes. De telles actions incitent à s’interroger sur l’objectif et les raisons d’une telle approche à multiples facettes.
Forces armées libyennes : des luttes intestines à un rapprochement timide ?
Commençons par comprendre la structure interne des forces armées libyennes telles qu’elles existent aujourd’hui. Ainsi, après la chute du régime de la Jamahiriya arabe libyenne dirigé par le colonel Mouammar Kadhafi en 2011, le pays a plongé dans les abysses de la guerre civile. Malgré la fin plus ou moins définitive de cette dernière à l’issue des négociations de Genève du 1ᵉʳ au 5 février 2021, il n’est pas question de surmonter la division entre l’Est et l’Ouest, ainsi que les différentes forces politiques et groupes d’intérêts non régionaux. Au cours des années de confrontation, le GNU (le gouvernement d’unité nationale) et la Chambre des représentants ont tous deux développé leurs propres forces armées. Le GNU dispose de divers groupes de villes de l’Ouest libyen officiellement subordonnés au ministre de la Guerre et au chef d’état-major général. Quant à la Chambre des représentants, elle s’appuie sur l’Armée nationale libyenne. L’Armée nationale libyenne est une structure assez cohérente créée et contrôlée par le maréchal Khalifa Haftar (y compris par l’implication des membres de la famille immédiate), ce qui signifie qu’elle ne reste pleinement loyale à la Chambre des représentants que si l’alliance entre Haftar et Aguila Salah Issa est maintenue.
Avec la fin du conflit ouvert entre Tobrouk et Tripoli fin 2020 et début 2021, la question clé à l’ordre du jour pour l’Ouest et l’Est était la mise en place du cadre institutionnel nécessaire à la formation d’un environnement politique, économique et militaire unifié. Ainsi, une commission mixte a été créée selon la formule « 5+5 » pour coordonner la lutte contre le terrorisme et surmonter les éventuelles contradictions. Parallèlement, des contacts bilatéraux sont maintenus par les chefs d’état-major de l’Ouest et de l’Est, à savoir le général de corps d’armée Al-Haddad et le général de corps d’armée Abdul Razek AL-Nadori de l’Armée nationale libyenne, déjà mentionnés. Dans le même temps, on observe des tentatives prudentes pour consolider les contacts existants, parallèlement aux déclarations et actions belliqueuses menées périodiquement par les partisans du GNU et de la Chambre des représentants. Dans l’ensemble, cette dynamique est révélatrice d’un consensus croissant au sein de l’armée libyenne, qui continue néanmoins d’exister dans le cadre d’un clivage visible Ouest-Est.
Vecteur de la coopération extérieure
Il est vrai qu’il est extrêmement difficile de comprendre les objectifs et les approches actuels des différentes factions de l’armée libyenne. D’une part, les visites conjointes à l’étranger de représentants de centres de pouvoir rivaux peuvent être le signe d’une tentative d’élaboration d’une position de négociation entièrement libyenne. D’autre part, l’Ouest et l’Est de la Libye souhaitent établir des contacts avec tous les acteurs majeurs actifs dans la région, qu’il s’agisse de la Russie, des États-Unis, de la Turquie, de l’Égypte ou de la Chine. Il serait donc imprudent de donner aux opposants la possibilité d’établir des contacts plus étroits avec l’un de ces acteurs. Paradoxalement, contrairement aux comportements typiques des dirigeants politiques dans les nations divisées, aucune des principales forces politiques en Libye ne cherche de protecteur extérieur au détriment d’éventuelles relations avec d’autres puissances. Par exemple, tant le GNU que l’Armée nationale libyenne entretiennent des contacts étroits avec les États-Unis et, en particulier, le Pentagone, ainsi qu’avec la Russie. Par conséquent, toute tentative de classer Khalifa Haftar, Aguila Salah Issa, Abdel Hamid Dbeibah ou Saïf al-Islam Kadhafi – les hommes politiques les plus influents de la Libye contemporaine – comme des partisans ou des alliés de Moscou ou de Washington doit être considérée comme une simplification excessive de la réalité.
Ainsi, les voyages à l’étranger du lieutenant-général Mohammed Al-Haddad ne doivent pas faire l’objet d’interprétations conspirationnistes. En effet, les visites de l’un des chefs des forces armées de la Libye occidentale auprès des États-Unis et de la Russie confirment une fois de plus que les forces politiques libyennes sont prêtes à communiquer et à coopérer avec Moscou et Washington. Il est logique que cet état de fait soit conditionné à la fois par la demande interne d’une sortie de crise pérenne et par le rapport de force existant entre Tripoli et Tobrouk, ainsi que par les particularités du contexte géopolitique.
Ivan KOPYTZEV – politologue, stagiaire au Centre d’études du Moyen-Orient et de l’Afrique, Institut d’études internationales, MGIMO, ministère des affaires étrangères de Russie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »