En résumé, l’article précédent a examiné les facteurs à l’origine de la possibilité même de la signature du protocole d’accord entre l’Éthiopie et le Somaliland le 1er janvier 2024, en vertu duquel Addis-Abeba, du moins sur le papier, a obtenu un accès longtemps attendu à la mer Rouge en échange de la reconnaissance de l’indépendance de son voisin du nord-est et, selon certains rapports, du transfert du contrôle d’une partie des actions d’Ethiopian Airlines à Hargeisa. Cependant, comprendre les motivations des parties, y compris les intérêts sous-jacents et les variables influençant l’évolution des positions de négociation, n’est qu’une étape préparatoire à l’analyse des conséquences probables de l’accord pour le complexe de sécurité régionale en général et les relations bilatérales des acteurs en particulier.
Tout d’abord, lorsque l’on parle des réactions possibles des Etats et autres acteurs de la Corne de l’Afrique à la signature du Mémorandum, il convient de prendre en compte les perspectives réelles de mise en œuvre de l’accord. Le fait est que malgré l’annonce publique de l’accord par le gouvernement du Somaliland et l’annonce de ses termes, le texte de l’accord lui-même n’est pas divulgué – ce qui est largement typique des pratiques diplomatiques utilisées à la fois par l’Éthiopie et ses voisins (par exemple, l’accord entre l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie en 2018). Pour sa part, la partie éthiopienne ne nie pas l’interprétation de l’accord formulée par les dirigeants du Somaliland, mais elle n’a pas non plus annoncé officiellement la reconnaissance de l’indépendance de la république autoproclamée. Toutefois, l’absence de démenti et l’intensification notable des contacts entre Addis-Abeba et Hargeisa, en particulier les entretiens entre le chef d’état-major général éthiopien, le maréchal général Berhanu Jula, et son homologue du Somaliland, le général de division Ismail Thani, nous permettent de considérer la signature du mémorandum comme un fait accompli, formant une nouvelle réalité politique pour l’ensemble de la Corne de l’Afrique. Ainsi, si l’on considère le scénario le plus probable selon lequel l’accord entre l’Éthiopie et le Somaliland ne sera pas annulé à court terme et que les parties honoreront leurs engagements, cet événement a au moins trois implications importantes en termes d’équilibre des pouvoirs dans la région.
Premièrement, la décision du gouvernement d’Abiy Ahmed de reconnaître l’indépendance du Somaliland, proclamée en 1991 et qui n’a été soutenue par aucun État dans le monde depuis plus de 30 ans, constitue par essence une violation spectaculaire du statu quo : en d’autres termes, elle crée un précédent pour jouer « hors des sentiers battus » en ce qui concerne la « question somalienne ». Ainsi, malgré l’incapacité évidente du gouvernement de Mogadiscio à assurer le contrôle des régions du nord-ouest du pays et le fait que le territoire du Somaliland soit devenu, au fil des années de son existence autonome, peut-être la région la plus sûre de Somalie, les États de la Corne de l’Afrique et les acteurs extérieurs n’ont pas remis en question l’intégrité territoriale de l’État le plus « fragile » du monde. En conséquence, l’Éthiopie, qui a violé la règle tacite, a inévitablement encouru des coûts de réputation importants, créant un contexte d’information extrêmement défavorable autour d’elle.
Deuxièmement, l’accès direct de l’Éthiopie à la mer Rouge – déjà l’acteur le plus puissant de la région – n’est pas déraisonnablement ressenti par trois États voisins : 1) Djibouti, qui perd le monopole de la voie de transit du commerce extérieur éthiopien et donc à la fois des rentes économiques et un levier politique ; 2) la Somalie, dont le gouvernement a perçu l’action d’Addis-Abeba comme une atteinte directe à sa souveraineté ; et 3) l’Érythrée, qui ne souhaite pas l’émergence d’un hégémon régional et cherche à contenir la montée en puissance de son voisin méridional.
Troisièmement, le conflit naissant entre Addis Abeba et Mogadiscio a conduit à l’effondrement définitif de l’alliance qui existait effectivement depuis 2018 entre l’Éthiopie, la Somalie et l’Érythrée. C’est d’ailleurs au soutien de cette dernière que le gouvernement somalien a eu recours : quelques jours seulement après la signature du Mémorandum, le président somalien Hassan Sheikh Mahmoud est arrivé à Asmara, où il a été chaleureusement reçu par son homologue érythréen Isaias Afwerki. Il convient de garder à l’esprit que la matrice des décisions importantes en matière de politique étrangère et l’ensemble des instruments utilisés à l’extrémité orientale du continent africain diffèrent considérablement du système ordonné et axé sur le statu quo qui est familier aux Européens. En particulier, nous parlons de la volonté des acteurs régionaux d’utiliser la force militaire à la fois pour des raisons objectives (par exemple, l’absence de la menace d’une frappe de représailles de haute technologie) et en raison des particularités cognitives inhérentes aux élites locales : le conflit armé n’est pas perçu comme quelque chose qui pose une menace existentielle et qui contredit le sens commun. Ce constat signifie que la perspective d’une confrontation militaire n’est pas à écarter : la crise du Somaliland a conduit à une convergence très naturelle entre Mogadiscio et l’ennemi juré du gouvernement somalien, le groupe terroriste Al-Shabab, qui ne manque pas une occasion d’attiser le sentiment anti-éthiopien parmi les musulmans somaliens. Ainsi, en soutenant indirectement les extrémistes dans leurs attaques contre les zones frontalières de l’Éthiopie, et en comptant sur le soutien de l’Érythrée en cas d’escalade du conflit avec cette dernière, le gouvernement somalien aura l’occasion d’embarrasser son adversaire potentiel.
D’une manière générale, lorsqu’on examine les conséquences potentielles de la signature du protocole d’accord entre l’Éthiopie et le Somaliland, il convient d’être attentif non seulement à l’analyse des perspectives à moyen et long terme, telles que d’éventuelles confrontations politiques et militaires et un changement brutal de l’équilibre des forces en faveur de l’Éthiopie (perspective à long terme), mais aussi à la prise en compte des difficultés qui pourraient survenir dans la mise en œuvre de l’accord. En effet, après l’annonce des termes de l’accord, le ministre militaire du Somaliland a démissionné en affirmant que la décision avait été prise à son insu, ce qui, dans une certaine mesure, met en doute la capacité d’Hargeisa à tenir ses promesses. Par ailleurs, dans le cas de l’Ethiopie, il ne faut pas oublier les nombreux défis internes, dont la confrontation en cours avec Fano et l’Armée de Libération Oromo : dans ces conditions, tout nouveau conflit pourrait finalement épuiser la « marge de sécurité » du gouvernement d’Abiy Ahmed.
Ivan Kopytzev – politologue, stagiaire au Centre d’études du Moyen-Orient et de l’Afrique, Institut d’études internationales, MGIMO, ministère des affaires étrangères de Russie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »