05.03.2024 Auteur: Vladimir Terehov

Le Japon développe ses liens avec Taïwan et l’Inde les façonne

Le Japon développe ses liens avec Taïwan et l'Inde les façonne

Les deux principales puissances mondiales, les États-Unis et la République populaire de Chine, sont les principaux acteurs des jeux entourant la question de Taïwan. Dans le même temps, la présence d’autres « centres de pouvoir » récemment apparus devient de plus en plus visible. Il s’agit tout d’abord du Japon et de l’Inde.

Les relations du Japon avec Taïwan sont désormais de nature interétatique ordinaire. Toutefois, on peut également observer ce phénomène dans les relations du « grand frère » du Japon, à savoir les États-Unis, avec Taïwan. Comme Washington, Tokyo dispose de facto d’une ambassade à part entière à Taïwan, qui a reçu au début de cette année un nom beaucoup plus précis qu’auparavant : « Bureau de Taipei de l’Association des relations entre le Japon et Taïwan ». La procédure de changement de nom, qui s’est déroulée en présence de fonctionnaires des deux parties, a été considérée par le ministère taïwanais des affaires étrangères comme une indication de l’intention de poursuivre le développement des relations bilatérales.

Et ce, bien que Tokyo déclare respecter le « principe d’une seule Chine » dans ses relations avec Pékin. Cependant, à chaque fois que l’occasion se présente, le mantra américain sur la nécessité de « maintenir la stabilité en préservant le statu quo dans le détroit de Taiwan » est reproduit. Cela réduit à néant la portée pratique de cette déclaration.

L’attitude positive des Taïwanais eux-mêmes à l’égard du pays est un facteur extrêmement important qui contribue à l’expansion de la présence japonaise à Taïwan. Tant à l’égard du pays actuel qu’à l’égard de la période 1895-1945, lorsque Taïwan en faisait partie. Cette dernière était la conséquence de la défaite de la Chine impériale face au Japon impérial lors de la (« première ») guerre nippo-chinoise de 1894-95.

Une preuve indirecte de la sympathie particulière des Taïwanais pour le Japon peut être trouvée dans le fait que des enquêtes récentes montrent que seulement 2,4 % des Taïwanais se considèrent aujourd’hui comme des « Chinois ». Les deux tiers de la population de l’île s’identifient comme des « Taïwanais ». Comme ils l’étaient lorsqu’ils faisaient partie du Japon impérial.

Cette auto-identification des Taïwanais est facilitée par la version locale du « culte de la personnalité ». Pour le parti démocrate progressiste actuellement au pouvoir, cette « personnalité » est Tchang Kaï-chek. Il convient toutefois de noter que, pendant son règne ouvertement dictatorial (1945-1975), toute manifestation de désaccord de la population locale avec le pouvoir des « étrangers du continent » a été brutalement réprimée.

Un moment particulièrement sanglant de l’histoire d’après-guerre de Taïwan, en février 1947, l’ « incident 228 », est régulièrement réactualisé par le gouvernement DPP. À la fin du mois de février de cette année, un monument commémoratif de ces événements a été inauguré près du bâtiment du Parlement en présence du Premier ministre taïwanais.

Bien que les relations entre le Japon et Taïwan couvrent tous les aspects des relations interétatiques, la principale composante de ces relations reste la sphère commerciale et économique, dont l’ampleur est impressionnante. Le volume des échanges bilatéraux, en constante augmentation, atteint aujourd’hui 90 milliards de dollars. Le Japon est le troisième partenaire commercial de Taïwan, qui est le quatrième pour le Japon. Les échanges bilatéraux portent essentiellement sur des produits de haute technologie.

La preuve la plus notable en a été l’ouverture au Japon, le 24 février dernier, d’une usine de production de microprocesseurs d’une « densité d’empaquetage » de 6 nm. Construite dans la préfecture de Kumamoto par Taiwan Semiconductor Manufacturing Co (TSMC), le leader mondial dans ce domaine, elle sera exploitée par un consortium qui comprendra, entre autres, des géants industriels japonais tels que Sony et Toyota.

La cérémonie officielle de mise en service s’est déroulée en présence (par liaison vidéo) du Premier ministre japonais Fumio Kishida. William Lai, le nouveau président élu de Taïwan, s’est exprimé de manière très positive sur l’achèvement du projet de construction. Début février, un accord a été signé avec TSMC pour la construction d’une deuxième usine similaire (dans la même ville de Kumamoto).

L’étendue et la profondeur du système de relations entre l’Inde et Taïwan sont, bien entendu, très éloignées des relations entre le Japon et Taïwan. Mais ces dernières années, elles ont pris de l’ampleur dans le cadre de la concrétisation du concept de politique étrangère « Look East », vieux de 30 ans. À la fin des années 2000, ce concept s’est transformé (à l’initiative de la secrétaire d’État américaine de l’époque, Hillary Clinton) en un concept d’ « action à l’Est ».

Le format de ces « actions » concernant Taïwan en est encore au niveau de « l’exploration du terrain ». De plus, des deux côtés et avec l’implication de certaines personnes importantes, comme, par exemple, l’actuel chef du bouddhisme mondial.

Parmi les récentes mesures concrètes prises par les deux parties, on peut citer la signature, à la mi-février, d’un « protocole d’accord » visant à attirer la main-d’œuvre indienne dans divers secteurs de l’économie taïwanaise. Face à la dépopulation de fait de Taïwan (ainsi que du Japon), ce point devient de plus en plus important pour Taïwan.

Il est à noter que la signature dudit document avec la participation de certains représentants de l’administration indienne a eu lieu à New Delhi dans les locaux du « Centre économique et culturel de Taïwan en Inde », que le Taipei Times a qualifié d’ « ambassade de facto » de Taïwan en Inde. Les mêmes « ingénieurs en électronique » taïwanais « sondent le terrain » en Inde et envisagent également d’y établir une production.

On ne peut que constater la parution de plus en plus fréquente dans la presse taïwanaise de publications d’auteurs indiens spécialisés dans divers domaines d’activité. Ce n’est pas la première fois que Brahma Chellani figure parmi eux. Cet expert ne peut cependant pas être mentionné « virgule par virgule », car il fait partie du pool de spécialistes faisant autorité dans le domaine de la politique internationale en général.

Par conséquent, nous ne pouvons pas simplement « noter en passant » la thèse fondamentale de sa dernière publication dans le Taipei Times, selon laquelle le principe presque fondamental de la politique étrangère de la Chine sur le droit inaliénable de posséder Taïwan n’est rien d’autre qu’un « mythe sans aucun fondement ».

En rapport avec tout ce qui précède, nous aimerions attirer une fois de plus l’attention sur le fait qu’à mesure que la présence des États-Unis dans la région indo-pacifique (et dans le monde entier) diminue, le facteur des difficultés dans les relations entre l’Inde et la Chine sera en tête de la liste des défis à relever pour maintenir la stabilité dans cette région. La tendance de longue date au rapprochement de l’Inde avec le Japon contribuera également à renforcer son importance. Cette tendance sera sans aucun doute confirmée lors de la prochaine visite du ministre indien des affaires étrangères, S. Jaishankar, à Tokyo.

Nous aimerions ajouter que ce même facteur pourrait également devenir presque le principal défi pour la politique étrangère russe qui s’oriente vers l’Est. Nous devrons travailler dur pour résoudre les problèmes qui y sont liés.

Enfin, il convient de noter que depuis la fin de l’année dernière jusqu’à aujourd’hui, Taïwan a été mentionnée dans un certain contexte avec la Russie. Il est en effet affirmé que la Fédération de Russie achète, par l’intermédiaire de pays tiers, de la nitrocellulose (utilisée notamment dans la production de poudre à canon sans fumée), des machines-outils à commande numérique et les mêmes puces que celles produites à Taïwan.

Par exemple, le Taipei Times (avec une référence au Washington Post) rapporte qu’une entreprise russe aurait acheté l’année dernière à Taïwan pour 20 millions de dollars de machines-outils à commande numérique « essentielles à la production de matériel de défense ». À cet égard, le ministère taïwanais des affaires économiques a promis de « renforcer le contrôle » sur l’exportation de ces produits. Il convient également de souligner qu’il y a deux ans, Taïwan a rejoint les pays occidentaux dans leur pratique d’adoption de mesures de sanctions à l’encontre de la Russie.

D’une manière générale, Taïwan n’occupe pas la dernière place dans le système complexe actuel des relations entre les principales puissances mondiales, qui ne cesse de s’aggraver. Et, apparemment, son importance dans ce système ne fera qu’augmenter.

Comme on dit, même une chose apparemment inutile peut avoir un prix. D’ailleurs, pour tous les participants à la phase actuelle du « Grand jeu mondial ».

 

Vladimir TEREKHOV, expert sur les problèmes de la région Asie-Pacifique, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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