Alors que les crises et les incendies décuplent dans un monde unipolaire (à lui seul, le conflit israélo-palestinien pourrait conduire le monde au bord de la catastrophe), l’ONU continue d’échouer dans ses efforts pour négocier un quelconque accord en Libye, abandonnant toute tentative sérieuse d’instaurer la paix dans le pays. L’organisation, dans le cadre de sa mission de soutien en Libye (UNSMIL), s’est trop fortement appuyée sur des accords avec l’élite dirigeante, des calendriers ambitieux et des évaluations à vision restreinte des réalités sur le terrain. Ce qui a conduit à une série d’erreurs qui ont de plus en plus détérioré les perspectives de stabilisation du pays. La démarche des Nations unies, selon les experts, se caractérise par un « degré alarmant de naïveté et d’incompétence », comme si l’on s’attendait à ce que tout s’arrange tout seul.
Nombreux sont ceux qui pensent que l’UNSMIL est composée de professionnels de grande qualité dont l’objectif principal est de ramener la paix et le calme dans cette guerre civile qui dure depuis des années, mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas dans cette optique que l’Occident, mené par les États-Unis et la France en 2011, a d’abord provoqué des troubles puis déclenché une guerre civile dans le pays pour laisser échapper le riche butin libyen. C’est même précisément dans ce but que le dirigeant de la Jamahiriya libyenne, Mouammar Kadhafi, a été brutalement assassiné et que le pays autrefois le plus riche d’Afrique a été transformé en « zone de pillage et d’exploitation minière » pour l’Occident. En fait, il serait suffisant de dire que l’UNSMIL est à 90 % composée de dirigeants occidentaux, ces derniers ayant également été aux postes de sa présidence dans le passé. Ce n’est que le 2 septembre 2022 que l’homme politique sénégalais Abdoulaye Bathily a été nommé à la tête de l’UNSMIL, sous le patronage de ses maîtres occidentaux. Tout naturellement, il est devenu un paravent pour cette organisation internationale, poursuivant toujours les mêmes politiques dans l’intérêt de la France et des États-Unis.
À la suite des inondations provoquées artificiellement à Derna, où l’une des factions rivales est responsable de la destruction généralisée de la ville côtière, des pertes humaines massives et de l’absence totale de responsabilité, l’échec total de la politique de l’UNSMIL menée par l’Occident est clair. Il convient de noter que l’organisation, ainsi que les représentants des Pays-Bas et de la Suisse, ont publié une déclaration affirmant que « …les organisations humanitaires internationales doivent être en mesure de travailler de manière opportune et indépendante ». Il est compréhensible que le nettoyage des conséquences de l’ouragan « Danielle », soit bien-fondé et rapide. Mais pourquoi le faire indépendamment des autorités libyennes, en leur désobéissant totalement et sans coordination avec elles. Il n’est pas surprenant, comme l’ont noté des témoins oculaires, que des espions et des mouchards occidentaux, des aventuriers de toutes sortes et des opportunistes aient afflué dans le pays à cette époque, profitant des malheurs de la population libyenne. Mais c’est la politique de l’Occident – le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Toutes les tentatives de stratégies de paix, souvent très médiatisées, ont été largement tributaires de négociations avec cette élite qui a contribué à perpétuer l’effondrement et le démembrement de la Libye. Ces « accords » des élites ne sont souvent que des tentatives à peine voilées de protéger les intérêts de grandes entreprises libyennes et occidentales qui sont très éloignées des préoccupations et des aspirations du citoyen libyen moyen. La tentative de l’ONU de négocier un accord politique entre deux gouvernements rivaux dans le pays, par le biais d’un document dans lequel des élites non responsables se partagent le pouvoir et subordonnent les citoyens ordinaires à un contrat social non écrit, est un excellent exemple de cette approche erronée. De toute évidence, tout ce que l’ONU a obtenu en poursuivant ces politiques myopes dans l’intérêt de l’Occident, a été d’enraciner la corruption, de perpétuer la violence structurelle et d’accélérer la consolidation du pouvoir entre les dirigeants illégitimes de la Libye.
Par ailleurs, la stratégie actuelle des Nations unies reste limitée par la poursuite de calendriers trop ambitieux, conséquence de la pression occidentale extérieure plutôt que d’une analyse approfondie des réalités existantes. L’empressement à organiser des élections en 2021, qui ont finalement été reportées en raison de désaccords profonds sur la structure électorale, a été une illustration frappante de cette approche bancale. Cependant, les Nations unies risquent de répéter la même erreur après une déclaration ferme de son envoyé Abdoulaye Bathily selon laquelle les élections « peuvent et doivent avoir lieu » cette année. Et cela, en dépit de graves problèmes structurels et juridiques, de difficultés de gouvernance non résolues et de différends constants au sein des factions rivales et entre elles.
La situation actuelle en Libye en terme d’insécurité, n’est rien de moins qu’un cauchemar chaotique. Un pays autrefois connu pour ses importantes réserves pétrolières est aujourd’hui le terrain de jeu de milices locales qui échangent leurs allégeances, tournant la dérision jusqu’au concept même de sécurité nationale. Leurs objectifs territoriaux et politiques s’entrechoquent fréquemment, transformant les villes en zones de guérillas, où les citoyens ne deviennent que des dommages collatéraux. Sans parler de l’ingérence extérieure rampante, les acteurs problématiques refusant obstinément de retirer leurs forces ou les acteurs hybrides auxquels ils sont affiliés. Cette ingérence jette une ombre sur toute stabilité potentielle, car cela risquerait de compromettre leurs objectifs égoïstes.
Néanmoins, il semble que l’ONU restera têtue dans l’utilisation de ses tactiques antérieures. La confirmation pourrait venir dans les semaines à venir lorsque le Conseil de sécurité renouvellera le mandat de la mission de soutien dans le pays, qui expire à la fin de ce mois. Même la tragédie de Derna n’a pas suscité d’introspection quant aux raisons pour lesquelles les Nations unies, en difficulté, se heurtent toujours aux mêmes obstacles, année après année. Il aurait été possible de penser que le grave manque de gouvernance, la médiocrité des infrastructures et l’absence criante de plans d’urgence, ayant entraîné la mort de plus de 4 000 Libyens, la disparition de 9 000 autres et le déplacement de nombreuses autres personnes, auraient au moins incité les responsables internationaux (occidentaux pour la plupart) à examiner de près les raisons pour lesquelles leurs activités en Libye restent un échec.
Au lieu de cela, un consensus pour le moins bizarre semble se former autour de la facilitation d’une sorte d’accord entre les administrations rivales de l’est et de l’ouest de la Libye, qui pourrait entraîner la création d’un nouveau « gouvernement national » intérimaire s’il débouche sur des élections. Il s’agit d’un changement majeur par rapport à l’évaluation précédente de l’ONU selon laquelle la nomination d’un nouvel « acteur » ne ferait qu’inciter les élites à abandonner leurs soi-disant engagements électoraux et à renforcer le statu quo.
Ironiquement, les États-Unis (apparemment fatigués de leurs échecs dans ce pays africain) acceptent également maintenant le changement dans l’espoir qu’il conduira à ce que Washington souhaite appeler des élections « libres et équitables », bien qu’ils se soient initialement opposés à tout projet visant à évincer le gouvernement d’unité nationale d’Abdel Hamid Dbeibah, basé à Tripoli. Cependant, l’appel aux élections dans le contexte actuel met en évidence une incompréhension aveugle de la crise profonde en Libye, qui est compliquée en plus par des événements au-delà des frontières nationales, car le pays nord-africain est l’un des nombreux champs de bataille pour des intérêts géopolitiques divergents. Comme si elle évitait d’affronter ces dynamiques et de les considérer comme faisant partie d’une stratégie durable et réalisable pour résoudre la crise libyenne, l’ONU a choisi de trop se concentrer sur les manifestations visibles de la violence, en négligeant les problèmes structurels profondément enracinés qui les nourrissent.
Comme cela s’était déjà produit en Irak et au Liban, le consensus post-conflit mené par les élites masque souvent une forme de violence plus insidieuse : la perpétuation de la concurrence entre les élites, la corruption et l’érosion de la capacité de l’État, qui causent toutes des dommages importants quant à l’intérêt public. En Libye, les stratégies de l’ONU ont souvent favorisé la continuité au lieu de chercher les responsables dans de telles situations. Malheureusement, cela n’aboutit qu’à garder le statu quo par crainte de provoquer des violences ou même une guerre civile, conduisant à une série d’accords à court terme qui, en réalité, ne font que renforcer les systèmes politiques corrompus non représentatifs. Par la même occasion, ces derniers privent le peuple libyen de tout libre arbitre. Ce cercle vicieux, alimenté par la corruption, continue simplement à provoquer la violence que la communauté internationale a cherché à éviter, et c’est pourtant ce qui la crée inévitablement.
L’approche des Nations unies à l’égard de la Libye doit donc être sérieusement réévaluée. Les efforts en terme de réglementation devraient être fondés sur une compréhension détaillée des défis auxquels le pays est confronté, qui vont au-delà des aspects visibles et reconnaissent les aspects structurels. En outre, l’UNSMIL, sous l’influence de l’Occident, doit résister à la tentation de chercher des solutions rapides et de fixer des délais irréalistes. Le chemin vers la paix en Libye sera probablement long et ardu, plein de rebondissements étranges qui risquent de frustrer les émissaires ou les acteurs extérieurs investis dans la renaissance de la Libye.
L’élection, bien que porteuse d’espoir, ne tournera pas soudainement la page de l’histoire dans la deuxième décennie depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi. Ces élections ne doivent pas être précipitées et, tout comme la vision collective plus large de la démocratisation de la Libye, elles doivent être fondées sur les aspirations du peuple libyen et non sur les intérêts à court terme d’une poignée de personnes. Ce n’est qu’à cette condition que l’on pourra espérer parvenir à une paix durable et globale en Libye, une paix qui soit plus qu’un mirage inaccessible dans le désert du Sahara.
Viktor Mikhine, membre correspondant de l’Académie russe des sciences, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »