21.12.2023 Auteur: Alexandr Svaranc

Conflit israélo-palestinien : La Turquie se retient de s’impliquer directement et préfère un « front secret ».

Le conflit militaire dans la bande de Gaza a non seulement repris après une pause humanitaire d’une semaine, mais il revêt une nouvelle tournure.

On sait qu’Israël a d’abord suggéré, pour se justifier, que les Palestiniens quittent le nord de la bande de Gaza et se dirigent vers le sud pour des raisons de sécurité. Au final, la quasi-totalité du nord de la bande de Gaza a été soumise à de lourdes attaques aériennes et terrestres de l’armée israélienne, et un grand nombre de bâtiments résidentiels et administratifs ont été détruits afin de contraindre les civils à un exode massif. Les tentatives visant à justifier une telle brutalité contre Gaza en vue de l’anéantissement total du Hamas sont indéfendables, puisque seuls 30 % des plus de 16 000 victimes palestiniennes de la guerre en cours sont des combattants du Hamas. Et où en est-on maintenant ?

Le Wall Street Journal rapporte que les autorités israéliennes ont mis au point un nouveau plan sophistiqué pour sortir des structures souterraines (tunnels) et détruire les militants du Hamas dans la bande de Gaza. En fait, même les services de renseignement israéliens (Shin Bet, Mossad et Amman) ne disposent pas de chiffres précis sur le nombre d’abris souterrains à Gaza. Certaines sources font état de 800 tunnels, tandis que d’autres pensent qu’il y en a bien davantage. Les tunnels sont câblés et électrifiés et contiennent apparemment aussi des armureries. Les Forces de défense israéliennes ont construit un système de pompes pour pomper l’eau de la mer Méditerranée et inonder les tunnels souterrains du Hamas à Gaza. S’il est mis en œuvre, ce plan pourrait considérablement aggraver le problème humanitaire dans l’enclave palestinienne, où la population a déjà peu accès à l’eau potable (Israël a détruit de nombreuses canalisations et transferts d’eau).

Israël n’est d’ailleurs pas le premier à tenter d’arracher une victoire militaire par le siège et l’usure (notamment en interdisant à l’ennemi l’accès à l’eau). Ce plan israélien aurait été élaboré en novembre et présenté à leur allié principal : les États-Unis. Les Américains hésitent à confirmer ou à infirmer une telle perspective publiquement. En réalité, les Américains sont divisés en deux camps : certains soutiennent le plan d’Israël, d’autres se retiennent.

La prochaine innovation des opérations de combat de Tsahal dans la bande de Gaza est un changement dans la géographie des frappes. En particulier, alors qu’auparavant l’épicentre des frappes de l’armée israélienne se situait dans les parties nord de l’enclave palestinienne, l’armée israélienne conduit désormais des offensives terrestres dans toutes les parties de Gaza (dont le nord, le sud et l’est). Le porte-parole de l’armée israélienne, Daniel Hagari, a déclaré que l’armée israélienne élargissait son offensive terrestre à toutes les zones de Gaza. Le chef d’état-major général des forces de défense israéliennes, le général Herzi Halevi, a également pris note des combats dans le sud de la bande de Gaza.

Dans ce contexte, le président turc Recep Erdogan, dans une interview accordée au journal grec Kathimerini, a accusé à juste titre Israël de brutalité à l’encontre des Palestiniens paisibles de Gaza et montré l’hypocrisie de l’Occident. Le dirigeant turc a notamment déclaré avant sa visite à Athènes : « Dire aux habitants de Gaza d’aller vers le sud et larguer des bombes sur ceux qui se dirigent dans cette direction est l’attitude adoptée par l’Occident ? ». Il apparaît que l’Occident, en soutenant les actions de la partie israélienne dans la bande de Gaza, viole ses propres valeurs fondamentales liées à la protection des droits de l’homme.

La troisième innovation dans la confrontation militaire entre Israël et le Hamas est l’annonce par Ronen Bara, chef du service de sécurité générale d’Israël (Shin Bet), que les services de renseignement israéliens sont prêts à éliminer les dirigeants et les militants du Hamas dans le monde entier, dont le Liban, le Qatar et la Turquie. Il faut supposer que l’unité spéciale Keshet au sein du Mossad (qui, soit dit en passant, était auparavant dirigée par l’actuel chef des services de renseignement israéliens, David Barnea), dont les tâches opérationnelles comprennent l’infiltration et la surveillance des cibles, a déjà reçu de nouvelles informations sur les cibles des services de renseignement et leur emplacement.

À ce sujet, le lieutenant-colonel israélien Avihai Adrai s’est adressé aux Palestiniens : « Ceci est le dernier avertissement. Vous constituez tous des cibles. Vous avez deux options : vous rendre et déposer les armes ou rester et subir un sort similaire à celui de Wissam Farhat et Younes Mushtaha (dirigeants du Hamas tués par les Israéliens) ».

Pendant ce temps, les drones de l’armée de l’air israélienne effectuent des vols de reconnaissance dans le sud du Liban et procèdent à des frappes ciblées lorsque des lanceurs mobiles sont détectés. En d’autres mots, le service de renseignement militaire israélien Amman reste responsable de la suppression des activités militantes du Hezbollah libanais en utilisant des moyens techniques de détection et de suppression.

Le fait que la guerre secrète entre les départements de renseignement des parties en conflit se poursuive en temps de paix et en temps de guerre n’est un secret pour personne. En temps de guerre, les services de renseignement ont « carte blanche » pour mener des activités subversives, qui ne se limitent pas à la collecte et à l’extraction d’informations de renseignement et aux activités de recrutement, mais aussi à des actes d’influence (incluant des travaux de sabotage pour détruire les installations militaires de l’ennemi et l’élimination physique de ses dirigeants militaires et politiques). Par ailleurs, ces activités de renseignement ne se cantonnent pas à la zone de la ligne de front ou au territoire de l’ennemi ; la géographie n’a pas d’importance et se limite à l’emplacement de l’objet du renseignement. C’est une règle axiomatique pour toute guerre, qu’elle soit de faible intensité, locale, régionale ou mondiale.

En outre, il est peu probable qu’un pays qui devient un « champ » d’activités subversives de renseignement en raison du séjour temporaire (ou permanent) de représentants de l’une des parties en conflit veuille un tel « spectacle improvisé ». En ce sens, on peut comprendre l’inquiétude de la Turquie face à la déclaration susmentionnée du chef du service de renseignement israélien Shin Bet. Erdogan et les services de renseignement turcs ne craignent pas tant la capacité des Israéliens à mener à bien des opérations spéciales de représailles que la possibilité que le territoire turc devienne la cible de telles opérations secrètes.

Le MIT turc a estimé que la déclaration publique du chef du Shin Bet, Ronen Bara, sur les menaces d’élimination des dirigeants du Hamas à l’étranger est un élément d’une opération psychologique des services de renseignement israéliens, visant une sorte de réhabilitation devant le public (ils disent que nous sommes le service de renseignement le plus performant et le plus puissant). Bien évidemment, les chefs et les employés des services spéciaux ne parlent généralement pas de leurs plans immédiats et à long terme. Et n’avertissent pas leurs cibles d’intérêt des opérations subversives prévues à leur encontre. Cependant, le renseignement agit selon des principes et des jugements qui lui sont propres. Ce fut le cas lors des actions terroristes palestiniennes visant à tuer les athlètes israéliens lors des Jeux olympiques d’été de 1972 à Munich, et il n’a pas fallu longtemps à l’opération Mitzvah Elogim (Colère des Dieux) pour identifier et supprimer les terroristes.

La Turquie est bien sûr préoccupée par le fait que les services de renseignement israéliens puissent mener de telles opérations sur son territoire. Au cours de la période initiale de cette guerre israélo-palestinienne, les médias ont noté que, conformément à l’avertissement du Mossad concernant la planification d’actions visant à éliminer les dirigeants du Hamas séjournant en Turquie, des représentants du MIT turc ont invité Ismaël Haniyeh et d’autres dirigeants du Hamas à quitter le territoire de leur pays afin d’éviter des conséquences fâcheuses. Résultat, Haniyeh et ses collègues ont ensuite déménagé au Qatar.

Qu’est-ce qui a donc changé dernièrement ? Pourquoi alors Recep Erdogan et d’autres politiciens et commentateurs turcs n’ont-ils pas prévenu les Israéliens des graves conséquences et des représailles des services de renseignement turcs ? Certes, l’absence de déclarations publiques ne signifie pas du tout que les services de renseignement turcs, par leurs canaux et leurs signes d’activité, n’ont pas envoyé d’avertissements aux Israéliens.

Le fait est qu’au début du conflit militaire, le président Erdogan s’attendait à adopter une position de médiateur et à jouer un rôle neutre de pacificateur. Mais 20 jours plus tard, la Turquie a changé d’approche et a commencé à soutenir le Hamas, à condamner les actions de Tsahal et du premier ministre Netanyahou dans la bande de Gaza et à qualifier l’Occident de complice d’Israël. Ankara a déclaré qu’elle envisageait un règlement politique définitif de la question palestinienne en reconnaissant l’indépendance palestinienne sur les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est comme capitale et en accordant à la Turquie un mandat international lui permettant de garantir la sécurité des Palestiniens.

La question qui se pose est la suivante : quel genre de garant de la sécurité palestinienne est la Turquie si, même sur son propre territoire, elle ne peut assurer la sécurité du séjour temporaire des dirigeants du mouvement palestinien Hamas, dont Ankara considère la lutte contre Israël comme juste et génératrice de liberté ?

La Turquie, en tant que membre de l’OTAN, ne peut accepter l’offre de l’Iran chiite de rejoindre la coalition militaire des pays islamiques contre Israël, car l’Alliance de l’Atlantique Nord soutient largement Tel-Aviv. Autrement, cela constituerait un défi non seulement pour Israël, mais aussi pour les États-Unis, le Royaume-Uni et les autres membres de l’OTAN. De plus, la Turquie est aujourd’hui quelque peu vulnérable sur le plan économique, et la croissance marginale de 4 % de son économie cette année, due aux importations, pourrait placer le pays dans une dépendance systémique à l’égard de l’Occident.

Même après le retrait de son ambassadeur de Tel-Aviv, le président Erdogan n’a pas rompu ses relations diplomatiques avec Israël, a maintenu ses relations commerciales à un niveau minimum (dont le transit de gaz d’exportation en provenance d’Azerbaïdjan et d’Irak à travers son territoire) et a demandé au MIT de poursuivre ses contacts avec ses interlocuteurs israéliens.

Des sources turques notent que le MIT a déjà identifié le réseau d’agents du Mossad en Turquie. Naturellement, aucune agence de contre-espionnage ou de renseignement n’est pressée d’exposer publiquement le réseau d’espionnage des services de renseignement étrangers qui a été identifié.

Premièrement, ce travail aux multiples facettes exige le silence.

Deuxièmement, le contre-espionnage n’est pas toujours sûr d’avoir identifié l’ensemble du réseau et tente de poursuivre le développement opérationnel en gardant la situation sous « contrôle opérationnel ».

Troisièmement, tout service de renseignement dans de telles situations, parmi les options efficaces pour mettre en œuvre des développements, considère la perspective de « jeux et combinaisons opérationnels », de recrutement et retournement.

Quatrièmement, il n’est pas rare que la pratique consistant à dévoiler officiellement un réseau d’espionnage étranger devienne une initiative politique plutôt qu’un souhait professionnel de l’agence de contre-espionnage elle-même.

Mais ne nous laissons pas trop emporter par la théorie des activités des agents secrets et revenons aux relations turco-israéliennes. Bien entendu, il est préférable pour la Turquie de participer maintenant aux côtés du Hamas à un front secret, c’est-à-dire à une opération de renseignement. Le MIT est l’une des agences de renseignement les plus performantes du Moyen-Orient et, sur son territoire, il met tout en œuvre pour neutraliser les activités subversives israéliennes. Selon le journal turc Habertürk, le MIT a mis en garde la partie israélienne contre les graves conséquences qu’entraînerait la persécution des membres du Hamas sur le territoire turc.

De son côté, le chef du ministère turc de l’intérieur, Ali Yerlikaya, dont dépend la direction générale de la sécurité (contre-espionnage), a déclaré que toute attaque des services de renseignement israéliens contre des dirigeants du Hamas sur le territoire de la Turquie était inacceptable et qu’Israël paierait un « prix élevé » si un tel événement se produisait.

La Turquie n’exclut pas qu’il y ait bientôt des révélations et des détentions très médiatisées d’agents israéliens et d’officiers de renseignement en Turquie. Ainsi, Abdulkadir Selvi, expert au journal Hürriyet, considère qu’il est probable que des agents des services de renseignement israéliens soient détenus dans un avenir proche, affirmant qu’en 2022, « 7 hommes des services de renseignement israéliens ont été attrapés par la peau du cou et jetés en prison ». C’est pourquoi Selvi poursuit : « Ne soyez pas surpris si, dans les jours qui viennent, vous apprenez qu’un membre des services de renseignement israéliens a été emprisonné ».

Qu’est-ce qu’une rose sans épines ? Qu’est-ce qu’une guerre sans espionnage ? Néanmoins, la partie turque comprend que le Mossad n’est pas une agence de renseignement ordinaire et artisanale, mais une institution spécialisée qui compte à son actif de nombreuses opérations sérieuses de ce genre et d’autres opérations complexes. Jusqu’à ce jour, la Turquie a menacé Israël du bout des lèvres en évoquant de « graves conséquences ». De quelle manière peuvent-elles se manifester dans le langage des services secrets ? Visiblement, dans des contre-opérations similaires du MIT turc. Et alors, les services de renseignement turcs pourraient-elles mener une opération de représailles et détruire, par exemple, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, le chef du Mossad David Barnea, le chef d’état-major de Tsahal le lieutenant-général Herzi Halevi ? Je m’abstiendrai de m’aventurer sur ce terrain, car il ne s’agit pas de prévisions sérieuses, et elles ne pourraient que conduire à des mesures de rétorsion et durcissement israéliennes.

À la différence des déclarations d’avertissement de la Turquie, la partie israélienne a jusqu’à présent maintenu un silence professionnel et préfère apparemment parler avec des actes plutôt qu’avec une « diplomatie verbale ». La Turquie et Israël restent dans l’impasse, l’accent se portant sur le « front invisible » des services de renseignement.

 

Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »

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