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La mer Rouge : un nouveau vecteur de la politique extérieure de l’Éthiopie ?

Ivan Kopytsev, 25 octobre 2023

Au cours des siècles, l’accès aux voies commerciales maritimes a été et continue d’être considéré comme l’un des facteurs les plus importants du développement économique progressif des États. Les avantages évidents du commerce maritime comprennent notamment la possibilité d’accroître considérablement le volume et le rythme des transports de marchandises, ainsi que d’augmenter nettement le nombre de partenaires commerciaux. De plus, la possession ne serait-ce que d’une petite bande de littoral maritime ou océanique permet d’éviter la dépendance du transit par les États voisins, et contribue donc à l’acquisition de l’indépendance politique.

Cependant, même aujourd’hui, tous les pays n’ont pas un accès direct à la mer : actuellement, 44 États sont d’une manière ou d’une autre coupés du littoral et n’ont que des frontières terrestres. Bien entendu, ce problème peut être plus ou moins pertinent pour différents pays en fonction d’un certain nombre de variables, y compris le nombre d’habitants, les relations avec les voisins, l’orientation politique et le niveau de développement économique. A cet égard, il convient d’accorder une attention particulière à la position du gouvernement de l’Éthiopie, l’État enclavé le plus peuplé du monde, sur le problème des « frontières maritimes » dans l’optique des déclarations faites par le premier ministre Abiy Ahmed à la mi-octobre 2023.

Rappel historique

Historiquement, les dirigeants de l’Abyssinie (Éthiopie) avaient un accès à la mer Rouge via le territoire de l’Érythrée contemporaine, dont les ports attiraient les marchands grecs dès l’Antiquité. Même si les négus (rois) abyssins n’avaient en général qu’un contrôle indirect de cette zone d’importance stratégique, jusqu’à l’arrivée des colonialistes italiens à la fin du XIXe siècle, les « portes de la mer » restaient ouvertes. Après une brève période au cours de laquelle l’Érythrée avait fait partie de l’Éthiopie sur la base du système fédéral, le pays a déclenché une lutte pour son indépendance à la fin des années 1960. Elle s’est terminée par la déclaration de son indépendance de l’Éthiopie en 1994. Ainsi, le gouvernement de ce dernier a définitivement été privé de la possibilité de disposer librement des ports d’Assab et de Massaoua à des fins commerciales et militaires. En conséquence, l’un des États les plus dynamiques d’Afrique dont la population a dépassé ces dernières années 120 millions d’habitants, s’est retrouvé « enfermé », coupé de la côte maritime au nord par le territoire de l’Érythrée, et au nord-est par Djibouti et la Somalie. La guerre de 1998 à 2000 et les deux décennies d’hostilité avec Asmara qui l’avaient suivie ont contraint les dirigeants éthiopiens à utiliser le port de Djibouti comme la seule et incontestée artère commerciale du pays : selon les estimations de la Banque Mondiale, jusqu’à 95 % du chiffre d’affaires commercial du pays est réalisé par le transit Addis-Abeba – Djibouti. Cependant, le règlement diplomatique des relations avec l’Érythrée en 2018 et la fin des hostilités dans le nord de l’Éthiopie en 2022, aussi bien que l’instauration d’une relative stabilité au Somaliland, créent les conditions préalables à la recherche d’itinéraires de transit alternatifs, voire de nouvelles approches pour surmonter ce problème.

Déclaration d’Abiy Ahmed

Au cours de la première quinzaine d’octobre 2023, la question de l’accès direct inexistant de l’Éthiopie à la mer a connu un développement inattendu au plus haut niveau. Dans son discours vidéo de 45 minutes adressé aux parlementaires, le premier ministre du pays (depuis 2018), Abiy Ahmed, s’est entièrement concentré sur le problème de l’accès à la côte de la mer Rouge, non seulement décrivant en détail le fond du problème, mais formulant également des solutions possibles pour remédier à la situation présente. Cette intervention est d’autant plus remarquable et, dans un certain sens, sans précédent, que depuis le début du conflit au Tigré, le gouvernement éthiopien a été contraint de se concentrer presque entièrement sur la résolution des problèmes internes les plus urgents tandis que la politique extérieure a été essentiellement limitée par le dialogue avec l’Égypte et le Soudan concernant le lancement du Barrage de la Renaissance. Dans ces conditions, la déclaration publique du Premier ministre sur le besoin vital d’un accès à la mer pour l’Éthiopie peut être perçue comme la présentation officielle d’une stratégie de politique extérieure extrêmement ambitieuse, qui, en même temps, promet des contradictions, voire des conflits, avec ses voisins : l’Érythrée, Djibouti et la Somalie.

Alors, qu’a dit Abiy Ahmed ? Tout d’abord, le Premier ministre éthiopien a souligné le caractère existentiel du problème : selon lui, l’accès à la mer est vital pour le pays et, potentiellement, la mise en œuvre de ce projet permettrait d’apporter la paix dans la région déchirée par les conflits de la Corne de l’Afrique. Le narratif suivant, non moins important d’un point de vue politique, est directement lié à la légitimation des revendications. Ainsi, Abiy Ahmed a cité une large liste d’arguments, y compris des arguments historiques, ethniques et économiques, qui déterminent la légitimité de ces ambitions. Dans le même temps, un appel aux voisins à « s’entendre » sur des conditions mutuellement avantageuses devrait être considéré comme un argument central du moins d’un point de vue pratique. Sans préciser la forme particulière de coopération – location d’un port, acquisition ou obtention d’une part des actifs – qui intéresse Addis-Abeba, Abiy Ahmed a souligné la politique d’investissement active de la Turquie et des EAU dans la région, qui, par conséquent, peut être considérée comme une pratique normale. Par ailleurs, le Premier ministre éthiopien a mentionné le Barrage de la Renaissance et la compagnie aérienne Ethiopian Airlines comme des actifs dans lesquels les pays voisins pourraient obtenir une part en échange de leur volonté de fournir à la partie éthiopienne un accès direct à la mer. En conclusion, Abiy Ahmed a annoncé une confédération avec l’Érythrée comme solution possible au problème, sous réserve du consentement volontaire d’Asmara à cette démarche.

Portée éventuelle

En fait, l’intervention d’Abiy Ahmed, officiellement adressée aux législateurs éthiopiens, concerne un public cible complètement différent. En général, un discours aussi significatif et, à première vue sans équivoques, n’est pas seulement une indication directe de l’adoption d’une nouvelle stratégie de politique extérieure, ou plutôt d’une nouvelle doctrine extrêmement ambitieuse, mais aussi une tentative de « sonder le terrain », c’est-à-dire, de recevoir, sous une forme ou une autre, les commentaires des leaders des États et entités gouvernementales voisins : Somalie, Somaliland, Djibouti et Érythrée. Dans cette liste, c’est cette dernière qui présente un intérêt particulier. Historiquement la « porte maritime » de l’Éthiopie, ce pays est devenu ces dernières années un allié clé d’Addis-Abeba dans la résolution des problèmes intra-éthiopiens. Cependant, les ambitions politiques d’Isaias Afewerki, le président érythréen, et d’Abiy Ahmed ne peuvent pas toujours être conciliées. Compte tenu du refroidissement des relations entre les deux gouvernements après la fin du conflit au Tigré et le déclenchement des hostilités dans l’État d’Amhara, ainsi que des rumeurs au sujet des accords préliminaires sur la création d’un État fédéral qui auraient été conclus en 2018, le rôle éventuel de l’Érythrée dans le règlement du « problème de la mer Rouge » pour l’Éthiopie méritera une attention particulière à l’avenir.

 

Ivan Kopytsev, politologue, stagiaire-chercheur au Centre d’études sur le Moyen-Orient et l’Afrique du MGIMO du Ministère russe des Affaires étrangères, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».

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