Dans un passé tout récent, tant pour un Russe moyen que pour un représentant de la communauté des experts nationaux, l’Érythrée, un petit pays situé dans la Corne de l’Afrique, était l’un des États les moins connus sur la carte politique du monde, dont la mention dans les médias revêtait un caractère exotique. Cependant, depuis mars 2022, on assiste à une intensification sans précédent de contacts bilatéraux entre Moscou et Asmara. Ainsi, au cours de la dernière année et demie, trois visites diplomatiques de haut niveau ont eu lieu, dont une visite du ministre érythréen des Affaires étrangères Osman Saleh à Moscou (avril 2022), ainsi qu’une visite de retour de son homologue russe Serguei Lavrov en Érythrée (janvier 2023). De plus, fin mai 2023, le président érythréen Isaias Afewerki est arrivé à Moscou pour la première fois en 30 ans de règne ; les pourparlers entre les dirigeants des deux États ont eu lieu au Kremlin. Une transformation aussi spectaculaire des relations entre la Russie et l’Érythrée nécessite un examen approfondi ; il faudrait comprendre si la tendance au rapprochement est une manifestation de l’intérêt stratégique des parties à établir une alliance à long terme ou si ces changements devraient être interprétés uniquement comme le reflet d’une communauté d’intérêts situationnelle.
L’Érythrée : le « merle blanc » d’un monde unipolaire
Ancienne colonie italienne, l’Érythrée a été incorporée à l’Éthiopie sur une base fédérale en 1952 par décision de l’ONU. Dix ans plus tard, l’empereur Haïlé Sélassié Ier a aboli la structure fédérale, ce qui a déclenché la lutte pour l’indépendance. Après la chute de l’empire en 1974, d’intenses combats se sont poursuivis contre le régime socialiste du Derg, qui a été vaincu lors de la guerre civile en 1991. Ainsi, l’Érythrée est l’un des acteurs les plus « jeunes » sur la scène internationale : son indépendance de l’Éthiopie n’a été officiellement déclarée qu’à la suite d’un référendum en 1993. Dans le même temps, l’Érythrée s’est rapidement retrouvée impliquée dans une série de conflits militaires, qui ont largement déterminé le futur vecteur de la politique extérieure du pays.
En 1995, l’Érythrée a occupé l’archipel Hanish de la mer Rouge, qui appartenait au Yémen, mais dès 1996, le gouvernement d’Isaias Afewerki, conformément à la décision du Tribunal créé sous les auspices de la Cour internationale d’arbitrage, a transféré la plupart des îles au Yémen, démontrant ainsi son engagement à respecter le droit international. Cependant, l’intégration progressive de l’Érythrée indépendante en tant que nouvel acteur au système de relations internationales a été interrompue à la suite de la guerre avec l’Éthiopie, dont la phase active se situe entre 1998 et 2000. Ce conflit, mieux connu sous le nom de Guerre des frontières (Border War), est le résultat de contradictions idéologiques accumulées lors de la lutte commune des rebelles érythréens et tigréens contre Derg[1]. En fin de compte, les conflits territoriaux concernant l’appartenance de la ville de Badme sont devenus catalyseur.
En vertu des accords d’Algérie, signés grâce à la médiation de l’Union africaine, dans le contexte des succès de l’armée éthiopienne en décembre 2020, une Commission spéciale de délimitation (Boundary Commission) a été créée, qui, deux ans plus tard, a pris la décision suivante : la zone contestée avec la ville de Badme devrait appartenir à Érythrée. Le refus ultérieur du gouvernement éthiopien de mettre en œuvre les décisions de la Commission, ainsi que la réticence des principales puissances, y compris les États-Unis, à influencer la situation, ont conduit à un changement radical du « comportement » de l’Érythrée sur la scène internationale. En fait, « désillusionné » par les organisations internationales et les pays occidentaux en tant que forces capables d’assurer un règlement équitable des conflits, le gouvernement érythréen a cessé d’agir en se conformant à l’opinion de la communauté internationale : cette approche s’est reflétée à la fois dans le resserrement de sa politique intérieure et dans la radicalisation de sa politique extérieure. Au cours des vingt dernières années, l’Érythrée s’est imposée comme « l’enfant terrible » : l’implication directe et indirecte d’Asmara dans les conflits à Djibouti, en Somalie et en Éthiopie, les restrictions imposées aux médias et à l’opposition, les sanctions et, enfin, l’absence de la volonté du gouvernement érythréen de respecter les « convenances », au moins dans une certaine mesure, du paradigme libéral (y compris au niveau des discours officiels) ont conduit à l’isolement virtuel et à l’oubli de ce pays d’Afrique de l’Est.[2]
Ainsi, la politique extérieure de l’Érythrée depuis le début des années 2000 jusqu’à nos jours a été caractérisée par trois traits principaux : 1) Le niveau élevé d’autonomie dans la prise de décisions ; 2) le refus de « préserver les apparences amicales » dans les relations avec les pays occidentaux ; 3) l’implication active dans les affaires de la Corne de l’Afrique, y compris la participation à un certain nombre de conflits armés.
Russie et Érythrée : qu’ont-elles en commun ?
Aujourd’hui, la communauté de vues de la Russie et de l’Érythrée se manifeste le plus clairement dans le cadre du débat qui s’est déroulé à l’ONU en relation avec le conflit en Ukraine. Ainsi, à partir du 24 février 2022, cinq votes ont eu lieu à l’Assemblée générale de l’ONU, liés d’une manière ou d’une autre à ce sujet. La partie érythréenne a soutenu la position de la Russie à quatre occasions, lorsque son représentant était présent à la réunion. Dans le même temps, la déclaration de positions similaires au sein de l’ONU ne constitue pas un argument exhaustif en faveur du caractère stratégique ou tactique de la coopération russo-érythréenne.
Il semblerait qu’une analyse comparative des objectifs à long terme de la Russie et de l’Érythrée devrait commencer par la question : des objectifs communs existent-ils en principe ? Malgré son apparente absurdité, cette remarque est pertinente dans le contexte d’une incertitude croissante dans la politique mondiale et de l’existence d’inévitables difficultés dans l’élaboration de stratégies orientées vers la pratique. Il ne fait aucun doute que la Russie et l’Érythrée souhaitent au minimum protéger leur propre souveraineté et garantir leur intégrité territoriale : en ce sens, empêcher le renforcement des États-Unis en tant que pôle de puissance mondial incontesté devrait être considéré comme une garantie de succès. Cependant, cette interprétation des objectifs à long terme est trop large pour avoir un potentiel explicatif suffisant.
Restant pratique, nous voudrions souligner un certain nombre de domaines spécifiques particulièrement prometteurs dans le contexte du développement des relations alliées entre la Russie et l’Érythrée : 1) Coopération dans le domaine militaire (secteur militaro-industriel, bases militaires) ; 2) Coopération dans le domaine minier (potasse, or, gaz naturel en Érythrée). Dans le même temps, d’importantes limitations empêchent d’approfondir la coopération économique en raison de pénuries matérielles : en Érythrée, il existe un problème aigu de reconstruction des infrastructures détruites entre 1998 et 2000, mais dans les réalités économiques actuelles, la Russie n’est guère prête à mettre en œuvre des projets à grande échelle. Il faut également comprendre que le soutien mutuel au sein des organisations internationales est de nature plutôt formelle et n’affecte pas l’équilibre existant.
Ensemble pas à pas
Compte tenu de l’incertitude qui règne dans les relations internationales, ainsi que de l’émergence de nouveaux défis et menaces, aucune prévision à long terme ne peut prendre en compte l’ensemble des facteurs survenant dans le cadre d’une réalité changeante. En conséquence, la formulation de stratégies orientées vers la pratique semble difficile : la définition des objectifs est plutôt déclarative et idéologique et ne peut donc pas être sérieusement considérée comme base pour construire des relations alliées. Dans ces conditions, il est nécessaire de donner la priorité à la coopération dans les domaines pratiques, notamment dans le domaine militaire, ainsi que dans le domaine minier. Ces secteurs permettraient de mettre en œuvre efficacement des projets communs et ils jouent sans aucun doute un rôle important dans le contexte de la garantie de la sécurité nationale de l’Érythrée en tant que nouvel allié de la Fédération de Russie.
Ivan Kopytsev, politologue, stagiaire-chercheur au Centre d’études du Moyen-Orient et d’Afrique du MGIMO du Ministère russe des Affaires étrangères, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».
[1] J. Young. Peasants and Revolution in Ethiopia : Tigray 1975-1989 // Simon Feaser University. 1994. P. 226.
[2] M. Plaut. Understanding Eritrea : Inside Africa’s Most Repressive State // Oxford University Press. 2016. P. 29-31.