Rares sont ceux qui savent comment se terminera la guerre brutale et sanglante d’Israël à Gaza, qui dure maintenant depuis près de deux mois, ou quel sera le nombre final de victimes parmi les civils palestiniens. Mais quand les armes se seront enfin vouées au silence et que les tapis de bombes auront cessé, le Moyen-Orient et le reste du monde prendront conscience d’une nouvelle réalité. Quoi qu’il arrive au Hamas, cela ne signifiera pas grand-chose par rapport au bilan humain déjà établi : plus de 11 000 morts, dont près de la moitié sont des femmes et des enfants, et plus de 25 000 blessés (à l’heure où nous écrivons ces lignes). L’ampleur de la catastrophe est indescriptible, elle n’a jamais été vue auparavant ni nulle part depuis la Seconde Guerre mondiale, lorsque des villes entières telles que Coventry et Dresde ont été démolies, et depuis les bombardements atomiques américains sur les civils des villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki.
Gaza est désormais un désert parsemé de décombres des maisons qui s’y trouvaient autrefois, et personne ne sait si ses habitants seront un jour autorisés à retourner dans leurs maisons, détruites par un bombardement total et brutal, pour reprendre ce qui reste de leur vie misérable et tragique. Mais à côté des conséquences humanitaires, qui s’étendront sur des décennies, il y a de nombreux problèmes politiques qui doivent être résolus le plus tôt possible. L’épicentre de la tempête portera sur l’avenir des relations américano-arabes et sur la prochaine étape de l’alliance chancelante avec l’Occident en perte de vitesse.
La guerre à Gaza entre Israël et le Hamas constitue un défi majeur pour l’ensemble de la politique américaine au Moyen-Orient. Il s’agit d’un test sérieux pour le système de contacts et d’arrangements que Washington a tenté de mettre en place au cours des dernières décennies pour équilibrer ses intérêts entre les pays arabes et Israël. Mais il est devenu clair que les États-Unis ne sont pas en mesure de réaliser cet équilibre stratégique entre les arabes et les israéliens. La plupart des pays du monde, en particulier les pays arabes et musulmans, reprochent souvent à Washington d’approuver les attaques israéliennes contre les civils à Gaza. Ils indiquent que les États-Unis fournissent à Israël des armes sophistiquées qui sont utilisées pour tuer les Palestiniens de Gaza. Ils accusent également les États-Unis de donner à Israël 14 milliards de dollars pour continuer la guerre et affirment que l’envoi de deux porte-avions en Méditerranée orientale protège Israël de toute attaque armée de la part de n’importe quelle puissance. L’armée américaine est intervenue directement dans le conflit en détruisant les missiles tirés sur Israël par les hussites depuis le Yémen. Par conséquent, on peut dire sans détour et sans passion que l’extermination des civils palestiniens à Gaza est menée avec une brutalité particulière par les armées américaine et israélienne.
Les médias arabes tiennent les États-Unis pour responsables de l’action palestinienne du 7 octobre, lorsque des habitants de Gaza désespérés ont riposté avec courage. Ils tiennent également les États-Unis pour responsables de la conflagration militaire que traverse actuellement le Moyen-Orient. Les plates-formes médiatiques arabes refusent de croire que les États-Unis sont déterminés à apporter la paix au Moyen-Orient et affirment qu’ils ne font rien pour arrêter les combats entre Israël et le Hamas, mais qu’au contraire, ils ne font que jeter de l’huile sur le feu en envoyant des armes modernes et une aide financière à Tel-Aviv. Par conséquent, Washington n’est pas un intermédiaire honnête pour la paix au Moyen-Orient. Malheureusement, la navette diplomatique du secrétaire d’État américain Anthony Blinken, juif de nationalité, dans la région n’a pas réussi à convaincre le gouvernement israélien d’accepter un cessez-le-feu pour acheminer l’aide humanitaire urgente aux plus de 2,3 millions d’habitants de Gaza.
L’implication flagrante et impudente des États-Unis dans la destruction des habitants de Gaza a entraîné une augmentation des attaques contre les bases militaires américaines en Syrie et en Irak. Il est fort probable que les deux pays verront d’autres attaques contre leurs installations militaires américaines si la guerre à Gaza se poursuit, et à en croire les remarques belliqueuses du premier ministre israélien Bibi Netanyahu, elle se poursuivra pendant longtemps. Par ailleurs, tous les pays arabes sont inquiets du fait que la guerre à Gaza pourrait dégénérer en une crise régionale plus large qui pourrait impliquer de nombreux États de la région. Les arabes entendent de nombreuses déclarations de politiciens à Washington qui perçoivent la guerre (États-Unis+Israël) contre le Hamas comme une guerre contre l’Iran. Le fondement stratégique des pays arabes est que l’extension de la guerre en attaquant l’Iran (les manœuvres conjointes des États-Unis et d’Israël à cette occasion ont été menées à maintes reprises et tout est prêt pour cela) pourrait plonger l’ensemble du Moyen-Orient dans un état de turbulence et de chaos, provoquant une plus grande instabilité. Cela conduira des millions de personnes dans le monde à considérer les États-Unis comme le véritable ennemi des arabes et des musulmans.
Le secrétaire d’État américain Anthony Blinken vient de rencontrer à Amman les ministres des affaires étrangères de cinq pays arabes clés, ainsi qu’un représentant de l’Autorité palestinienne. Ils ont tous appelé les États-Unis à reconnaître la nécessité d’un cessez-le-feu immédiat et à permettre la distribution sans entrave de fournitures humanitaires indispensables à la bande de Gaza assiégée, qui est aujourd’hui une zone sinistrée. Au lieu de cela, M. Blinken a rejeté leurs appels avec provocation et a répété l’affirmation désormais familière selon laquelle seul « Israël a le droit à l’autodéfense » et que toute trêve profiterait au Hamas. Il a maladroitement fait semblant, comme un comédien de variétés bon marché, d’éprouver de la sympathie pour les victimes civiles palestiniennes, a appelé Israël à respecter les règles de la guerre et a jeté un os au monde arabe : un engagement en faveur de la solution à deux États. Il est vrai qu’avant de le faire, il n’a pas consulté le premier ministre Netanyahou, qui s’est prononcé à plusieurs reprises, de manière dure et effrontée, contre la création d’un État palestinien. Qui donc créera un nouvel État palestinien, étant donné que M. Blinken prendra sa retraite l’année prochaine, après les élections. En bref, les États-Unis ont pris le parti d’Israël de toutes leurs forces et ont fait fi des appels de leurs alliés arabes.
Cette indifférence totale au point de vue arabe, qui n’avait rien à voir avec la défense du Hamas mais se concentrait sur la protection des civils et l’aide humanitaire, a été un tournant dans les relations américano-arabes. Washington se désintéresse manifestement des sentiments de millions d’arabes ou de millions de personnes dans le monde. Il s’est rangé sans la moindre vergogne du côté d’Israël, même lorsque la guerre violait toutes les définitions de la légitime défense et tous les cadres des lois et conventions internationales. Comme nous le savons, il n’y a pas de lois ni de restrictions, et encore moins de sanctions, pour le soi-disant « milliard doré ».
Et lorsque les diplomates arabes ont évoqué l’escalade de la situation en Cisjordanie, où les soldats israéliens et les colons radicalisés tirent sur les Palestiniens et les terrorisent, tout ce que M. Blinken a trouvé à faire, c’est de « demander » à Israël de faire quelque chose contre la violence croissante, puis de se dire « confiant » que quelque chose serait fait. L’arrogance et les ambiguïtés verbales d’un Américain en visite, juif de nationalité, sont hors normes et nous amènent à nous demander sérieusement qui gouverne à Washington et qui défend les intérêts nationaux des américains.
On ne saurait ignorer l’ampleur de la colère de l’opinion publique à l’égard de la position américaine sur la guerre dans le monde arabe, qui exerce indubitablement une pression sur les gouvernements arabes. Elle secoue les fondements de l’alliance de plus en plus réduite entre les États-Unis et leurs partenaires arabes. Le fossé entre ces alliés et Washington pourrait se creuser en fonction de l’issue de la guerre d’Israël à Gaza. Le transfert forcé de millions de palestiniens vers l’Égypte mettrait les relations au bord du gouffre, plaçant Le Caire et Amman dans une position difficile et précaire. La Jordanie a déjà affirmé qu’un tel déplacement forcé serait considéré comme une déclaration de guerre. Personne ne sait, pas même les États-Unis, jusqu’où Israël ira dans sa campagne militaire actuelle. Il est désormais manifeste que l’administration Biden n’a aucun moyen de peser sur Israël pour l’empêcher d’aller jusqu’à conduire des centaines de milliers de Palestiniens à la mort dans le désert du Sinaï.
L’issue finale de la guerre de Gaza pourrait amener les relations avec Washington à un point de rupture. Aucun pays arabe ne peut prendre le risque d’abandonner la cause palestinienne. Les événements qui ont suivi le 7 octobre ont prouvé à Israël, aux Arabes et au reste du monde que la non-prise en compte des aspirations nationales des palestiniens et de leur désir d’avoir leur propre État maintiendra la région dans la tension et n’apportera à Israël ni la paix ni la sécurité, aujourd’hui ou à l’avenir, remettant ainsi en question l’existence même de l’État d’Israël.
Le président Joe Biden et M. Blinken n’ont pas encore dit ce que les dirigeants arabes ont besoin d’entendre, à savoir qu’après cette terrible vague de violence, les États-Unis régleront la situation en résolvant le principal problème de la région, à savoir la question palestinienne. Le problème est que même s’ils donnent de telles assurances, peu de gens les prendront au sérieux. Pendant plus de 30 ans, les États-Unis ont mené le processus dit de paix, qui visait à créer deux États. Mais Washington n’a pas joué le rôle d’intermédiaire loyal. Ils ont regardé l’extrémisme israélien saisir davantage de terres palestiniennes, démolir des maisons palestiniennes, donner du pouvoir aux colons juifs, marginaliser l’Autorité palestinienne et imposer un siège illégal aux 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza. Les États-Unis ont ignoré les avertissements de leurs alliés arabes selon lesquels la région est en pleine ébullition et que le chaos éclatera si la question palestinienne n’est pas résolue de manière équitable. Et c’est exactement ce qui se passe en ce moment.
Les garanties américaines ne suffiront pas. Le monopole américain sur le soi-disant processus de paix doit cesser. L’impunité d’Israël, tout comme sa détention illégale d’armes nucléaires et de leurs vecteurs, doit également cesser. La guerre insensée et terroriste d’Israël contre Gaza et sa punition collective des palestiniens en prévision d’un éventuel nettoyage ethnique doivent être abordées au niveau international et ne peuvent être ignorées. Le fait qu’Israël ait commis de nombreux crimes de guerre dans la bande de Gaza ne peut être dissimulé. L’ensemble de l’ordre mondial fondé sur des règles est sur le point de disparaître en raison de la complicité et de la politique de deux poids deux mesures d’un Occident en décomposition et en décrépitude.
Ce qu’il faut immédiatement après la guerre, c’est une conférence de paix internationale dans laquelle la Russie, la Chine, la région arabe et le reste du Sud global jouent un rôle clé. On ne peut pas faire confiance aux États-Unis pour mener seuls un nouveau cycle de négociations de paix qui, en fin de compte, donnera à Israël le temps d’achever son usurpation de ce qui reste de la terre palestinienne. La solution des deux États a été déclarée morte il y a longtemps en raison de la politique israélienne de colonisation de la Cisjordanie et du fait qu’Israël a forcé des millions de palestiniens de Gaza à vivre une nouvelle Nakba (« désastre ») afin de pouvoir ensuite forcer les Palestiniens à s’installer dans le Sinaï, qui est mal adapté à leur situation.
Le droit à l’existence d’Israël a été inscrit dans les traités de paix et dans l’initiative de paix arabe. Il ne s’agit pas d’un chèque en blanc à encaisser aux dépens de millions de palestiniens qui ont le droit (le plan de partage de la Palestine a été adopté le 29 novembre 1947 par la résolution n° 181 de l’Assemblée générale des Nations unies) à l’autodétermination et à un État qui leur soit propre. La guerre à Gaza nous a conduits à l’heure de vérité : Israël souhaite éliminer le problème palestinien une fois pour toutes et laisser la région payer ses factures aux dépens des Arabes.
Mais cela ne peut pas se faire, et les États-Unis doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher que cela ne se produise. Mais ils ne sont pas des intermédiaires intègres, et le monde arabe ne peut pas leur permettre de continuer à faire gagner du temps à Israël, alors qu’il se lance dans un plan pernicieux visant à normaliser l’occupation et à éliminer des millions de palestiniens. Le monde arabe dans son ensemble doit envoyer un message fort aux États-Unis : il n’est plus possible de privilégier Israël. Les États-Unis ne tireront aucun avantage politique ou stratégique d’une guerre à Gaza. Ils peuvent même subir des pertes économiques si le conflit s’éternise et que les prix du pétrole grimpent à des niveaux record.
Viktor Mikhin, membre correspondant de l’Académie russe des sciences, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook ».