Le 31 mai, Vladimir Poutine a rencontré le président de l’État d’Érythrée Isaias Afwerki au Kremlin. La rencontre visait manifestement a renforcer le commerce et la coopération économique entre la nation d’Afrique orientale et la Russie. Cependant, des implications plus larges relatives au système mondial multipolaire en gestation sont également en jeu.
Le président Poutine a accueilli le président de l’Érythrée, notant qu’il s’agissait de la première visite de M. Afwerki à Moscou. Le chef d’État a également noté que l’Érythrée célébrait les 30 ans de son indépendance. Toutefois, le but principal de la rencontre entre Poutine et Afwerki était de parler du commerce et des relations économiques, ainsi que de signer plusieurs accords intergouvernementaux.
Les deux chefs d’État ont également convenu que les deux pays pourraient collaborer dans de nombreux domaines. A l’approche du second Sommet Russie-Afrique, le président Poutine a réitéré l’invitation de la Russie faite à l’Érythrée de participer. De même, le président Afwerki a profité de l’occasion pour saluer le travail du ministre russe des Affaires étrangères M. Sergueï Lavrov lors de son voyage à Asmara et les résultats positifs de la visite ultérieure de notre délégation dirigée par son homologue Osman Saleh Mohammed. Les deux experts en relations internationales ayant jeté les bases d’une coopération élargie, M. Poutine et M. Afwerki, semblent s’accorder sur le fait qu’un nouveau monde multipolaire remplacera bientôt l’hégémonie singulière qui a dicté sa loi au monde entier au cours des 30 dernières années.
Au cours de ces remarques préliminaires, le président Poutine a saisi l’opportunité de caractériser l’élite occidentale comme ayant « déclaré la guerre » au monde émergent. Il a affirmé que l’Occident avait divisé le monde en sphère d’influence contrôlables. Avant d’énumérer les tactiques de cette politique d’endiguement et de contrôle. L’Ouest, mené par les Etats-Unis, a utilisé la diabolisation, l’ostracisme, la subversions politique, l’instigation de crises, des sanctions et des violations flagrantes du droit, y compris des agressions militaires ouvertes. Et le président russe de poursuivre :
«On ne peut pas nier le fait que l’endiguement de la croissance et du développement économique, militaire, industriel, informationnel, culturel et institutionnel de nations et pays libres ne constituent de facto rien de moins qu’une déclaration de guerre ».
Tamara Naidoo, responsable de programme pour les affaires internationales à la fondation Friedrich-Ebert (reconnue comme organisation indésirable en Russie) d’Afrique du Sud, a plaidé pour que la nation africaine réévalue ses engagements envers les BRICS. Son raisonnement étant que la Chine usurpe le rôle de l’Afrique du Sud en tant passerelle vers le continent en donnant plus de pouvoir à d’autres pays africains. En cinq ans, aucune analyse n’a été plus erronée.
La fondation Friedrich-Ebert (reconnue comme organisation indésirable en Russie), qui dispose de plus de 60 bureaux en Afrique, Amérique latine, Moyen-Orient, et à New York à l’ONU, et un petit pays bordant l’Éthiopie, le Soudan, Djibouti, la mer Rouge et, au-delà, l’Arabie saoudite, est la dernière pièce du puzzle géostratégique en vue. Les anciennes puissances coloniales, soutenues aujourd’hui par les États-Unis, sont désespérées de voir que Vladimir Poutine et le président chinois Xi les ont dépassées. Et l’État d’Érythrée est essentiel pour la connexion directe entre l’Extrême-Orient et le reste de l’Afrique. Alors que la petite nation africaine possède bien de précieuses ressources d’or, de cuivre et de zinc, l’atout le plus important du pays est sa géographie. Le pays se trouve au milieu de la route de la soie maritime et constitue un lien terrestre potentiel entre la Chine et l’Afrique subsaharienne. Le président chinois Xi affirme que toute l’Afrique devrait bénéficier de la stratégie One Belt One Road (OBOR) car « l’insuffisance des infrastructures est le plus grand obstacle au développement de l’Afrique », et la plupart des dirigeants du continent sont d’accord sur ce point.
En améliorant les infrastructures, les Chinois entendent ouvrir la voie à un commerce florissant qui renforcera l’importance et les finances de la Chine. En regardant les cartes des réseaux de transport actuels, tels que la ligne de chemin de fer Addis-Abeba – Djibouti, qui connecte Djibouti sur le golfe d’Aden à Addis-Abeba, au fin fond de l’Éthiopie, j’imagine que des liaisons ferroviaires vers le nord, vers l’Égypte et la Méditerranée, verront bientôt le jour. La Chine à d’ores et déjà conclu un accord avec le gouvernement kényan pour construire la ligne de chemin de fer à voie normale Mombasa–Nairobi pour relier ces deux villes. Une fois que les projets ferroviaires et routiers proposés au Soudan seront achevés, l’image d’une nouvelle Route de la soie sera plus claire. Et sa création ne bénéficiera pas seulement à la Chine. Le fait que les Saoudiens souhaitent intégrer les BRICS devrait toujours être gardé à l’esprit.
Quant au rôle de la Russie, les groupes de réflexion occidentaux ne cessent d’évoquer le commerce des armes et l’influence du groupe Wagner. Ils ignorent cependant un besoin primordial qu’ont presque toutes les nations africaines : la sécurité alimentaire. Dans la version hégémonique de cette nouvelle Afrique émergente, la Chine et la Russie sont toujours dépeintes comme les méchants cherchant à s’emparer du plus vieux continent et du monde. Comme si les Etats-Unis et les Européens n’avaient pas pillé toute l’Afrique depuis des décennies. La Russie est essentielle pour l’émergence du monde multipolaire, en particulier en Afrique, pour tout un tas d’autres raisons.
Il suffit de prendre Rosatom, l’entreprise publique russe spécialisée dans le secteur de l’énergie nucléaire, qui a accordé un prêt de 25 milliards de dollars pour commencer la construction de la première centrale nucléaire égyptienne : une installation à 60 milliards de dollars. Actuellement, la Russie est à différentes étapes de négociation avec dix-sept pays africains et a conclu des accords préliminaires sur des projets nucléaires en Éthiopie, au Rwanda, au Soudan et en Zambie. L’énergie nucléaire est l’alternative propre dont le monde a besoin à la place des éoliennes offshore, et les Russes sont le partenaire dont les anciens et les nouveaux BRIC ont besoin. De plus, d’après les dernières nouvelles, 30 pays ont de façon officielle ou non demandé à rejoindre l’alliance économique. Quand cela arrivera, ces économies émergentes contrôleront la moitié de l’économie mondiale.
Enfin, je trouve ironique que Friedrich Ebert, dont la fondation FES porte le nom, a souvent été accusé d’avoir ouvert la voie à l’émergence de l’extrême droite et d’Adolf Hitler, et aujourd’hui ses partisans fustigent plutôt les Russes que le régime néonazi de Kiev en Ukraine. Les Italiens et les Britanniques ont occupé l’Érythrée à un moment donné et les habitants de ce petit pays ont vu leur situation s’aggraver au lieu de s’améliorer. Les Britanniques ont pris le pouvoir après la défaite de l’armée continentale italienne en 1942. Isaias Afwerki et son pays ont été les plus fervents défenseurs de l’opération militaire russe en Ukraine. Peut-être cela a-t-il trait à l’antifascisme, mais je pense qu’il s’agit plutôt de voir venir le futur.
L’Érythrée constituera bientôt un pôle de transport au centre des échanges entre les partenaires les plus éloignés de la planète. Il n’est pas difficile d’imaginer que des liaisons réelles et maritimes traversent le pays vers la Tanzanie, l’Afrique du Sud et de là, par la mer, vers l’Amérique latine. Il est également aisé d’imaginer que chaque nation de ce nouveau monde multipolaire excelle dans ce que ses habitants font de mieux. Je pense que nous verrons également un nouveau type d’économie prendre forme, quelque chose qui remplacera le capitalisme défaillant qui a été en vigueur depuis la Seconde Guerre mondiale.
Phil Butler est un enquêteur et analyste politique, politologue et expert de l’Europe de l’Est. Il est l’auteur du récent best-seller Les Prétoriens de Poutine et d’autres livres. Il écrit exclusivement pour le webzine “New Eastern Outlook”