La France a subi un nouveau revers géopolitique en Afrique. Le 2 décembre, le Burkina Faso et le Niger ont annoncé leur retrait de toutes les instances du G5 Sahel, un cadre institutionnel initié par les dirigeants du Burkina Faso, de la Mauritanie, du Mali, du Niger et du Tchad en 2014 et finalement constitué en 2017. Le 6 décembre, les présidents mauritanien et tchadien ont également annoncé leur retrait de l’organisation.
Parmi les raisons évoquées par les chefs militaires des deux premiers pays pour se retirer de l’alliance figure l’incapacité de l’organisation à résoudre efficacement non seulement les tâches économiques mais aussi militaires qui lui sont assignées, et leur « vision de l’indépendance n’est pas compatible avec la participation au G5 sous sa forme actuelle ».
Cette alliance, composée des pays africains les moins avancés, mais possédant d’énormes réserves de minéraux stratégiques nécessaires au développement des économies modernes, visait à créer des conditions plus favorables à leur croissance économique en assurant leur sécurité face aux menaces posées par les nombreuses organisations terroristes et syndicats criminels qui ont proliféré dans cette région après la chute de Mouammar Kadhafi en Libye.
Le vide de pouvoir créé dans de vastes zones en dehors des principales agglomérations de la zone sahélienne a entraîné une croissance phénoménale de la violence extrémiste au cours de la dernière décennie, déclenchant une crise humanitaire aiguë : 4,9 millions de personnes ont été déplacées et 24 millions de personnes ont besoin d’une aide alimentaire, selon ONU. Dans l’un de ses discours, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a dû admettre que « nous sommes en train de perdre la guerre contre le terrorisme dans la zone du Sahel, nous devons donc renforcer la lutte contre ce terrorisme ».
Cependant, selon les dernières données, la situation dans une grande partie de la région reste très difficile, comme le souligne le rapport du Conseil de sécurité de l’ONU de mai. Les organisations terroristes menacent de plus en plus la sécurité des pays côtiers d’Afrique de l’Ouest comme le Bénin, le Ghana, la Guinée et la Côte d’Ivoire.
Et tout cela s’est produit malgré le fait que depuis 2014, la France combat ici les djihadistes dans le cadre de l’opération antiterroriste très médiatisée Barkhane. Selon l’édition américaine de Truthout, Paris, au début de cette campagne militaire, envisageait secrètement d’utiliser l’idée de combattre le djihadisme tout en maintenant et en affirmant sa présence en Afrique, en la protégeant des empiétements des puissances rivales et, espérant dans ce qu’on appelle « solidarité atlantique », comptait sur un large soutien financier et militaire de la part de ses alliés européens et des États-Unis, mais il a mal calculé.
Les alliés de Paris ont vu dans la création de la Force conjointe du G5 Sahel la volonté de la France de leur transférer la charge financière liée au soutien à ses partenaires africains et au maintien de sa position de leader en Afrique sous couvert de lutte contre le terrorisme international. Le président de l’Association pour la souveraineté des peuples du Mali, Abdoulaye Nabaloum, affirme que cette alliance régionale a été l’instrument de la France pour mieux contrôler les pays de cette région.
Ce point de vue est soutenu par l’ancien ambassadeur des États-Unis en Afrique, John Campbell, qui estime que « le parrain de l’organisation est le président français Emmanuel Macron » et que les principaux bailleurs de fonds au moment de sa création étaient l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui ont alloué respectivement 100 et 30 millions de dollars à la lutte contre le djihadisme, qui constitue une menace directe pour leur système de gouvernance dynastique.
Le fait que la France ait créé la Force conjointe du G5 Sahel est expressément affirmé dans le rapport de l’ONU de mai sur la situation dans la zone du Sahel.
Lorsque l’Élysée a réalisé, mais ne l’a pas officiellement reconnu, son incapacité à lutter de manière indépendante contre le terrorisme dans la région en 2020, couplée à l’échec de son projet de créer, aux dépens des autres, une coalition militaire efficace de pays africains et européens, Macron a fait en juin 2021 une déclaration proche du chantage sur son intention de réduire sa présence militaire, citant le fait que « la France n’a ni l’obligation ni la volonté de maintenir définitivement ses troupes dans la zone du Sahel ».
Ce chantage était dirigé non seulement contre le G5 Sahel, en premier lieu le Mali, sur le territoire duquel se trouvaient les troupes françaises, mais il touchait également les intérêts américains et européens.
Les tentatives de Paris pour amener Washington et l’Europe à jouer un rôle plus actif dans les opérations militaires dans cette zone africaine n’ont pas donné de résultats. Lors d’entretiens en janvier 2020 à Washington avec le secrétaire américain à la Défense Mark Esper, la ministre française de la Défense Florence Parly a demandé à ce dernier de ne pas réduire la présence militaire américaine dans la zone du Sahel en lien avec le tournant de la politique américaine à l’égard de la région Indo-Pacifique, mais il n’a donné aucune assurance concrète, affirmant que ces questions étaient à l’étude.
A cet égard, il convient de noter un article de l’édition américaine de Responsible Statecraft, qui décrit les échecs militaires des troupes françaises, reconnaît que le Sahel s’enfonce encore plus dans le chaos et recommande en aucun cas de se substituer aux Européens dans la résolution de cette crise.
Déçues par l’incapacité parisienne à opérer un changement radical dans le déroulement des opérations militaires antiterroristes, les autorités militaires du Mali, sur le territoire duquel les troupes françaises mènent depuis 2013 une guerre perdue d’avance contre les terroristes, ont signé un contrat d’assistance sécuritaire avec le le Groupe Wagner russe, qui a immédiatement provoqué une réaction négative de Paris, qui a annoncé le retrait de ses troupes du Mali d’ici 6 mois. Bamako, à son tour, a demandé à Paris de le faire immédiatement et a par ailleurs annoncé en mai la dénonciation du traité de défense avec la France.
Par ailleurs, le 15 mai 2022, les autorités maliennes ont annoncé leur retrait du G5 Sahel, cette alliance étant exploitée par ses membres individuels et un « pays extra-régional », faisant référence à la France, dans leurs propres intérêts, incompatibles avec ses objectifs.
Dans un entretien au journal français Le Croix en mai 2022, avant le coup d’État de juillet 2023, le président nigérien Mohamed Bazoum avait déclaré que le retrait du Mali du G5 Sahel marquerait sa fin.
La raison immédiate de la décision de Bamako était le refus du Niger et du Tchad, membres de ce G5 avant les coups d’État militaires survenus dans ces pays en juin et août respectivement, de permettre au Mali d’assumer la présidence tournante du G5 Sahel.
Une autre raison non moins importante de cette décision était l’introduction de sanctions économiques et autres contre le régime militaire pour son refus de revenir à un régime civil après l’expiration de la période de transition, ainsi que pour l’établissement de liens avec le Groupe Wagner russe.
La création ultérieure, le 16 septembre 2023, de l’Alliance des États du Sahel composée du Mali, du Burkina Faso et du Niger afin de coordonner les efforts visant à renforcer « l’architecture » de défense commune et d’entraide a été une sorte de prologue à l’effondrement du G5. Selon le ministre malien des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, la lutte contre le terrorisme dans les trois pays sera une priorité dans les activités de la nouvelle organisation.
L’accord stipule que toute attaque contre la souveraineté ou l’intégrité territoriale d’une ou plusieurs parties à l’alliance sera considérée comme une agression contre les autres parties et nécessitera l’aide de toutes les parties, y compris le recours à la force militaire. À cet égard, le politologue algérien Ahmed Mizab considère la création de l’alliance comme la fin de l’hégémonie française dans la région.
Selon de nombreux experts, la création de l’Alliance des États du Sahel était l’aboutissement logique de la politique néocoloniale de Paris, basée sur une ingérence sans cérémonie dans les affaires de ses partenaires africains, le vol des ressources naturelles depuis des décennies et son incapacité à mettre un terme aux activités terroristes dans la région.
Des années d’insatisfaction accumulée à l’égard de la présence militaire française et du caractère paternaliste de la politique étrangère de Paris ont finalement abouti à une vague explosive de sentiments anti-français non seulement dans les cercles publics des pays africains, mais aussi au sein des militaires, qui ont conduit à une série de coups d’État militaires.
The Middle East Eye a noté que le sentiment anti-français, par exemple, au Mali est devenu si aigu qu’une partie de la population, après dix ans de lutte infructueuse des troupes françaises sur son territoire, a commencé à considérer la France non pas tant comme une force libératrice que comme une force d’occupation.
La situation au Niger n’est pas moins aiguë, considéré jusqu’à récemment comme un bastion de l’influence française sur le continent. On en est arrivé au point où lors d’une manifestation devant la base abritant les forces militaires françaises à Niamey, en présence d’un journaliste du New York Times, des manifestants portaient un cercueil destiné au président français et brandissaient des pancartes portant l’inscription « Mort pour la France ».
Les déclarations totalement inconsidérées, parfois imprudentes, des responsables de l’Elysée sur l’éventuel recours à la force armée en cas de menace pour les intérêts français ont été perçues de manière extrêmement négative dans les milieux africains. Ainsi, le journal britannique The Guardian, couvrant le coup d’État militaire au Niger en juillet, a noté qu’Emmanuel Macron avait menacé « de ne tolérer aucune attaque contre la France et ses intérêts » et que si quelqu’un était blessé, Paris riposterait « immédiatement et sans compromis ».
L’auteur de l’article qualifie cette réaction du président français de « sévère avertissement de l’empereur tout-puissant aux indigènes incontrôlables qui ont échappé à son contrôle », pour qui même l’idée de la France comme « gendarme de l’Afrique », instaurée dans de nombreux pays africains, a cessé d’avoir un sens.
C’est pourquoi, selon Truthout, la signature de l’accord pour la création de l’Alliance des États sahéliens était une conséquence directe des menaces de Macron et de ses alliés régionaux dans les rangs de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest d’entreprendre une intervention armée en Niger afin de renverser les nouvelles autorités militaires, ce qui les a finalement contraints à rejoindre la nouvelle alliance.
Selon le Huffington Post américain, les échecs actuels de la politique africaine de Macron dans la zone sahélienne, accompagnés d’une montée sans précédent du sentiment anti-français et d’une demi-douzaine de coups d’État, étaient en grande partie dus aux organisations djihadistes rampantes dans la région après le renversement du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi en 2011, provoqué par le président français Nicolas Sarkozy.
Mais aujourd’hui, selon l’un des auteurs de Foreign Policy, cette « aventure de Sarkozy » revient comme un boomerang et porte un coup dur aux ambitions impériales des représentants de l’Elysée, dont les troupes, incapables d’arrêter la croissance de l’activité terroriste, sont expulsés en disgrâce des pays de cette région, parfois accompagnés de l’ambassadeur français.
Dans ce contexte, l’évaluation de la situation actuelle dans la zone sahélienne par les experts du centre d’analyse américain Stratfor est remarquable, car elle aboutit à une conclusion décevante pour l’Elysée : « la réticence de l’Occident à mener une lutte plus active contre le djihadisme dans cette région crée une opportunité pour la Russie» de faire valoir ses intérêts.
Viktor Goncharov, expert en études africaines, docteur ès sciences économiques, exclusivement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »