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La Turquie et les BRICS : Pourquoi l’Occident est-il nerveux face à cette idée ?

Ricardo Martins, septembre 23

L’intérêt d’Erdogan pour rejoindre les BRICS reflète le désir de la Turquie de diversifier ses alliances géopolitiques, tout en testant les limites de sa capacité à équilibrer deux systèmes.

La Turquie et les BRICS

La Turquie mise sur les BRICS : Pourquoi cette décision maintenant ?

Le souhait de la Turquie de rejoindre les BRICS découle de plusieurs raisons, principalement ancrées dans ses ambitions géopolitiques. Le pays est frustré par la stagnation de sa candidature à l’Union européenne (UE), qui n’a guère progressé au cours des dernières décennies. De plus, la Turquie cherche à diversifier ses alliances, à réduire sa dépendance à l’égard de l’Occident et à renforcer ses relations avec des puissances émergentes comme la Chine, la Russie et l’Inde.

Cette demande d’adhésion s’aligne sur les objectifs d’une politique étrangère indépendante, notamment après des relations tendues avec l’OTAN et des frictions persistantes avec les alliés occidentaux en raison de l’engagement de la Turquie avec la Russie.

L’adhésion de la Turquie renforcera l’influence géopolitique des BRICS en défiant l’ordre mondial actuel dominé par l’Occident

La longue attente de la Turquie pour rejoindre l’Union européenne, débutée dans les années 1960, a été justifiée par l’UE en raison de préoccupations politiques, économiques et de droits humains, ainsi que de tensions géopolitiques, notamment autour de Chypre. Toutefois, l’ancien président français Nicolas Sarkozy (2007-2012) s’était opposé à l’adhésion de la Turquie et avait exposé les véritables raisons : il considérait que les différences culturelles et géographiques du pays, notamment son identité majoritairement musulmane, rendaient la Turquie inapte à rejoindre l’UE. Il plaidait plutôt pour un « partenariat privilégié », évoquant des inquiétudes concernant l’identité et la cohésion européennes. L’ancienne chancelière allemande Angela Merkel a soutenu Sarkozy en avançant des arguments similaires, affirmant que la tentative de l’Allemagne de créer une société multiculturelle avait « totalement échoué ».

La réponse de l’UE à la tentative de la Turquie de rejoindre les BRICS a été protocolaire, tout en soulignant d’éventuelles contradictions futures : « Nous attendons de tous les pays candidats à l’UE qu’ils soutiennent fermement et sans équivoque les valeurs de l’UE, respectent les obligations découlant des accords commerciaux pertinents et s’alignent sur la politique commune de sécurité et de défense de l’UE. »

La candidature de la Turquie à l’UE est bloquée, avec le pays relégué en bas de la liste des priorités du bloc, derrière les candidats des Balkans ainsi que la Moldavie et l’Ukraine, ce qui pousse la Turquie à chercher d’autres partenariats économiques et géopolitiques. Les BRICS sont ainsi apparus comme un choix naturel pour Ankara.

De plus, les récents efforts de la Turquie pour resserrer ses liens avec l’Occident afin d’obtenir un soutien financier pour ses problèmes économiques ont été accueillis par des exigences occidentales de réduire ses liens économiques avec la Russie.

En rejoignant les BRICS, qui représentent 40 % de la population mondiale et 28 % du PIB mondial, la Turquie peut bénéficier dans différents domaines, tels que la diversification économique, des financements alternatifs et une influence géopolitique accrue.

Les BRICS : Une Opportunité de Diversification Économique et Financière pour la Turquie

L’adhésion de la Turquie aux BRICS présente d’importantes opportunités de diversification économique, une priorité cruciale puisque le pays bénéficierait d’un accès privilégié à des marchés mondiaux plus dynamiques. Les membres des BRICS sont stratégiquement situés en Amérique du Sud, en Afrique, au Moyen-Orient, en Europe de l’Est et en Asie.

L’un des principaux avantages potentiels pour la Turquie serait l’accès aux institutions financières du groupe, notamment la Nouvelle Banque de Développement (NDB). Cette institution pourrait offrir des options de financement alternatives pour les ambitieux projets d’infrastructures et de développement de la Turquie, comme ceux dans les secteurs des transports et de l’énergie, contribuant à atténuer ses difficultés économiques actuelles. Cela permettrait également de réduire la dépendance de la Turquie à l’égard des systèmes financiers occidentaux, tels que le Fonds Monétaire International (FMI), souvent perçu comme politiquement restrictif.

En tant que membre des BRICS, la Turquie pourrait s’engager dans les efforts du bloc pour réduire la dépendance vis-à-vis du dollar américain, en s’alignant sur les discussions des BRICS autour de la dédollarisation. Cela offrirait à la Turquie de nouvelles alternatives financières, des mécanismes de paiement et de commerce, renforçant ainsi sa souveraineté économique et la protégeant potentiellement contre d’éventuelles sanctions occidentales.

Dans le cadre des sanctions, des fournisseurs occidentaux causent actuellement des problèmes dans la finalisation de la centrale nucléaire turque, construite par Rosatom, car le gouvernement allemand empêche Siemens de livrer des composants clés. Ce problème est en cours de résolution grâce à des approvisionnements en provenance de Chine.

Enfin, en tant que membre des BRICS, la Turquie pourrait exercer une influence accrue sur les structures de gouvernance mondiale et s’aligner sur les nations qui prônent un monde plus multipolaire, en accord avec les objectifs de politique étrangère d’Erdogan.

Quels Bénéfices pour les BRICS de l’Adhésion de la Turquie ?

Les BRICS pourraient également tirer des bénéfices de l’adhésion de la Turquie. Voici trois raisons majeures : (i) Localisation stratégique : la position géographique de la Turquie, à la croisée de l’Europe et de l’Asie, augmenterait l’influence des BRICS en Europe, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Istanbul, en tant qu’ancienne capitale de l’Empire romain d’Orient et de l’Empire ottoman, a été considérée comme le centre du monde pendant plus de mille ans ; (ii) Impulsion économique : l’économie turque, l’une des plus grandes de la région, renforcerait le poids des BRICS en termes de PIB et de puissance régionale ; et (iii) Coopération Sud-Sud : la Turquie, avec sa diplomatie souveraine et audacieuse, renforcerait la coopération intra-BRICS, contribuant à un ordre mondial plus équilibré, moins dépendant des puissances occidentales.

Réactions des États-Unis, de l’UE et de l’OTAN

L’Union européenne et les États-Unis s’inquiètent de la possible orientation de la Turquie vers les BRICS. Tant l’UE que les États-Unis craignent que l’implication de la Turquie dans les BRICS ne signale un éloignement des alliances occidentales traditionnelles, en particulier de l’OTAN, ce qui pourrait affaiblir leur influence dans la région.

L’UE est particulièrement déçue par ce changement de priorités de la Turquie. Aucun pays n’a rejeté la possibilité d’une adhésion à l’UE, même si Erdogan n’a pas explicitement déclaré vouloir retirer la candidature de la Turquie. Cependant, sur le plan local, il apparaît que la majorité des habitants d’Istanbul souhaitent que leur pays retire sa candidature, se sentant marginalisés et estimant que leur fierté nationale et leur grandeur historique ne peuvent accepter une telle humiliation de la part de l’UE. En outre, l’UE s’inquiète de l’avenir de ses partenariats avec la Turquie, notamment en matière de gestion des réfugiés et des migrants.

Les États-Unis considèrent l’alignement de la Turquie avec les BRICS comme un défi à la cohésion de l’OTAN, d’autant plus que la Russie, membre clé des BRICS, est en conflit direct avec les intérêts occidentaux. Les liens croissants entre la Turquie et la Russie, notamment avec l’achat du système anti-missile russe S-400, ont déjà tendu les relations de la Turquie avec l’OTAN et créé des frictions avec les États-Unis en matière de coopération militaire.

Pour l’OTAN, le rapprochement de la Turquie avec les BRICS pourrait entraîner des divisions internes supplémentaires. Les membres de l’OTAN pourraient remettre en question la loyauté de la Turquie envers l’alliance, notamment parce que certains membres des BRICS, comme la Russie et la Chine, sont perçus comme des adversaires des objectifs stratégiques de l’OTAN. Tous les efforts de l’OTAN se concentrent actuellement sur la maîtrise de la Chine dans l’Indo-Pacifique et sur la question de Taïwan. Cela pourrait potentiellement miner le rôle de la Turquie au sein de l’alliance, entraînant une coopération réduite, voire une exclusion des initiatives de défense critiques.

La Turquie pourrait également faire face à des répercussions économiques et politiques de la part de l’Occident. Les États-Unis et l’UE pourraient imposer des sanctions ou limiter les accords commerciaux et de défense, ce qui aurait des conséquences économiques importantes pour la Turquie. De plus, Ankara risque de s’isoler diplomatiquement des puissances occidentales, perdant de l’influence sur des questions régionales clés telles que la Syrie, la Méditerranée et les relations avec le Moyen-Orient en général. L’équilibre traditionnel de la Turquie entre l’Orient et l’Occident pourrait, en fin de compte, conduire à des tensions tant avec l’Occident qu’éventuellement avec l’Orient.

Implications géopolitiques pour un nouvel ordre mondial

Quoi qu’il en soit, l’inclusion de la Turquie dans les BRICS reflèterait un changement plus large vers un ordre mondial multipolaire, où les économies émergentes cherchent à contrebalancer la domination occidentale. Les États-Unis s’inquiètent de cet alignement, car les BRICS ont critiqué l’hégémonie financière occidentale, notamment la domination du dollar américain. Les États-Unis ne peuvent se permettre la fin de l’hégémonie du dollar, car, dans ce cas, leur déclin en tant que puissance hégémonique mondiale serait encore plus rapide. L’adhésion de la Turquie renforcerait le poids géopolitique des BRICS, défiant ainsi l’ordre mondial actuel dominé par l’Occident.

La candidature de la Turquie aux BRICS représente donc un tournant stratégique dans l’échiquier géopolitique mondial, d’autant plus que la Turquie est membre de l’OTAN et occupe une position stratégique, notamment avec le contrôle de l’accès à la mer Noire.

Conclusion

La volonté de la Turquie de devenir membre des BRICS reflète son ambition de jouer un rôle plus influent dans un monde multipolaire. Ce mouvement pourrait redéfinir sa position au sein de l’OTAN, compliquer ses relations avec l’UE et renforcer son statut dans les structures de gouvernance mondiale. Pour les BRICS, l’adhésion de la Turquie consoliderait leur influence croissante, tandis que l’Occident, en particulier l’OTAN et les États-Unis, ferait face à des défis supplémentaires pour maintenir la Turquie pleinement alignée sur les intérêts occidentaux.

Du point de vue d’Erdogan, en s’alignant sur les BRICS, la Turquie cherche à renforcer ses liens économiques avec des marchés émergents en pleine croissance et à accroître son influence sur la scène mondiale. Erdogan voit les BRICS comme un contrepoids potentiel à la domination occidentale dans les affaires internationales, en particulier en ce qui concerne les institutions financières et politiques. L’adhésion de la Turquie aux BRICS offrirait des avantages économiques, tels que l’augmentation des opportunités de commerce et d’investissement avec les pays des BRICS, ainsi que l’accès à de nouvelles structures financières comme la Nouvelle Banque de Développement (NBD), qui pourrait contribuer à atténuer certains des défis économiques actuels du pays.

Cette possible adhésion aux BRICS ne représente pas seulement un désir d’alliances diversifiées, mais aussi une quête d’un rôle plus éminent dans le monde multipolaire émergent, alors qu’Erdogan teste les limites de sa capacité à s’équilibrer dans deux systèmes mondiaux.

 

Ricardo Martins ‒Docteur en sociologie, spécialisé dans les politiques de l’UE et les relations internationales. Chercheur invité à l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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