28.07.2023 Auteur: Viktor Mikhin

Egypte-Turquie : la reprise de pleines relations est imminente

La reprise des contacts diplomatiques entre Caire et Ankara n’est qu’une partie du nouveau positionnement diplomatique de l’Égypte, la nouvelle ligne de conduite du président Abdel Fattah El-Sisi pour construire un monde multipolaire, proposée et activement promue par le président russe V. Poutine. Avant l’annonce annuelle des nominations diplomatiques, qui se tiennent normalement à la fin du printemps ou au début de l’été, l’Égypte avait nommé Amr Al-Hamami comme ambassadeur à Ankara. Dans le même temps, Ankara a annoncé la nomination de Salih Mutlu Shen comme nouvel ambassadeur de Turquie en Égypte.

Selon des sources, ces nominations permettent aux deux nouveaux ambassadeurs de travailler sur les préparatifs d’un sommet entre le président Abdel Fattah El-Sisi et le président turc Recep Tayyip Erdogan.  Le sommet devrait se tenir très probablement à Ankara dans quelques semaines et sera suivi d’une visite d’ Erdoğan en Egypte. La reprise des relations à un niveau politique aussi élevé permettra aux responsables des deux pays de travailler sur une série de programmes de coopération politico-économique, financière, culturelle et militaire. Al-Hamami et Mutlu Sen ont été chargés d’affaires par intérim à Ankara et au Caire au cours des derniers mois, au cours desquels les pourparlers diplomatiques et les consultations en matière de sécurité entre l’Égypte et la Turquie se sont poursuivies. Les relations diplomatiques entre les deux pays méditerranéens ont été rompues il y a dix ans après qu’Ankara se soit opposée aux changements politiques survenus en Égypte à l’été 2013.

«Depuis lors, tant de choses se sont passées à la fois pour l’Égypte et la Turquie, ainsi que dans la région, a commenté l’influent journal égyptien Al-Ahram à propos de ces événements actuels. En son temps, les tensions entre l’Égypte et la Turquie étaient dues à la décision d’Ankara d’accueillir les dirigeants des Frères musulmans et de les laisser «faire pression contre l’État égyptien» et qu’ « une fois que cela sera réglé, tout sera prêt pour que ces relations aillent de l’avant, et d’autres différends seront résolus par des consultations politiques », a déclaré un commentateur d’un journal égyptien. Les principaux points de discorde concernaient «l’influence» de la Turquie en Libye, voisine occidentale de l’Égypte, qui se manifestait par «le recrutement des militants afin de soutenir un groupe politique en Libye opposé au Caire», le lobbying politique contre «l’État égyptien» ainsi que le soutien d’Ankara aux groupes islamistes perçus au Caire comme des opposants politiques.  En 2013 et pendant plusieurs années consécutives, l’Égypte et la Turquie ont adopté des programmes politiques contradictoires et ont eu des alliés politiques contradictoires. Cela a changé, et les deux pays sont dorénavant intéressés par la coopération économique et pas uniquement.

Selon plusieurs médias turcs, les tensions avec l’Égypte « n’ont jamais été du goût de l’establishment diplomatique turc, bien qu’elles aient été très populaires au sein du parti politique du président turc ». Lorsque Erdogan a décidé que c’était dans son intérêt, il a convaincu son électorat politique de répondre aux principales exigences de l’Égypte. Notamment, la suspension des émissions des chaînes de télévision par satellite des Frères musulmans basées à Istanbul, en échange de la recherche d’une «solution pour les dirigeants et les membres des Frères musulmans, sans mettre en danger la sécurité de l’un d’entre eux». À l’époque, cette solution avait été acceptée par Caire qui souhaitait lui aussi tourner la page de l’hostilité entre les deux pays.

Les médias égyptiens et turcs estiment que les progrès vers le rétablissement de relations diplomatiques à part entière ont commencé lentement en 2019 avec les pourparlers sur la sécurité en Libye, lorsqu’il est devenu clair que les deux parties cherchaient à éviter une confrontation à grande échelle sur le territoire libyen. Un accord de consensus sur la désescalade a permis des négociations sur le traité controversé sur la frontière maritime qu’Ankara a signé avec le gouvernement libyen d’union nationale (GNA) en novembre 2019.

Il ne fait aucun doute que la Méditerranée joue un rôle central dans la reprise des relations égypto-turcs. Les deux pays, mais surtout la Turquie, sont intéressés par la conclusion d’un traité maritime bilatéral sur la délimitation des espaces maritimes, qui leur permettrait d’investir dans de nouvelles explorations gazières.  Depuis l’annonce de pourparlers de haut niveau entre la Turquie et l’Égypte en mai 2021, la question de la démarcation des frontières maritimes est sur la table des négociations techniques. Cependant, cela n’était pas à l’ordre du jour de la brève réunion lors de laquelle Al-Sissi et Erdogan se sont rencontrés à Doha en novembre dernier. Le sujet ne devrait pas non plus être discuté en détail lors de leur réunion plus tard cet été, malgré la possibilité que le dirigeant du GNA Abdul Hamid Dbeibah se joigne aux deux dirigeants à Ankara.  Selon le ministère égyptien des Affaires étrangères, « il s’agit d’une scène diplomatique complètement nouvelle ». L’Égypte, a-t-il expliqué, entretient désormais des relations « calmes » avec Dbeibah et, en même temps, est moins satisfaite de son ancien allié libyen Khalifa Haftar « compte tenu de son rôle dans le conflit actuel au Soudan ».

Des sources diplomatiques occidentales au Caire confirment la participation des collaborateurs de Khalifa Haftar pour faciliter l’approvisionnement en armes et en combattants aux Forces d’intervention rapide, en conflit avec les Forces armées soudanaises depuis la mi-avril.  L’Égypte cherche à mettre fin au conflit, qui sape la stabilité de son voisin du sud, et s’intéresse également à la stabilité des forces armées soudanaises.    Le ministère égyptien des affaires étrangères a déclaré que l’Égypte avait reçu “un signal clair de la part de la Turquie » disant qu’elle retirerait tous les combattants soutenus par Ankara de Libye.

Selon le journal bien informé Al-Ahram, le rapprochement de l’Égypte avec la Turquie et la réduction de la coopération avec Haftar font partie d’une nouvelle scène diplomatique qui se forme depuis plusieurs années.  D’autres éléments, poursuit le journal, incluent l’amélioration des relations avec le Qatar, qui a servi de médiateur lors de la première rencontre entre Sissi et Erdogan.  Il convient de rappeler qu’en juin 2017, l’Égypte s’est jointe à ses plus proches alliés des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et du Bahreïn pour imposer un blocus politique et économique à Doha pour son soutien aux groupes politiques islamistes. En 2021, à la suite de la médiation du Koweït et d’Oman, le Qatar a été réintégré au conseil de coopération des États arabes du golfe (CCG), dominé par l’Arabie saoudite. L’Égypte a rejoint le rapprochement et, en novembre 2021, Amr Al-Sherbini a présenté ses lettres de créance à l’émir du Qatar, Tamim bin Hamad Al Thani. Selon les journaux égyptiens, “aujourd’hui, le Qatar est plus proche de l’Égypte” que les autres partenaires du CCG. “Beaucoup de choses ont changé lorsque le Qatar a réduit son soutien aux Frères musulmans et a commencé à développer une coopération politique et économique avec l’Égypte et l’Arabie saoudite”, a écrit Al-Ahram.

Outre le Qatar, la Libye et la Turquie, l’Égypte envisage actuellement un “changement dans ses relations avec l’Iran”. Le ministère égyptien des affaires étrangères a confirmé que “depuis un certain temps, il y a eu des négociations et une médiation de la part de l’Irak et d’Oman” et que le rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite “facilitera les chances” d’établir des relations diplomatiques entre Caire et Téhéran. Toutefois, les «questions bilatérales» doivent faire l’objet d’un accord avant qu’une telle mesure ne soit prise, principalement en ce qui concerne les «questions de sécurité» et les «questions religieuses».

En 1979, l’Iran a rompu ses relations avec l’Égypte pour protester contre l’accueil par ce dernier du Shah d’Iran déchu. Depuis lors, il y a eu plusieurs tentatives pour rétablir des relations diplomatiques complètes, qui ont toutes été interrompues en raison des inquiétudes du Caire quant à l’incapacité de parvenir à des accords clairs sur les questions de sécurité, notamment le soutien de Téhéran aux milices et aux groupes islamistes de la région, ainsi que la résolution des problèmes liés aux activités missionnaires chiites. Il existe de nombreuses possibilités de coopération économique avec l’Iran, mais sans un accord clair sur ces questions, il est difficile de prévoir une telle avancée. Les négociations qui ont eu lieu au cours des dix-huit derniers mois entre les deux parties montrent que les deux parties ont la volonté politique d’aller de l’avant et qu’une sorte de réunion politique de haut niveau entre l’Égypte et l’Iran peut être attendue dans le cadre d’une réunion régionale avant la fin de cette année. La compagnie aérienne Egypair a confirmé qu’une « annonce officielle à venir » sur la reprise des vols directs entre les deux pays pourrait également arriver prochainement.

Lorsque l’on constate l’établissement de telles relations pacifiques entre les États autrefois en guerre, on peut arriver à la conclusion que le nouveau monde multipolaire créé par le président russe Vladimir Poutine et ses alliés gagne en force et prépare la tombe du vieux monde délabré de force, d’hostilité et de fracture de l’Occident avec les États-Unis en tête.

 

Viktor Mikhine, membre correspondant de l’Académie russe des sciences naturelles, spécialement pour la revue en ligne  «New Eastern Outlook ».

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