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Éthiopie : vers une nouvelle logique d’équilibre des pouvoirs

Ivan Kopytsev, 22 septembre 2023

Aujourd’hui, l’écrasante majorité des États de l’Occident historique se caractérisent par une focalisation extrême sur leurs propres problèmes ou sur les conflits qui se déroulent « à la périphérie immédiate » de l’Ancien Monde : en Europe de l’Est et au Moyen-Orient. En même temps, comme certains analystes le soulignent à juste titre, les bouleversements les plus importants et les plus meurtriers de ces dernières années ont eu lieu non pas en Europe, mais en Afrique. Ainsi, le plus grand nombre de victimes de conflits armés en 2022 a été enregistré dans le nord de l’Éthiopie, bien que pour de nombreux membres de la communauté mondiale, ces événements soient restés, au mieux, à la périphérie de l’observation. En attendant, les combats quasi incessants dans les États du Tigré et de l’Amhara, qui durent depuis environ trois ans, reflètent en fait une transformation sous-jacente importante, dont dépend directement le sort de l’une des plus grandes économies d’Afrique subsaharienne, dotée d’un potentiel démographique et géopolitique considérable.

Le paysage politique de l’Éthiopie est resté inchangé pendant près de trois décennies : après avoir remporté la guerre civile et renversé le régime socialiste du Derg (dénomination en amharique), une coalition de partis ethniques, le Front démocratique révolutionnaire des peuples d’Éthiopie (EPRDF), avec le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) en son sein, est arrivée au pouvoir en 1991. Dans la pratique, les dirigeants du TPLF et, par coïncidence, de l’EPRDF ont cherché à consolider les « petites » ethnies et les groupes (il y a officiellement 85 groupes ethniques en Éthiopie) qui n’avaient pas été impliqués auparavant dans le processus politique. Cette stratégie visait à assurer un « endiguement » efficace des élites amhariques, représentants de l’un des peuples les plus nombreux considérés comme « titulaires » pendant la période impériale. En contrôlant la structure du parti et l’exécutif à la fois directement et aux dépens des politiciens loyaux des autres groupes ethniques, le clan tigréen dirigé par Meles Zenawi a établi un contrôle monopolistique de facto sur les institutions de l’État. En ce sens, la seule « limite » restait le petit nombre de Tigréens (un peu plus de 5 % de la population du pays), ce qui a obligé le TPLF à utiliser activement les « services » de représentants d’autres ethnies pour maintenir une représentation formelle et ne pas saper l’unité au sein de la coalition de l’EPRDF au pouvoir. Au fil du temps, après la mort de Meles Zenawi et dans un contexte d’intensification des problèmes interethniques, notamment la lutte pour la possession de territoires contestés (la question de l’expansion d’Addis-Abeba et les revendications territoriales amhariques sur l’État du Tigré) et la demande de libertés politiques, la capacité du TPLF à s’assurer la loyauté des élites non tigréennes du EPRDF s’est nettement réduite. Les événements qui ont suivi entre 2016 et 2018, connus sous le nom de « révolution oromo », ont semblé mettre sur le devant de la scène politique une « troisième » force, le groupe ethnique oromo, qui n’avait auparavant qu’une représentation limitée au sein du gouvernement. En 2018, Abiy Ahmed Ali, un jeune politicien oromo, a remporté les élections internes du EPRDF, qui étaient une réponse forcée à des mois de manifestations dans les États oromo et amhara, et a obtenu une forte avance sur le candidat du TPLF grâce à l’unité des deux plus grandes forces, les factions amhara et oromo du EPRDF.

Au cours des mois qui ont suivi son élection à la tête du gouvernement, Abiy Ahmed a pris deux mesures importantes qui témoignent de ses projets futurs : 1) il a commencé à écarter les Tigréens des postes clés du gouvernement, obligeant le TPLF à se « retrancher » virtuellement dans le nord du pays, dans l’État du Tigré ;
2) il a conclu un traité de paix avec l’Érythrée, éliminant ainsi une menace extérieure et gagnant en même temps un allié en vue d’une confrontation potentielle avec le TPLF. Ainsi, le Premier ministre entendait concentrer ses efforts sur les questions de politique intérieure et, surtout, sur la transformation du rapport de force interethnique existant. Il convient toutefois de garder à l’esprit que l’approche locale traditionnelle consistant à s’appuyer fortement sur le soutien des « membres de la tribu » n’est guère pertinente pour les hommes politiques oromo. L’absence d’identité collective et la présence de groupes puissants, dont l’Armée de libération oromo (ALO), empêchent les Oromo d’agir en tant que force politique unifiée. Par conséquent, pour Abiy Ahmed, un homme politique incapable de s’appuyer sur l’outil important qu’est la mobilisation ethnique en raison de la faible consolidation des Oromos, le maintien au poste de Premier ministre et la possibilité de poursuivre un programme politique indépendant dépendent directement de l’affaiblissement des centres de pouvoir établis. Historiquement, ces centres de pouvoir ont été les élites tigréennes et amhariques, autrefois « fondatrices de l’empire », dotées d’une grande cohésion et d’importantes ressources économiques.

Bien entendu, un plan aussi ambitieux et, à bien des égards, radical, de redistribution des ressources en matière de pouvoir s’est inévitablement heurté à l’opposition du TPLF, qui, jusqu’à récemment, contrôlait la situation à Addis-Abeba. La confrontation avec le clan du Tigré a ouvert de nombreuses perspectives à l’équipe d’Abiy Ahmed : la contestation sans équivoque du centre fédéral par le TPLF lui a permis de gagner le soutien de forces allant des nationalistes amhariques revendiquant les zones sud et est de l’État du Tigré au gouvernement érythréen. De plus, la décision du camp du Tigré de lancer une attaque préventive sur les positions des Forces de défense nationale éthiopiennes (FDNE) dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020 a conduit le camp pro-gouvernemental à inclure finalement les élites des « petits » groupes ethniques représentant les régions les moins développées du pays et non impliquées dans la lutte pour l’Olympe politique.

Sans entrer dans une description détaillée des deux années de combats acharnés entre le gouvernement fédéral et ses alliés d’une part et le Les forces de défense du Tigré (TDF) d’autre part, il convient de noter que pendant la majeure partie du conflit, la communauté des experts a été confrontée à une question intrigante, bien que peu évidente : comment l’équipe d’Abiy Ahmed entend-elle préserver l’unité politique de la coalition anti-Tigré à l’avenir, compte tenu de l’influence rapidement croissante des élites nationalistes amhariques. Il n’est pas surprenant qu’avec la signature des accords de paix de Pretoria le 2 novembre 2022, en vertu desquels le TPLF s’est effectivement rendu à la merci d’Addis-Abeba, la « question amharique » ait pris une place centrale dans l’agenda politique de l’Éthiopie.

Donc, les accords de Pretoria et les accords additionnels entre les parties, outre le désarmement du TDF et le rétablissement de la compétence du gouvernement fédéral sur l’État, comportaient deux aspects notables : 1) toutes les milices, à l’exception du FDNE, devaient se retirer de l’État du Tigré ;
2) les accords ne mentionnaient pas le statut des territoires contestés, ce qui signifiait que la résolution du différend entre l’Amharique et le Tigré était effectivement déléguée au gouvernement fédéral. Il semble évident que les conditions obtenues étaient contraires aux intérêts des élites amhariques jouant la « carte ethnique », c’est-à-dire utilisant les sentiments ethniques pour renforcer leurs positions et, éventuellement, pour lutter pour le contrôle du centre fédéral. Le fait est qu’après avoir réussi à combattre le TPLF, autrefois influent, Abiy Ahmed a réorienté ses principaux efforts vers la lutte contre une aile nationaliste renforcée des élites amhariques. Ainsi, malgré l’existence d’un groupe d’hommes politiques amhariens fidèles au Premier ministre au sein du Parti de la prospérité au pouvoir, les ambitions amhariques post-impériales ont été et continuent d’être un environnement favorable au développement de sentiments d’opposition. Dès les premiers mois qui ont suivi les accords de Pretoria, le gouvernement éthiopien a officiellement interdit tout groupe armé ne relevant pas du commandement des FDNE. Les nationalistes amhariens se sont ainsi retrouvés privés de deux puissants atouts : les nombreuses unités des forces spéciales, sorte de milices tribales à la disposition des autorités de l’État, et le Fano, groupe paramilitaire (une milice nationaliste) qui épousait l’idée de la grandeur impériale de l’Amharique. Ces derniers ont cependant refusé de se plier à la volonté d’Addis Abeba et, après une longue période d’affrontements sporadiques, sont en confrontation ouverte avec les FDNE depuis le début du mois d’août 2023. Il convient de noter que les représentants de l’administration intérimaire de l’État du Tigré soutiennent activement les actions du gouvernement fédéral de l’État d’Amhara, tandis que le ministre éthiopien de la défense a déclaré qu’un référendum visant à déterminer la propriété des territoires contestés entre les États d’Amhara et du Tigré ne serait organisé qu’après le rétablissement du statu quo, c’est-à-dire le retour des réfugiés, principalement des Tigréens.

Cet examen à la fois bref et approfondi des processus politiques de ces dernières années en Éthiopie laisse planer une certaine ambiguïté, mais il nous permet surtout d’évaluer la dynamique générale des transformations en cours. Avec l’arrivée au pouvoir en 2018 d’Abiy Ahmed, un homme politique jeune et énergique qui n’avait pas la capacité d’utiliser les outils traditionnels de l’Éthiopie pour mobiliser ses partisans, l’arène politique a commencé à subir une transformation majeure. Le déroulement et l’issue du conflit du Tigré, ainsi que la lutte acharnée de la direction du Parti de la prospérité contre l’aile nationaliste des élites amhariques, démontrent la volonté du premier ministre non seulement de frapper deux centres de pouvoir historiquement établis, mais aussi d’essayer d’obtenir un nouveau type de soutien : gagner la loyauté de la majorité des groupes ethniques et de certaines factions de l’élite grâce à sa propre désaffiliation à un groupe ethnique.

 

Ivan Kopytsev, politologue, stagiaire-chercheur au Centre d’études sur le Moyen-Orient et l’Afrique du MGIMO, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outllook ».

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