La Turquie, bien que n’ayant pas atteint les normes de la démocratie européenne dans son développement politique interne, a quand même réalisé des progrès considérables en ce qui concerne la concurrence politique entre les principaux partis, le respect des droits civils des électeurs et la transparence des élections. Les élections municipales du 31 mars 2024, à l’issue desquelles les candidats du principal parti d’opposition, le Parti Républicain du Peuple (CHP), ont remporté une victoire écrasante avec une légère marge, constituent un exemple clair du développement de la démocratie turque.
Les kémalistes, c’est-à-dire le CHP, ont non seulement réussi à conserver le pouvoir dans les grandes villes de Turquie (notamment Istanbul, Ankara et Izmir), mais ont également gagné dans de nombreuses autres provinces. Avec un taux de participation de 78,11 %, le CHP a remporté les élections locales dans 35 villes face au parti au pouvoir, l’AKP, pour la première fois en 20 ans. En plus d’Istanbul, Ankara, Izmir et Antalya, les kémalistes ont pris le pouvoir à Bursa et à Tekirdag (dans 14 des 30 métropoles, les maires deviendront leurs représentants).
Il est à noter que le CHP a réussi non seulement dans une grande partie de l’Ouest de la Turquie comme prévu, ceci tenant compte de l’électorat plus libéral et des maires républicains actuels des grandes villes, mais aussi dans les régions plus conservatrices proches de la mer Noire et de l’Anatolie centrale, qui étaient traditionnellement considérées comme hostiles à ses politiques et aux partisans d’Erdoğan.
En tenant compte du développement relatif de la démocratie turque, il faut reconnaître que la Turquie moderne a en fait connu une scission politique. Pour être plus précis, le pouvoir républicain reste entre les mains du parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), dirigé par le président Recep Erdoğan, tandis que le pouvoir local est transféré au principal parti d’opposition, le plus ancien, fondé par Kemal Atatürk en septembre 1923.
Étant donné qu’au sein du parlement lui-même (GNST), les Républicains ont 35 % (212 députés sur 600 sièges) et l’AKP 49,5 % (322 députés), on peut dire que la tension politique en Turquie a tendance à persister. Cette dernière n’est pas tant due aux performances quantitatives des principaux partis rivaux au parlement, mais plutôt à la différence de leurs programmes politiques et de leurs orientations extérieures, ainsi qu’à une grave crise financière et économique persistante, causée en grande partie par les incohérences de la politique économique du président R. Erdoğan et sa diplomatie qui accentue les désaccords avec les principaux alliés occidentaux de la Turquie.
Aussi difficile que cela ait été, Recep Erdoğan a reconnu la défaite de son parti et la victoire des kémalistes, estimant que le peuple, en votant, a envoyé des signaux et des avertissements au parti au pouvoir concernant ses erreurs commises. « Neuf mois après notre victoire à l’élection de mai 2023, nous n’avons malheureusement pas pu obtenir le résultat que nous souhaitions aux élections municipales », déclara-t-il dans un discours adressé aux citoyens turcs.
Le dirigeant turc a affirmé que les élections municipales ont une fois de plus montré au monde que c’est la démocratie qui a triomphé en Turquie. « Quels que soient les résultats, le vainqueur de ces élections sera avant tout notre démocratie, la volonté de notre peuple. Les vainqueurs du marathon électoral, avant tout, sont devenus non pas les candidats, mais la Turquie, l’ensemble des 85 millions de citoyens du pays, quelle que soit leur affiliation politique ».
Erdoğan a décidé de ne pas ignorer les résultats des élections municipales et de ne pas agir contre la volonté des citoyens, promettant de corriger, au cours des cinq prochaines années, les « erreurs commises » et d’analyser les messages des citoyens. Peut-être que, dans ce discours à la nation, le président turc transmet également aux forces extérieures intéressées (principalement les États-Unis), qu’il reconnait le succès du CHP pro-américain comme une sorte de gage pour établir des liens financiers et économiques plus productifs afin de surmonter les conséquences de la grave crise.
Le fait que les grandes villes turques, regroupant les principaux capitaux et infrastructures financières, restent sous le contrôle des kémalistes, fait vaciller les espoirs d’Erdoğan quant à un revirement des relations avec les États-Unis et l’Europe. Dans un même temps, les maires d’Istanbul (Ekrem Imamoglu) et d’Ankara (Mansur Yavaş) conservent une cote de popularité élevée et aspirent à la présidence turque lors des prochaines élections. Compte tenu de la différence d’âge en faveur des kémalistes en herbe (notamment E. Imamoglu), l’AKP pourrait perdre également le pouvoir républicain dans un avenir proche.
Comme on le sait, le CHP sous la direction de Deniz Baykal, a occupé des positions centristes jusqu’en 2010. Mais après sa démission, le nouveau chef du parti, Kemal Kilicdaroglu, a ramené le CHP dans le giron de la politique de centre-gauche et l’a proclamé « parti social-démocrate moderne » axé sur l’intégration européenne et le renforcement de l’alliance militaro-politique avec les États-Unis et l’OTAN.
Après la défaite de K. Kilicdaroglu au second tour de l’élection présidentielle de 2023,R. Erdoğan, ayant obtenu 47,8 % des voix, il y eut des changements organisationnels au sein du CHP. Plus précisément, en novembre 2023, lors du 38ème congrès du parti, Ozgur Ozel fut élu comme nouveau chef du CHP, suite à une proposition de l’opposition interne. En d’autres termes, les « jeunes libéraux » ont pris le dessus sur le « conservateur raffiné ». Le CHP compte aujourd’hui près de 1,5 million de membres, et la récente victoire aux élections locales pourrait constituer une nouvelle motivation à élargir les rangs du parti.
Par conséquent, on peut conclure que de novembre 2023 à mars 2024, le CHP a pris un certain nombre de mesures efficaces pour corriger ses erreurs précédentes, a misé sur des politiciens jeunes et reconnus, a modifié sa tactique de travail avec l’électorat, et à l’issue de cela a remporté les élections municipales. À cela il faut ajouter qu’à la veille des élections du 31 mars, le CHP eut comme alliés objectifs la dynamique de détérioration de l’économie turque et les erreurs de politique financière et bancaire du président R. Erdoğan (la hausse des taux d’intérêt de la Banque Centrale, l’hyperinflation, la dévaluation rapide de la livre turque, la détérioration du bien-être des masses et l’appauvrissement).
Il est également indéniable que les États-Unis ont d’une certaine manière intervenu dans la campagne électorale. En particulier, il s’agit des mesures préventives du Ministère des Finances des États-Unis concernant les sanctions secondaires, conformément au fameux décret du Président Joseph Biden de décembre 2023. Cette pression exercée par les Américains a forcé les autorités turques à ne pas interférer dans le processus de refus de paiement des banques sur les transactions des entreprises russes et des exportateurs turcs de biens à double usage vers la Fédération de Russie. Par conséquent, cette intervention extérieure a davantage aggravé la situation des entreprises turques.
Ces résultats se confirment également à travers la réaction des jeunes électeurs turcs et de la communauté des experts. Ainsi, Ege Ersoz, un étudiant âgé de 19 ans, a déclaré : « Le peuple turc a ouvert les yeux et a voté pour les candidats qui se soucient de l’économie, de l’éducation des jeunes et de l’avenir de la Turquie ». La Turquie est un pays dynamique, avec une forte concentration de jeunes. Et lors des périodes de crise précédentes, le vecteur de la lutte politique interne de la société turque, lui aussi variait à bien des égards de l’opinion des jeunes.
À son tour, Selim Sazak, directeur de la société de conseil Sanda Global (Ankara), société qui a conseillé plusieurs campagnes lors des élections locales, a déclaré : « C’est un signal fort. Les électeurs disent au gouvernement que l’économie leur porte vraiment préjudice ».
Yusuf Jan, analyste au Woodrow Wilson International Center for Scholars à Washington, en évaluant les élections du 31 mars, souligna : « Ces résultats placeront Imamoglu et le CHP au centre de la politique turque ». C’est évidemment ce qu’attendent les États-Unis.
Erdoğan devra tenir compte non seulement des résultats des élections locales, mais aussi de l’opinion des kémalistes qui montent en puissance. Dans son discours aux citoyens après les résultats des élections, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, déclara : « Mes chers habitants d’Istanbul, vous avez aujourd’hui ouvert la porte à un nouvel avenir. À partir de demain, la Turquie sera différente. Vous avez ouvert la porte à l’épanouissement de la démocratie, de l’égalité et de la liberté ».
Il convient de noter qu’Erdoğan a particulièrement essayé d’empêcher Imamoglu de participer aux élections politiques, exigeant avant l’élection présidentielle de 2023 de confirmer la légitimité de la victoire du jeune politicien à Istanbul en 2019. En fin de compte, Erdogan a réussi à se débarrasser d’un rival gênant lors de la précédente élection présidentielle, mais a perdu contre lui le 31 mars. Le dirigeant turc lui-même s’était lancé autrefois dans la politique nationale en devenant maire d’Istanbul, mais aujourd’hui, cette histoire se répète avec son adversaire.
Ekrem Imamoglu est considéré par beaucoup comme l’étoile montante de l’opposition turque, qui a battu son rival de l’AKP, Murat Kurum, ancien fonctionnaire et ministre de l’environnement, avec une marge significative (d’environ 10 %).
Si, avant les élections de mars, des analystes et des représentants de l’AKP ont laissé entrevoir la possibilité d’élections présidentielles anticipées en Turquie en cas de succès de l’opposition et de troisième mandat de Recep Erdoğan, après les résultats décevants du scrutin du 31 mars, le chef de l’AKP a renoncé à l’idée d’élections anticipées. En d’autres termes :
a) L’expérimenté Erdoğan, évaluant sobrement ses chances de gagner, ne veut pas lamentablement perdre contre Imamoglu à la fin de sa carrière politique ;
b) Erdoğan n’est pas en bonne forme physique et ses problèmes de santé peuvent lui jouer « un mauvais tour » ;
c) il faut faire une pause jusqu’aux prochaines élections, et en cinq ans, relever la cote de l’AKP et préparer un candidat à la succession.
C’est vrai qu’il y a du temps et que les candidats ne manquent pas, mais avec un leader aussi charismatique, il est difficile de trouver un deuxième Erdoğan. Simplement, tous ses autres compagnons de parti ont un train de retard non seulement par rapport à Erdoğan lui-même, mais aussi par rapport à ses vrais concurrents en la personne de Imamoglu ou de Yavaş.
Néanmoins, des opinions ont récemment commencé apparaître sur le potentiel successeur d’Erdoğan en la personne de son gendre Selcuk Bayraktar. Ce dernier est marié à sa fille Sümeyya et supervise le complexe industriel de défense (cofondateur de la compagnie Baykar Teknoloji), dont les drones « Bayraktar-TB2 » ont été activement utilisés par l’armée azerbaïdjanaise en 2020-2023 et par l’armée ukrainienne en 2022-2024. Selcuk Bayraktar n’exclut pas qu’Erdogan pourrait lui proposer de se présenter aux prochaines élections. En même temps, il partage l’orientation politique d’Erdoğan associée à une stratégie de néo-ottomanisme et de néo-panturanisme, condamne la politique d’Israël à l’égard de la Palestine et les actions militaires de Tsahal dans la Bande de Gaza, vise à développer le complexe de défense et à renforcer l’Organisation des États turciques.
Cependant, Selcuk Bayraktar reste un « ovni politique » aux données insuffisamment connues pour un politicien (surtout pour un dirigeant d’un pays du Moyen-Orient aussi difficile que la Turquie). Bien sûr, l’Orient est un sujet délicat, et souvent les liens du sang et l’hérédité l’emportent sur les principes de la démocratie et de la logique politique. Autrement dit, tout peut être permis, ou rien n’est exclu.
Néanmoins, la Turquie est un pays qui possède de grandes traditions historiques et politiques. Les élections du 31 mars ont montré que la société turque n’est pas particulièrement enthousiaste à l’idée d’un renforcement ultérieur du clan Erdoğan, alors que l’économie est toujours en difficulté. Selcuk Bayraktar n’est ni un physicien qui développerait les drones et leur donnerait sans aucune modestie son nom de famille, ni même un politicien ayant de l’expérience et du mérite devant l’État turc. On peut le qualifier pour l’instant de figurant ou de banquier qui contrôle les caisses publiques (ou plutôt familiales) et fait de la publicité des drones turcs dans les étendues du monde turcique et dans les zones de conflit sous la responsabilité de l’OTAN (notamment en Ukraine).
Entre-temps, l’AKP et l’entourage de Recep Erdoğan comptent des politiciens et des dirigeants accomplis qui pourraient légitimement lui succéder lors de la prochaine élection présidentielle. Et l’un de ces favoris d’Erdoğan pourrait être Hakan Fidan, un homme dont on parle peu mais qui a fait ses preuves, qui est expérimenté, fiable, éduqué, qui est passé par l’école du renseignement et de la diplomatie. Il est vrai qu’aujourd’hui il est trop tôt pour tirer une conclusion sur 5 ans, même si ce n’est pas pour rien qu’Erdoğan a transféré Fidan du MİT au Ministère des Affaires Étrangères.
Bien entendu, les élections du 31 mars ont non seulement signalé des changements possibles dans la politique intérieure et étrangère de la Turquie, mais ont aussi, dans un certain sens, laissé perplexes les alliés et partenaires d’Erdoğan, qui, avec son autorité, avait brisé les stéréotypes antérieurs et permis des virages brusques dans la diplomatie sans se soucier des conséquences (en ignorant souvent l’avis du principal allié, les États-Unis).
Ainsi, en Azerbaïdjan et en Russie, les experts s’interrogent sur ce que les changements probables en Turquie pourraient signifier pour leurs pays. Bien entendu, l’arrivée au pouvoir du CHP ne signifie pas qu’Ankara cessera d’être guidée par ses intérêts nationaux, qu’elle ne prendra plus en compte le pragmatisme d’un partenariat profitable et qu’elle abandonnera le vecteur turcique de sa diplomatie, etc… Mais le CHP n’est pas l’AKP, et Imamoglu n’est pas du tout Erdoğan. Oui et tout est sujet à changement, rien n’est éternel. Toutefois, nous aborderons cet aspect de la transformation turque dans de nouvelles publications.
Alexander SVARANTS – Docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour le webzine « New Eastern Outlook »