Alors que trois mois se sont écoulés depuis le renversement du président Mohamed Bazoum au Niger et la prise de pouvoir par les militaires emmenés par le commandant de la garde républicaine, le général Abdourahamane Tchiani, la situation dans le pays continue de faire l’objet d’une attention particulière. Et elle est d’abord liée aux contradictions qui se sont fait jour entre les deux principaux acteurs extérieurs que sont la France et son principal partenaire, les États-Unis, sur les voies et moyens de résoudre cette crise.
En effet, de tous les pays occidentaux, c’est la France qui a réagi le plus durement à ce coup d’État. Il semblerait que sa politique étrangère actuelle soit davantage déterminée par des émotions situationnelles sur les processus qui se produisent dans le monde que par une stratégie bien pensée, du moins pour l’avenir proche.
S’appuyant sur le soutien total de ses alliés en Afrique, en particulier les États-Unis, le président Emmanuel Macron a refusé de reconnaître les nouvelles autorités, il a soutenu la décision des dirigeants de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sur l’éventuel recours à la force contre le Niger (qu’il a lui-même initié avec l’aide de certains dirigeants francophones de l’organisation) et a demandé sans équivoque que les nouveaux dirigeants, les qualifiant de « personnalités illégitimes », rétablissent le président déchu au pouvoir.
À l’instar de Sarkozy, qui a poussé les pays de l’OTAN à intervenir militairement en Libye en 2011 pour renverser le régime de Mouammar Kadhafi, Macron a tenté de résoudre le problème du Niger avec l’aide des forces armées des pays de la CEDEAO.
De plus, note la publication américaine Consortium News, Paris misait sur le fait que le coup d’Etat initié par la Garde républicaine ne bénéficierait pas d’un large soutien des milieux militaires et de la population, obligeant ses organisateurs à chercher une solution à la crise par sa médiation.
Mais Niamey n’a pas cédé à la pression et a donné une réponse tout aussi dure : elle a annoncé la dénonciation de cinq accords de coopération militaro-technique avec la France conclus entre 1977 et 2020 et a exigé le retrait des troupes françaises dans les 30 jours ainsi que le rappel de l’ambassadeur français, rendant de fait le président Macron ingérable à Niamey.
En plus, il s’est révélé que les chemins de Washington et de Paris divergent de manière significative dans la résolution de ce conflit. La Maison Blanche, tout en faisant de beaux discours sur le rétablissement de l’ordre constitutionnel, se focalise sur le maintien de la stabilité dans le pays afin de répondre à son principal objectif stratégique au Niger : préserver à tout prix ses bases militaires, dont l’accord décennal sur le déploiement sur le territoire de ce pays expire l’année prochaine, et empêcher l’entrée de la PMC russe Wagner dans le pays. Quant à Bazoum, les Etats-Unis ne font pas de son retour au pouvoir une priorité politique, ils sont uniquement favorables à sa libération afin de ne pas compromettre l’extension du traité sur les bases militaires.
Les prévisions des stratèges parisiens, qui tablaient sur une rupture rapide dans les rangs des forces armées et sur des manifestations populaires contre le régime militaire, ne se sont pas vérifiées. Même si, comme l’a fait observer le Washington Post, « la junte est déchirée par des contradictions internes », elle est parvenue à rallier une partie importante de la population, en particulier les jeunes, dans les milieux desquels l’ancien président Mohamed Bazoum et son prédécesseur Mahamadou Issoufou sont considérés comme des marionnettes françaises. En ce qui concerne le soutien populaire au coup d’État, selon la Gateway House, un groupe de réflexion indien, 78 % des hommes de la région ayant fait des études supérieures ont, lors d’un sondage téléphonique, soutenu le coup d’État et préféré la coopération avec la Russie plutôt qu’avec la France et les États-Unis.
D’une façon globale, pour comprendre la politique américaine dans la zone du Sahel et l’attitude de Washington face aux événements du Niger, il faut partir des dispositions de la nouvelle stratégie américaine en Afrique adoptée l’année dernière par l’administration de Joe Biden. L’Afrique subsaharienne, qui comprend 46 des 54 États africains, est « essentielle pour faire avancer les priorités mondiales des États-Unis » car elle est « l’une des régions du monde à la croissance la plus rapide en termes de population, avec la plus grande zone de libre-échange » et le plus grand groupe régional d’États au sein des Nations unies, ce qui est « d’une importance énorme pour les intérêts de sécurité nationale des États-Unis ».
En effet, pour l’ancien commandant des forces d’opérations spéciales américaines en Afrique de 2017 à 2019, le général Marcus Hicks, la situation au Niger est la suivante : « Le Niger était notre dernier bastion d’espoir et de sécurité dans le Sahel », de sorte que « l’idée même de laisser un vide à l’influence néfaste de la Russie serait une véritable tragédie ».
Le général américain a oublié de mentionner la Chine, que, selon un expert de Fox News, Washington « poursuit » pour compenser les occasions perdues pendant les années où le continent noir a été négligé. En réalité, la Chine est récemment devenue le deuxième investisseur étranger dans l’économie nigérienne, après la France. Selon l’ambassade des États-Unis à Niamey, le total de leurs investissements directs dans ce pays à la fin de 2020 s’élevait à 2,68 milliards de dollars, principalement dans la prospection et l’exploitation de l’uranium et du pétrole.
Cette même logique est suivie par les dirigeants actuels du Pentagone. Ils ont joué un rôle crucial dans la formulation de la politique américaine à l’égard du coup d’État dans ce pays. Ainsi Sabrina Singh, porte-parole du département américain de la défense, rappelant en leur nom l’importance du Niger dans la lutte contre le terrorisme islamiste dans la zone sahélienne, a déclaré que « nous ne voulons pas que ce partenariat prenne fin… Nous avons investi des centaines de millions de dollars dans l’installation de bases militaires, la formation, l’entraînement des militaires là-bas et nous sommes donc intéressés par une résolution pacifique ».
Dans le même temps, la communauté des experts américains, note Bloomberg, considère que les États-Unis doivent agir dans la zone du Sahel en fonction de leurs propres intérêts, que cela convienne ou non à la France. On peut en déduire que Washington est prêt à coopérer avec n’importe quel régime au pouvoir, en cherchant à obtenir le maximum de concessions de sa part.
En fait, c’est ce qui se passe. Alors que Paris, mettant de côté l’étiquette diplomatique, engageait un bras de fer avec ses partenaires militaires inflexibles, jetant de l’huile sur le feu en déclarant qu’il ne permettrait pas « à la junte de jeter ses troupes hors du pays », Washington faisait entre-temps tous les efforts possibles pour établir des contacts avec les nouvelles autorités.
Pour atteindre leurs buts, comme le note le magazine londonien Africa Report, les Américains ont recours à la politique de la « carotte et du bâton », menaçant de suspendre l’assistance militaire et financière-économique. Il est aussi largement rapporté qu’ils négocient simultanément l’établissement de bases alternatives en Afrique de l’Ouest au cas où leur contingent militaire devrait quitter le territoire du Niger. Et cela a fini par faire des ravages.
Le général James Hecker, commandant de l’armée de l’air américaine en Europe et en Afrique, a déclaré qu’au cours de la première moitié du mois d’août, il avait été convenu avec les dirigeants militaires du Niger de reprendre les vols de drones et d’avions pilotés sur les bases aériennes du Niger afin de recueillir des renseignements sur le déploiement des djihadistes. La base aérienne 201 à Agadez, d’une valeur de 110 millions de dollars, construite en 2019 pour lancer des véhicules très efficaces de type MQ-9 Reaper, figure parmi les plus grandes installations militaires américaines en Afrique, tout comme la base aérienne 101 à Niamey, la capitale.
A propos de l’accord conclu, le général a déclaré qu’il avait été possible grâce aux efforts diplomatiques déployés par les deux parties. Et ce n’est pas un secret que le Pentagone en Afrique a parfois pris la fonction du Département d’Etat lorsque cela relève de sa compétence. Pour le Niger, ils ont dû utiliser les services de leurs anciens subordonnés, les putschistes formés par les États-Unis, qui sont au moins cinq à faire partie du gouvernement nigérian aujourd’hui.
D’après le Wall Street Journal, le chef d’état-major des forces armées nigériennes, le général de brigade Moussa Salaou Barmou, qui a reçu sa formation militaire aux États-Unis, est récemment devenu le principal canal de communication entre les États-Unis, principalement le Pentagone, et les dirigeants militaires nigériens.
Il est également à noter que le Premier ministre du gouvernement de transition du Niger, Ali Mahaman Liman Zain, interrogé le 19 août par le correspondant du New York Times sur le sort du contingent militaire américain de 1 100 hommes, a répondu que « le moment viendra de renégocier les accords sur leur séjour », tout en soulignant « la position extrêmement raisonnable de la Maison Blanche qui cherche une solution diplomatique, et non militaire, à la crise au Niger ».
Cette évaluation par l’officiel Niamey de l’approche de la Maison Blanche dans le développement des relations avec le Niger suggère que, ignorant les intérêts français, elle a longtemps négocié en coulisses avec les autorités militaires de manière unilatérale. Ceci a été concrètement confirmé par un article du Journal Juene Afrique, qui affirmait que « les Etats-Unis, qui ont établi des liens avec les nouveaux dirigeants militaires du Niger, ont persuadé le président en exercice de la CEDEAO, le président nigérian Bola Tinubu, d’abandonner l’invasion armée du Niger ouvertement prônée par le président français ».
Dans ces conditions, le 24 septembre, deux mois après le coup d’État, le président Emmanuel Macron, réalisant que Washington l’avait élémentairement » roulé « , et selon l’expression figurée du quotidien canadien The Global and Mail, » les États-Unis ont jeté la France sous les roues du bus au Niger « , a été contraint d’annoncer le retrait de ses troupes du Niger. Le journal poursuit « L’administration Biden a une fois de plus mis la France en danger en flirtant avec les putschistes, cette fois au Niger… Washington semble désormais disposé à conclure un accord avec la junte militaire pour maintenir 1 100 soldats américains et une base de drones dans le pays, quitte à mettre la France à l’écart dans une région qu’elle considère depuis longtemps comme sa sphère d’influence ».
De nombreux experts estiment que la France, qui espérait une « solidarité atlantique » pour résoudre les questions touchant aux intérêts des deux parties, ne s’attendait nullement à ce qu’un partenaire « mette à terre » l’autre de manière aussi brutale. Si Paris avait pu prévoir une telle évolution, elle aurait elle-même négocié avec les autorités militaires le retrait de ses troupes dans des conditions plus favorables n’impliquant pas une aggravation aussi brutale des relations bilatérales.
Dans cette affaire, Washington a empiété sur les intérêts de son allié stratégique en Afrique, avec lequel il travaillait à la construction d’un système de sécurité au Sahel, qui, comme le souligne le Huffington Post, a été « frappé de plein fouet » par le coup d’Etat au Niger. C’est donc le retrait de la France du Niger qui aura l’impact le plus négatif sur l’efficacité de la lutte antiterroriste en Afrique de l’Ouest. L’activité terroriste s’est déjà amplifiée dans certaines régions du Niger, faisant 29 victimes au sein de l’armée nigérienne.
La lutte menée en coulisses par les États-Unis au Niger était connue à Paris dès le début du conflit, mais il n’était pas prévu qu’elle prenne une tournure aussi grave. Tout a débuté avec la visite à Niamey, le 8 août, de la vice-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland, qui a été considérée comme un échec par la plupart des médias américains au motif qu’elle n’a pas pu rencontrer le chef de l’État, le général Tchiani, et le président déchu Mohamed Bazum.
Mais on a l’impression que ces évaluations ont servi à faire diversion afin de masquer les véritables intentions de Washington d’établir réellement des contacts de travail avec les nouvelles autorités militaires. Comment alors qualifier la déclaration du général James Hecker, déjà mentionné, selon laquelle il aurait reçu l’autorisation des autorités militaires de reprendre les vols de drones américains dans la première moitié du mois d’août, alors qu’au même moment Nuland s’entretenait avec le chef d’état-major des forces armées du Niger, le général Moussa Salaou Barmou, et trois de ses colonels, les avertissant des malheurs qui les attendaient en cas de refus de coopérer avec les États-Unis. Selon ses propres mots, ses interlocuteurs ont montré qu’ils comprenaient parfaitement ce à quoi pouvait conduire le fait d’ignorer les intérêts américains.
Et comment expliquer alors la réaction française si rude à sa visite. Selon Le Figaro, de source diplomatique, Paris est très mécontent de ses résultats, qui sont à l’opposé de ce que l’on espérait au Qué d’Orsay. Selon l’un des diplomates qui a commenté le résultat de la visite de Mme Nuland, « avec de tels alliés, nous n’avons pas besoin d’avoir d’ennemis ».
La nomination d’un nouvel ambassadeur américain au Niger, qui a suivi la visite de Mme Nuland, a également fortement irrité Paris, qui a vu dans cette démarche une reconnaissance de la légitimité du régime militaire. La démarche de Washington a été qualifiée de « coup de poignard dans le dos » par le journal français Le Monde.
La question de savoir si le palais de l’Élysée acceptera ce comportement de l’hégémon, qui a placé la France dans une position embarrassante, se posera à l’avenir. Cependant, le rappel des troupes françaises au Niger ne doit pas être qualifié de retrait total de la France de ce pays. Le coup d’État a en effet gravement porté atteinte au prestige de Paris, qui reste toutefois un partenaire économique majeur disposant d’un important pouvoir politique.
De nombreux analystes estiment qu’il ne faut pas s’attendre à une résolution rapide de la crise au Niger, qui entre maintenant dans une phase difficile, compte tenu des conditions qui règnent dans le pays et à l’extérieur de celui-ci. Cet État, l’un des plus pauvres du monde, recevait avant le coup d’État une aide au développement d’environ 2 milliards de dollars par an. Son budget pour 2023 a été fixé à 5,53 milliards de dollars, dont 2,2 milliards, soit 40 %, devaient venir de sources extérieures. Néanmoins, l’imposition de sanctions économiques jette un grand doute sur la réalisation de cet objectif.
Après la reconnaissance par les États-Unis, le 10 octobre, des événements du 26 juillet comme un coup d’État, Washington, afin d’accroître la pression sur les autorités militaires pour les rendre plus réceptives aux négociations en cours, a annoncé en même temps le gel de 200 millions de dollars pour la lutte contre le terrorisme et de 442 millions de dollars pour un certain nombre de programmes économiques. Selon le porte-parole du département d’État, M. Miller, leur rétablissement nécessiterait que « la junte rétablisse un régime démocratique dans le pays dans un délai court et crédible ».
La France, dont l’aide au développement s’élevait à 130 millions de dollars l’année dernière, a retiré son aide cette année, tandis que les pays de la CEDEAO ont suspendu toutes les transactions commerciales avec le Niger et gelé ses avoirs à la banque centrale régionale. Le Nigeria voisin, qui fournit 70 % des besoins en électricité du Niger, a interrompu son alimentation.
Tous ces facteurs combinés ont entraîné une augmentation des prix des denrées alimentaires et des produits de première nécessité, y compris les médicaments.
Quant à l’orientation de la politique étrangère des dirigeants militaires, elle sera largement dictée par les intérêts des acteurs mondiaux et des puissances régionales au Moyen-Orient et en Afrique, non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi sur le plan économique. En parallèle, il ne faudrait pas s’attendre à ce qu’il soit caractérisé par une orientation anti-occidentale rigide, comme l’ont été les régimes militaires du Mali et du Burkina Faso.
Viktor Goncharov, expert de l’Afrique, docteur en économie, spécialement pour le magazine « New Eastern Outlook ».