14.12.2023 Auteur: Alexandr Svaranc

La crise militaire palestinienne restreint les perspectives économiques de la Turquie

La nouvelle guerre israélo-palestinienne au Moyen-Orient a créé de nombreux défis pour le développement stable des pays de la région. Malheureusement, la guerre provoque toujours un grand nombre de victimes physiques et de destructions matérielles, des flux de réfugiés et de personnes déplacées à l’intérieur du pays, un déséquilibre dans le développement économique et une crise sociale. Cela s’applique à la fois aux participants directs (parties) à un conflit et aux co-participants (partenaires) d’une partie.

Les actions brutales de l’armée israélienne contre la population civile de la bande de Gaza ont, pour des raisons objectives, suscité une forte recrudescence du sentiment anti-israélien dans de nombreux coins du monde et, surtout, dans les pays du Moyen-Orient. Bien que nous n’ayons pas encore assisté à une grande unité et à la formation d’une coalition militaire et politique de l’Orient arabe et du monde islamique en général contre Israël, les répercussions du conflit actuel sur les économies d’un certain nombre de pays du Moyen-Orient deviennent évidentes.

Par exemple, l’Égypte et la Jordanie, ainsi que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ne sont pas particulièrement désireux d’accueillir les réfugiés palestiniens de la bande de Gaza, et ce pour des motifs à la fois politiques et socio-économiques. Les justifications données sont les suivantes : un exode arabe de Palestine et l’occupation définitive de Gaza par Israël ; une pression accrue sur l’économie du pays d’accueil ; des protestations sociales des masses contrariées contre les autorités et, par conséquent, une crise politique interne.

C’est pourquoi le groupe désigné des principaux pays arabes a lancé des appels généraux en vue d’un cessez-le-feu, du rétablissement de la paix et de l’aide humanitaire. En même temps, aucun d’entre eux n’est disposé à fournir une aide financière et un soutien militaire importants à ce même Hamas. Par ailleurs, les monarchies arabes pétrolières du golfe Persique ne sont pas disposées à imposer un embargo économique à Israël et à leurs alliés occidentaux, car le pétrole, malgré toutes les autres réussites économiques des riches pays du Moyen-Orient, reste leur premier produit d’exportation, ce qui leur permet de garder leurs coffres pleins et leur source de revenus ininterrompue.

Toutefois, d’une manière ou d’une autre, la guerre actuelle a brouillé les plans économiques de ces mêmes États-Unis visant à établir des liens de transport, de communication et de commerce entre l’Arabie saoudite et Israël. Que ce soit temporairement ou à long terme, dans cette situation, Riyad a dû interrompre toutes les discussions avec Tel-Aviv sous le patronage de Washington.

On peut affirmer que la crise israélo-arabe a eu relativement moins d’impact sur la stabilité économique et sociale de l’autarcie iranienne. Teheran Times note même un certain bénéfice géoéconomique pour l’Iran de la crise dans la bande de Gaza. On parle en particulier ici des perturbations des tentatives de la diplomatie américaine de construire des « ponts » entre Riyad et Tel-Aviv.

En d’autres termes, l’Iran estime, non sans raison, que les accords d’Abraham signés en 2020-2021 sous la médiation clé des États-Unis entre Israël et plusieurs pays arabes (EAU, Bahreïn, Maroc, Soudan) perdront leur potentialité pour une durée indéterminée. Par ailleurs, ces mêmes monarchies arabes du golfe persique, compte tenu du rôle de premier plan joué par Téhéran dans le soutien à la lutte de libération palestinienne, préféreraient ne pas se joindre à la coalition militaire américano-israélienne contre l’Iran.

Il est évident qu’en raison des sanctions économiques sévères imposées à l’Iran, les autorités de la RII ont dû s’adapter, d’une manière ou d’une autre, au développement d’une économie nationale autonome au cours des 44 années qui ont suivi la révolution de février 1979, sans tenir compte de l’influence de l’Occident et d’Israël. Dans ce contexte, le recours à l’idéologie et à un régime despotique a permis de réduire considérablement les germes de la corruption en Iran, d’unifier la société autour des valeurs chiites de l’Islam et d’obtenir quelques réussites dans le développement de l’éducation, de la science, de la technologie et de l’économie nationales (en particulier dans les secteurs de l’énergie, de l’ingénierie, de l’armée et de l’agriculture).

Entre-temps, même l’Iran ne peut être totalement garanti contre l’impact négatif du conflit israélo-palestinien, par exemple, sur la situation sociale et la stabilité politique intérieure. Ce n’est un secret pour personne que l’une des orientations et des modalités de la guerre hybride déclenchée par l’Occident et le régime sioniste d’Israël contre l’Iran est à la fois la guerre de l’information et la déstabilisation de la situation politique interne de la RII en utilisant la carte ethnique, la spéculation sur le sujet des droits de l’homme et de la démocratie. Par conséquent, à fur et à mesure que le degré d’implication militaire et politique de l’Iran dans le conflit avec Israël augmente, nous pouvons nous attendre à une augmentation du degré de provocation américano-israélienne de la crise interne de la RII, combinée à des frappes aériennes et de missiles ciblés sur les installations civiles et militaires essentielles de l’Iran.

La Turquie se démarque comme un élément spécial dans ce scénario. Bien qu’Erdogan soit un islamiste et un homme politique indépendant de l’Occident, il demeure le chef d’État responsable du présent et de l’avenir de la Turquie. Erdogan cherche d’une part à faire entrer la Turquie dans le club des puissances mondiales, à obtenir un siège parmi les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et à devenir le chef de file du monde turc et islamique. D’autre part, la concrétisation de tous ces objectifs au cours des cinq années restantes de la présidence d’Erdogan est probablement non seulement une tâche difficile, mais aussi en partie impossible en raison des capacités et des désirs contradictoires du dirigeant turc.

En tant que candidat à la direction du monde islamique, Erdogan ne peut que prendre fait et cause pour la lutte de libération du Hamas (d’ailleurs, l’homme politique turc est uni à ce mouvement palestinien radical par leur communauté idéologique issue des Frères Musulmans). Cependant, le monde islamique est assez contradictoire : il existe de nombreux autres candidats au rôle de leader (dont l’Arabie saoudite et l’Iran). L’histoire turque de l’époque ottomane démontre cependant que les Ottomans ont usurpé le statut de calife aux Arabes par la force. Ni les Arabes ni les Perses ne sont susceptibles de souhaiter un tel retour au passé (et la Turquie moderne ne symbolise pas l’ancienne puissance ottomane au Moyen-Orient d’un point de vue militaire, mais dépend davantage de l’OTAN).

Israël a été et continue d’être un allié majeur des États-Unis et de l’Occident collectif au Moyen-Orient. Erdogan ne se limite pas à une rhétorique anti-israélienne, il se montre également très antiaméricain et anti-européen, accusant ces derniers de soutenir les politiques discriminatoires de Tel-Aviv à l’égard des palestiniens. Mais c’est justement cette position d’Erdogan qui fait qu’aujourd’hui la Turquie ne peut pas aborder positivement la question de l’aide militaire américaine et de la mise en œuvre des contrats pour l’achat de 40 avions de combat F-16 Block 70 modernisés (sans parler des avions de combat F-35 de cinquième génération). C’est pourquoi l’Allemagne a commencé à se prononcer contre la vente à la Turquie des avions de combat européens Eurofighter Typhoon, qui sont une invention commune de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et de l’Espagne.

Reste à savoir comment aboutira la tentative d’achat de ces chasseurs européens à la place des F-16 américains. Le 23 novembre, les responsables des ministères de la défense turc (Yaşar Güler) et britannique (Grant Shapps) se sont rencontrés à Ankara, où les parties ont discuté, en plus de la situation dans la bande de Gaza, de la vente d’avions de combat Eurofighter Typhoon à la Turquie. Londres ne peut pas résoudre cette question de manière indépendante sans l’avis au moins de l’Allemagne et de l’Espagne. La Turquie, quant à elle, envisage d’acheter 40 unités de ces chasseurs de cinquième génération.

La position d’Ankara à l’égard de Tel-Aviv pourrait-elle être une raison indirecte d’un tel embargo militaire de la part des principaux membres de l’OTAN? Nul ne peut exclure une telle réponse de la part de l’Occident et du lobby juif.

Après le détournement du navire turc Mavi Marmara en 2010 par les forces spéciales israéliennes et la mort de 9 Turcs, la Turquie a rappelé son ambassadeur et les relations avec Israël ont connu une longue pause de 12 ans. Bien qu’Erdogan ait intensifié sa rhétorique anti-israélienne, ostensiblement à des fins de consommation intérieure, il a toutefois tenté de construire des passerelles avec l’État juif dans le cadre d’une stratégie de néo-ottomanisme et du principe « Zéro problème avec les voisins ». Dans cette optique, Ankara a utilisé de manière très efficace les relations avancées de son allié azerbaïdjanais avec Israël.

Cependant, la Turquie, à l’encontre des intérêts d’Israël, a continué pendant longtemps à maintenir des bureaux du Hamas sur son territoire et a refusé d’expulser les militants présumés du groupe (il n’est pas surprenant que la Turquie elle-même accuse aujourd’hui la Suède de patronner le PKK kurde pour à peu près les mêmes raisons). Cette dernière n’a guère plu à Israël, qui n’a pas exclu des mesures concrètes de la part du Mossad en Turquie à l’encontre des dirigeants et des fonctionnaires du Hamas. C’est pourquoi, au début du dernier conflit, la partie turque, représentée par les représentants du MIT, a suggéré qu’Ismaël Haniyeh et d’autres représentants du Hamas se retirent du territoire turc afin d’éviter les attaques terroristes des services de renseignement israéliens. Comme on le voit, le conflit militaire dans la bande de Gaza peut ainsi s’étendre au territoire de cette même Turquie.

Bien entendu, Erdogan souhaite régler le conflit israélo-palestinien par le biais de pourparlers de paix auxquels participerait la Turquie. Ankara a fait preuve d’une diplomatie active ces derniers mois, en combinant ses volets « téléphone » et « intermédiaires ». Erdogan et Fidan ont été très actifs dans les négociations avec les Américains pour faciliter la libération des otages.

Cependant, le dirigeant turc n’a pas encore trouvé l’équilibre entre le rétablissement des liens avec l’État juif et le maintien d’une image de défenseur du monde islamique et de la « question palestinienne » à l’échelle mondiale. Au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de victimes et des destructions dans la bande de Gaza, Erdogan a commencé à intensifier sa rhétorique anti-israélienne, qualifiant les actions de Tsahal de « massacre », de « crimes de guerre » et de « génocide » contre les Palestiniens, et a coupé toutes les relations et communications avec le premier ministre israélien Netanyahou (espérant  apparemment sa démission imminente).

Le ton modéré d’Ankara au début du conflit, ainsi que sa réaction modérée aux raids de la police israélienne sur la mosquée Al-Aqsa au printemps 2023, étaient des signes des tentatives de la Turquie de réinitialiser ses relations avec Israël, selon Soner Çağaptay, directeur des programmes d’études turques à l’Institut de Washington pour la politique du Proche-Orient. Toutefois, le cours des hostilités dans la bande de Gaza, combiné à l’attitude froide de Tel-Aviv et de Washington à l’égard des initiatives politiques bien connues d’Erdogan concernant la création d’un État palestinien indépendant dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale et mandat de la Turquie, a conduit à un changement d’approche d’Ankara en faveur d’un durcissement des relations avec Tel-Aviv.

Depuis le 27 octobre, Erdogan a entrepris d’élever le niveau de sa diplomatie anti-israélienne. Par exemple : il a ensuite organisé un « grand rassemblement palestinien » de 1,5 million de personnes ; il a accusé Tel-Aviv de commettre un génocide ; il a fait appel à la CPI pour punir le premier ministre Benjamin Netanyahu ; il a critiqué les États-Unis pour avoir dépêché deux porte-avions à l’épicentre du conflit, etc.

Certains experts pro-turcs motivent cette transformation de la position de Recep Erdogan par le fait qu’il préserve ainsi la possibilité d’avoir des contacts directs avec les dirigeants du Hamas et d’exercer une certaine influence sur eux (par exemple, sur la question de la libération des otages). Il en résulte qu’Erdogan sacrifie quasiment les perspectives des relations de la Turquie avec les États-Unis, l’Europe et Israël pour préserver sa propre crédibilité auprès du Hamas et du monde islamique. Toutefois, une telle caractérisation d’Erdogan n’est guère correcte compte tenu de son expérience politique, de son pragmatisme économique et de sa flexibilité diplomatique.

En attendant, la Turquie est incapable de reconstruire une économie ébranlée par la crise, et la Banque centrale turque a récemment augmenté le taux d’intérêt à 40 %, l’inflation continue d’augmenter pour atteindre 60 %, et l’activité économique est en baisse. Bien que le transit du pétrole de l’Irak et de l’Azerbaïdjan vers Israël se fasse toujours par la Turquie, les liens commerciaux et économiques entre Ankara et Tel-Aviv sont tombés à leur niveau le plus bas. Par exemple, le ministre turc de l’énergie, Alparslan Bayraktar, ne peut pas se rendre en Israël pour discuter d’une participation à la production de gaz dans le gisement de Leviathan. Rien ne garantit que la Turquie recevra à court terme des prêts importants de la part des États-Unis, de l’UE et des organisations financières internationales (comme le FMI et la BERD).

Ces derniers jours, Recep Erdogan a émis une nouvelle idée prétentieuse, désormais économique, de former un grand consortium international pour reconstruire la bande de Gaza d’après-guerre, mais aucune solution n’a encore été trouvée au-delà des mots. Quel consortium alors que la guerre n’est pas encore terminée et que le chef de la défense israélienne Yoav Gallant promet, après une brève trêve d’échange d’otages et d’aide humanitaire, de continuer à se battre pendant encore quelques mois au moins. Bien entendu, toute guerre se termine tôt ou tard. Mais quelle sera l’issue de cette histoire, les palestiniens resteront-ils dans la bande de Gaza, qui décidera du contrôle de l’enclave, qui financera le processus de reconstruction, les banquiers juifs accepteront-ils un nouveau « plan Marshall » ? Ce sont des questions auxquelles ni Erdogan ni personne d’autre ne peut répondre aujourd’hui.

Et si la guerre israélo-palestinienne se poursuit, rien ne permet d’affirmer qu’elle s’étendra à d’autres pays du Moyen-Orient. Tout cela réduit les perspectives de développement économique de la Turquie. En plus de Gaza, Erdogan devrait reconstruire les parties de sa Turquie qui ont été ravagées par un tremblement de terre majeur.

 

Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »

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