Le directeur du Centre d’étude de la Turquie actuelle, Amur Gadzhiyev, estime qu’Ankara initiera bientôt une nouvelle approche de l’Initiative de la mer Noire où elle promouvra une solution globale au problème de la satisfaction des intérêts russes et des conditions de l’accord. Autrement dit, Recep Erdogan et Hakan Fidan tenteront activement de convaincre leurs homologues occidentaux et l’ONU de respecter les intérêts de la Russie afin de reprendre « l’accord sur les céréales ».
Evidement, Amur Gadzhiyev sait de quoi s’agit-t-il et diffuse la nouvelle tactique de la Turquie. Certes, pour un observateur et lecteur occasionnel, à cet égard, cela devient un peu étrange qu’Ankara n’ait pris une telle position qu’après le retrait (ou la suspension de la participation) de la Russie de « l’accord sur les céréales », c’est-à-dire après un an et quatre mois. Mais qu’est ce qui a changé ? Est-ce que les politiciens occidentaux sont devenus plus responsables et entendent respecter les intérêts de la Russie ? Dans ce cas, la Turquie n’aura pas besoin d’efforts particuliers, car l’Occident connaît le chemin à Moscou. En particulier, les États-Unis peuvent déclarer sans intermédiaire un changement de leur avis sur le problème des céréales, et ne pas continuer à faire porter leur irresponsabilité à la Russie comme auparavant (par exemple, par des déclarations sur la faute présumée de la Fédération de Russie dans la hausse des prix des céréales).m
La Turquie avait toutes les chances de montrer sa solidarité avec l’approche russe tout au long du fonctionnement de « l’accord sur les céréales » vis-à-vis de l’Occident et de l’ONU, et non pas seulement de se contenter des dividendes financiers de l’exportation de céréales ukrainiennes dans l’espoir d’un accord éternel des Russes. Mais, comme disent les Russes, mieux vaut tard que jamais.
La Turquie essaie de s’associer à l’exportation de céréales russes vers les pays nécessiteux d’Afrique. Cela fera-t-il partie d’une solution globale pour les exportations de céréales (ukrainiennes et russes) ? Cependant, Moscou a déjà proposé aux partenaires turcs de délibérer ce sujet sans communication avec l’Occident. Par conséquent, la Russie n’associera pas le « transit africain » au « grain ukrainien ». En outre, Erdogan, comme une personne expérimentée, voit des progrès dans les relations russo-égyptiennes, où le président Abdel-Fatah al-Sisi devient une figure clé dans la stratégie régionale de Moscou.
Jusqu’ici, la Turquie a conservé son rôle de médiateur dans le règlement de la crise russo-ukrainienne. Dans la dynamique actuelle, les politiciens et experts turcs notent qu’Ankara intensifie sa participation à la cessation des hostilités entre la Russie et l’Ukraine et au transfert du processus de règlement vers une voie pacifique. Dans le même temps, toujours le même chef du MAE turc, Hakan Fidan, affirme à juste titre que les progrès vers un règlement pacifique des relations russo-ukrainiennes serviront de base solide pour prolonger « l’accord sur les céréales ».
Entre-temps, en Russie, nous assistons à une plus grande démonstration de l’activité diplomatique de divers centres et forces, soit à l’Ouest, soit à l’Est, sur le thème du règlement de la crise russo-ukrainienne. Il s’agit bien sûr du sommet de Copenhague et de Djedda. Si environ 10 pays ont participé au Danemark, alors en Arabie Saoudite, leur nombre a déjà dépassé 40 États. Cependant, dans le premier comme dans le deuxième cas, les organisateurs des sommets (que ce soit Washington ou Riyad) n’ont pas invité de représentants de la Russie, ce qui signifie que la paix sans la participation des Russes ne peut avoir lieu que dans des plans et des rêves, mais pas dans la vie.
Que peut exactement offrir la Turquie pour la paix entre la Russie et l’Ukraine, sans tenir compte des réalités sur terre ? Si Monsieur Erdogan est capable de convaincre ses partenaires à Kiev, Washington et Londres, à l’instar de « l’accord sur les céréales », une solution globale dans le respect des intérêts de Moscou — honneur et respect à lui. Si Erdogan dit des mots généraux aux Russes et transfère des armes aux Ukrainiens, reconnaît la Crimée comme faisant partie de l’Ukraine, alors dans ce cas, il sera difficile de convaincre toute la Russie de reconnaître la Turquie comme un médiateur efficace et honnête.
En réalité, l’échec de la contre-offensive des forces armées ukrainiennes et l’incertitude d’une nouvelle offensive de l’armée russe obligent l’OTAN à rechercher différentes variantes pour mettre fin au « conflit chaud » en Europe et sonder l’opinion de Moscou. Quant à nous, nous estimons que la Turquie peut être un lieu de négociations sérieuses (comme, d’ailleurs, l’Occident l’a déjà démontré face aux services de renseignement de la Grande-Bretagne et des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale avec toujours la même Allemagne), mais pas un arbitre pour la Russie.
Bien sûr, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de l’eau a coulé sous les ponts dans les détroits de la mer Noire et la Turquie a changé. Erdogan est aujourd’hui l’un des principaux politiciens du monde, grâce à sa politique flexible et déterminée, il a élevé le statut de son pays sur la scène mondiale, rêvant d’un « âge d’or de la Turquie et des Turcs ». Cependant, avec toutes les réalisations, la Turquie actuelle ne peut pas encore entrer dans le « club des puissances mondiales », où la Russie garde sa place.
Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »