03.06.2024 Auteur: Ksenia Muratshina

Libérez l’Océanie

Manifestations anti-françaises en Nouvelle-Calédonie

Les émeutes anti-françaises en Nouvelle-Calédonie ont soulevé des questions persistantes sur les conséquences et l’héritage du colonialisme dans le monde moderne. Comment se fait-il que l’Océanie soit aujourd’hui une zone régionale du monde entière sans aucun État totalement indépendant ?

Avez-vous déjà été à Tahiti ?

Géographiquement, l’Océanie est une multitude de petites et grandes îles situées dans l’océan Pacifique Sud. Dans l’esprit de l’Européen moyen, cette partie du monde a toujours été associée à quelque chose d’étranger, d’inconnu, de lointain et d’exotique. Par ailleurs, l’Européen moyen était et est toujours convaincu que ce sont ses compatriotes qui ont découvert l’Océanie et, bien sûr, y ont apporté la civilisation, et qu’avant cela, il n’y avait rien qui méritait l’attention. Ce qui est fondamentalement faux, car les civilisations océaniennes se sont développées séparément plusieurs millénaires avant que les navigateurs étrangers ne commencent à s’aventurer dans les eaux du Pacifique Sud.

Aujourd’hui encore, malgré les efforts des scientifiques, et notamment le rôle remarquable des spécialistes russes, à commencer par Miklukho-Maclay, dans la découverte de la vie des peuples locaux, l’histoire de l’Océanie demeure insuffisamment étudiée. Les sciences historiques débattent de la question de savoir de quels peuples les habitants de l’Océanie semblent civilisationnellement plus proches : de la population de l’Amérique du Sud ou des peuples de l’Asie du Sud-Est. Les premières traces archéologiques d’activité humaine sur les îles d’Océanie remontent à plus de 40 000 ans. Les anciens peuples d’Océanie savaient naviguer à l’aide des étoiles, ils pratiquaient l’agriculture tout en étant d’excellents marins, possédaient des connaissances approfondies en astronomie, en météorologie et en hydrologie, avaient des idées religieuses complexes, construisaient leurs propres pyramides et ont laissé derrière eux des objets d’art de grande valeur artistique, de nombreux mégalithes et pétroglyphes mystérieux.

À l’époque moderne, le progrès technologique mondial et les découvertes géographiques ont porté les colonisateurs européens jusqu’à l’Océanie. Tous les empires coloniaux ont laissé leur empreinte dans la région et, au début du XXe siècle, elle était entièrement divisée entre la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et les États-Unis. La Première Guerre mondiale a partiellement remanié les propriétaires des colonies, mais n’a pas changé l’essentiel : la position subordonnée des peuples d’Océanie. La Seconde Guerre mondiale a fait de la région un théâtre de guerre entre les États-Unis et le Japon. Le rôle des Américains en Océanie s’est considérablement accru après la fin de la guerre et s’est maintenu par la suite, notamment dans le cadre des « associations libres », qui seront examinées plus en détail ultérieurement. La déclaration progressive d’indépendance des États insulaires n’a commencé qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Les Britanniques et les Américains se retiraient alors officiellement des îles, leur laissant une structure économique coloniale et une contamination radioactive colossale due à de nombreux essais nucléaires. La France, qui pratiquait la même politique dans ses territoires d’outre-mer, a poursuivi sa doctrine plus loin.

La mainmise coloniale

L’Océanie moderne, du point de vue de la géographie politique, est un paradoxe : il y a des États, leur indépendance est officiellement proclamée, et même les organisations internationales qu’ils ont constituées (en particulier le Forum des îles du Pacifique, FIP, et l’Organisation des pays d’Afrique, des Caraïbes et d’Océanie, OACPS) agissent, mais aucun de ces pays ne peut être qualifié d’indépendant au sens plein du terme.Le plus grand groupe d’États reste aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, dans l’orbite d’influence du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, notamment par leur appartenance au Commonwealth britannique des nations. Il s’agit de Fidji, Kiribati, Nauru, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Samoa, Îles Salomon, Tonga, Tuvalu et Vanuatu. Officiellement, ils sont tous considérés comme des États souverains et sont membres des Nations unies et d’autres organisations internationales, mais les liens avec l’ancien colonisateur restent forts à ce jour.

Le Commonwealth implique ses membres dans un grand nombre de projets et de programmes de coopération, les réunit pour des assemblées régulières, fournit généreusement des bourses d’études, nourrit des élites administratives loyales, mais n’est pas pressé de résoudre les problèmes de ces pays, de les aider à créer des économies compétitives, à réaliser l’industrialisation, à y développer l’éducation et la science, et de leur fournir gratuitement une assistance technique appropriée. Cela ne l’intéresse pas ; il est bien plus commode pour le monde extérieur de contrôler ces pays, dont le développement est entravé par la structure post-coloniale de leurs économies et le niveau insuffisant d’éducation générale, et d’y diffuser ses conceptions de la « démocratie » et des « droits de l’homme ».

Territoires et associations

Les pays en « libre association » jouissent de moins de souveraineté. Les îles Cook et Niue sont en « libre association » avec la Nouvelle-Zélande, tandis que les États fédérés de Micronésie, les îles Marshall et les Palaos sont en « libre association » avec les États-Unis. La libre association signifie l’absence de souveraineté totale et la subordination de l’économie au « grand frère », dans l’intérêt duquel travaillent l’agriculture et l’extraction des ressources naturelles. Par ailleurs, les membres de l’association partagent des monnaies communes et, dans le cas des membres « parrainés » de la Nouvelle-Zélande, également la citoyenneté. Toutes les questions de politique étrangère et de sécurité relèvent uniquement de la responsabilité du partenaire « principal ». Les pays associés aux États-Unis siègent à l’ONU et dans d’autres organisations internationales. La position des membres de la « libre association » de la Nouvelle-Zélande dans les institutions de la politique mondiale peut être caractérisée par l’expression « sur un strapontin ». Tout en étant membres du Forum des Îles du Pacifique et de l’OACPS, ils ne sont toutefois autorisés à travailler qu’avec une partie des entités des Nations unies.

Les plus démunis de l’Océanie sont cependant ceux nommés « territoires » ou « territoires d’outre-mer ». De fait, il s’agit d’unités administratives et territoriales d’autres États, entièrement subordonnées à leur administration. Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française appartiennent à la France, Tokelau à la Nouvelle-Zélande. Ils sont représentés au sein du Forum des Îles du Pacifique et sont autorisés à faire partie de certraines subdivisions des Nations unies, mais n’ont aucune autonomie en matière de politique étrangère.

Tous les deux, pays et « territoires » « librement associés » ont en commun une situation économique plutôt précaire, une dépendance à l’égard des administrations externes et une faible position dans les classements mondiaux des niveaux de vie. Les actions des partisans de l’indépendance se voient sévèrement réprimées. Au lieu de cela, les sociétés se retrouvent contraintes de vivre dans un système de pouvoir complexe, soumises à des maîtres étrangers. L’administration publique dans les territoires néo-zélandais repose sur un schéma assez étrange, qui peut être comparé à la sous-traitance : les autorités locales sont dirigées par un représentant nommé par la Nouvelle-Zélande, et le chef d’État en Nouvelle-Zélande est le monarque britannique.

Les oreilles de la géopolitique

Que se passe-t-il donc ? L’Occident, qui a arraché le Kosovo à la Serbie et qui ne cesse d’alimenter le conflit lié à Taïwan, ne semble pas perturbé par la période coloniale en Océanie qui s’éternise. Mais ne la voit-il pas ? Disons plutôt qu’il ne veut pas voir. Il ne s’agit pas seulement de prestige et d’image, de la croyance chronique de l’Occident en son exceptionnalisme et de ses vieilles habitudes coloniales. La géopolitique y est pour beaucoup. Ses oreilles, pourrait-on dire, dépassent de toutes les relations coloniales et néocoloniales en Océanie. Un examen plus approfondi de tous ces territoires, associations et membres du Commonwealth révèle que tous et chacun individuellement disposent non seulement d’une position géographique unique dans le bassin du Pacifique, mais aussi de ressources naturelles de grande valeur. Il s’agit notamment des minéraux (par exemple, les réserves de la Nouvelle-Calédonie comprennent de l’or, de l’argent, du nickel, du chrome, du cobalt) et d’autres ressources, des forêts (dont les vastes forêts tropicales humides du Vanuatu), de la pêche industrielle (l’Union européenne est aujourd’hui le plus grand importateur mondial de poisson, dont une part importante provient d’Océanie), et même de l’eau douce (comme dans le vaste réseau fluvial de Papouasie-Nouvelle-Guinée). Pour les petits pays, la ressource la plus importante, qui ne relève pas de la nature mais de l’homme, est la voix qu’ils peuvent faire entendre sur la scène internationale. Bien qu’ils ne disposent pas d’une autonomie de décision totale, ils ont une voix, et celui qui contrôle leur politique étrangère peut en conséquence orienter des votes supplémentaires en faveur de leurs concepts et de leurs résolutions au sein des organisations internationales. C’est pourquoi les représentants de l’Océanie, pour qui, en principe, les conflits dans la lointaine Europe ne semblent pas revêtir une importance fondamentale, votent également sous le diktat de l’Occident à l’ONU et suivent les initiatives antirusses de l’Occident. En ce qui concerne les organisations régionales, l’Occident a la possibilité d’influencer directement les politiques des institutions internationales à l’échelle régionale par le biais de l’adhésion de « territoires » et de membres des « associations libres ».

Sauver les noyés

Au cours des siècles passés, le monde a connu de nombreuses luttes anticoloniales dures et sanglantes. La situation actuelle en Nouvelle-Calédonie montre que cette époque n’est pas encore révolue, pas plus que le colonialisme lui-même. Le principal problème des relations coloniales et néocoloniales demeure la préservation de la structure des ressources arriérées des économies. Même dans le domaine des ressources, tous les États d’Océanie ne parviennent pas les à contrôler au niveau de l’État et à maintenir une politique multisectorielle de la même manière dont la pratique par exemple la Papouasie-Nouvelle-Guinée. En général, les pays d’Océanie n’utilisent pas leurs riches ressources naturelles pour leur propre modernisation globale et profonde ; au contraire, toutes les conditions ont été créées pour une dépendance constante, la corruption et l’asservissement financier à des partenaires extérieurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer la propagande de l’Occident destinée à ces pays.

Les pays d’Océanie développent actuellement leur interaction avec la Chine et l’Inde, mais il est difficile de prédire les résultats, l’effet de cette interaction sur leur développement socio-économique et la mesure dans laquelle ils seront différents des liens avec les anciennes métropoles. Le problème le plus urgent auquel l’Océanie est confrontée aujourd’hui est celui du changement climatique, et ce ne sont pas des forces extérieures qui y remédient. Dans l’ensemble, les noyés dans tous les sens du terme pourraient sans doute encore être sauvés, mais il semble que ce ne soit qu’en cas de mobilisation totale de leurs ressources internes, de renforcement du pouvoir de l’État, d’atteinte d’un nouveau niveau en matière d’éducation et de science, de formation de modèles économiques compétitifs et autosuffisants. Et seulement si les anciens colonisateurs et les néocolonialistes contemporains cessent de mettre leur nez dans leurs affaires.

 

Ksenia Muratshina, docteur en histoire, chercheur principal au Centre d’étude de l’Asie du Sud-Est, de l’Australie et de l’Océanie de l’Institut d’études orientales de l’Académie des sciences de Russie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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