Recep Tayyip Erdoğan reste l’un des rares dirigeants contemporains à prôner un règlement politique de la crise russo-ukrainienne et à proposer à Moscou et à Kiev ses efforts de médiation. Les élections en Turquie n’ont pas changé les approches de son président.
L’une des réalisations importantes de la Turquie dans le conflit russo-ukrainien a été « l’accord sur les céréales », dont Ankara a reçu non seulement des dividendes politiques en termes de renforcement de son autorité sur la scène mondiale, mais également un avantage financier grâce au transit des céréales ukrainiennes vers des pays étrangers via les détroits de la Mer noire sous contrôle turc.
Hélas, la Russie n’a obtenu aucun avantage particulier de cet accord depuis mai 2022. Ainsi, nos produits agricoles (y compris les engrais) n’ont pas été exportés à l’étranger, la Rosselkhozbank n’a jamais été reconnectée au système de paiement international SWIFT, les pièces de rechange pour les machines agricoles ne sont pas importées en Fédération de Russie. Ce qui précède ne signifie nullement que la Turquie soit responsable du non-respect des obligations figurant dans « l’accord sur les céréales » envers la Russie, initialement promises par l’ONU. Bien sûr, Erdoğan est l’un des partisans du respect des intérêts objectifs de la partie russe, sans le consentement de laquelle l’accord n’aurait jamais eu lieu.
Le président russe Vladimir Poutine, en évaluant les résultats annuels du fonctionnement de « l’accord sur les céréales de la mer Noire », a fait remarquer à juste titre aux autres participants de l’accord qu’ils n’avaient pas respecté leurs propres obligations envers la Russie. En outre, le dirigeant russe a souligné que les principaux flux de céréales ukrainiennes avaient afflué non pas vers les pays pauvres d’Afrique et d’Asie, comme initialement convenu, mais vers l’Europe prospère, réapprovisionnant les greniers des pays développés pour les besoins de leur sécurité alimentaire.
Cependant, malgré les contradictions évidentes, les dirigeants russes ont néanmoins accepté en mai 2023 de prolonger « l’accord sur les céréales » de deux mois supplémentaires (jusqu’au 18 juillet de cette année). Prenant cette décision, Moscou :
premièrement, a confirmé son respect pour un seul des participants à l’accord, notamment la Turquie, qui avait fait preuve d’initiative et de responsabilité dans la résolution d’un important problème humanitaire international ;
deuxièmement, il a de fait renforcé l’importance internationale du président Erdoğan, ce qui, dans les conditions de l’âpre lutte du second tour de l’élection présidentielle, a naturellement augmenté la cote d’Erdoğan aux yeux des électeurs turcs ;
troisièmement, il a fait preuve de retenue et a donné une nouvelle chance de sauver « l’accord sur les céréales », à condition que les intérêts de la Russie soient respectés par les autres participants à l’accord (y compris l’ONU et l’Ukraine).
Parallèlement à cela, le président russe Poutine s’est même adressé à la communauté internationale avec l’idée humanitaire de fournir gratuitement des céréales russes aux pays pauvres et nécessiteux d’Afrique et d’Asie. Cette idée a de nouveau été soutenue par M. Erdoğan, qui a déclaré que la Turquie était prête à contribuer à cette mission (en particulier, moudre les céréales russes en farine dans ses usines).
Néanmoins, l’accord approche rapidement du 18 juillet et la Russie n’a toujours pas obtenu satisfaction de ses intérêts et de ses propositions. En conséquence, des informations sont apparues à plusieurs reprises dans la presse sur l’inquiétude de Moscou face à cette attitude des partenaires étrangers (principalement occidentaux) face au sort de « l’accord sur les céréales ». Le ministère russe des Affaires étrangères (le ministre, ses adjoints et les porte-paroles) a également été contraint d’avertir publiquement que la Russie, étant donné cette attitude à son égard, ne prolongerait pas la durée de « l’accord de la mer Noire ».
Le ministère turc des Affaires étrangères semble exprimer publiquement sa solidarité et sa compréhension des préoccupations justifiées et de la réaction négative de ses homologues russes. Le 7 juillet, des pourparlers de haut niveau ont également eu lieu en Turquie, entre les présidents Erdoğan et Zelenski, où le sort de « l’accord sur les céréales » est redevenu l’un des principaux sujets de discussion.
Le pain, comme le dit le proverbe russe, est à la base de tout. C’est une mauvaise chose lorsque quelqu’un perd la raison en calculs illusoires de victoires militaires sur la Russie. Erdoğan lui-même semble avoir publiquement exprimé son mécontentement à l’égard des forces qui, dans la crise russo-ukrainienne, sont des partisans radicaux de la guerre et du sabotage des efforts politiques (dont « l’accord sur les céréales ») sur la voie de la paix.
Certes, étant l’initiateur et l’auteur de « l’accord sur les céréales », le président turc essaie par tous les moyens de préserver et de prolonger la vie de son initiative qui a eu un impact positif sur la politique d’Ankara pendant plus d’un an et a amené certains revenus. C’est d’autant plus important aujourd’hui, alors que l’économie turque s’effondre chaque jour et qu’Ankara a augmenté les droits de passage des navires dans les détroits de la mer Noire. Toutefois, Erdoğan comprend parfaitement bien que dans la grande politique, le « jeu à sens unique » ne peut pas durer longtemps et que la Russie devra exiger son dû.
Dans cette situation, nous ne pouvons nous contenter d’autres actions de la diplomatie turque sur la piste ukrainienne. En particulier, comme on le sait, Ankara a toujours été et continue d’être un partisan du strict respect du principe international de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. En conséquence, la Turquie reconnaît la Crimée et tous les autres territoires qui se sont séparés de Kiev comme faisant partie d’une Ukraine unie. De plus, la Turquie, dès le début de l’opération militaire spéciale des forces armées russes sur le territoire de l’Ukraine, a fourni une assistance militaire et technique au régime de Kiev sous diverses formes (y compris la fourniture d’équipements et d’armes militaires, de renseignement, de spécialistes de formation et de pilotage de drones, de matériels de communication, de carburants et lubrifiants et de mercenaires).
Au cours de l’année écoulée (depuis mars 2022), l’Ukraine a reçu de la Turquie un nombre considérable de drones « Bayraktar-TB2 » ; drones de renseignement « Mini-Bayraktar » ; bombes à fragmentation ; systèmes de lance-roquettes multiples guidés (MLRS) TRLG-230, 122 mm T-122 et 300 mm ; dispositifs de guerre électronique (GE) ; systèmes de défense aérienne HISAR-A + avec une portée de 15 km, HISAR-O avec une portée de 25 km ; canon anti-aérien automoteur 35-mm « Korkut » (SPAAG) ; véhicules blindés MRAP BMC « Kirpi » ; mortiers et munitions. Il est à noter qu’Ankara et Kiev sont restés très discrets sur la fourniture d’équipement militaires aux forces armées ukrainiennes.
Pendant ce temps, le 6 juillet dernier, le chef adjoint de la direction opérationnelle principale de l’état-major général des forces armées ukrainiennes, Aleksey Gromov, a publié des informations selon lesquelles, prétendument après la déclaration de Moscou sur un éventuel retrait de « l’accord sur les céréales », la Turquie aurait décidé de fournir à l’Ukraine des canons automoteurs dérivés, le T-155 « Firtina ».
« Firtina » est une modification turque de l’obusier coréen K9 « Thunder » avec une tourelle, un châssis et un système de contrôle de tir modernisés. Il est considéré comme le meilleur système d’artillerie à longue portée de l’armée turque avec une portée allant jusqu’à 40 km. Ce canon automoteur a une cadence de tir élevée, tirant trois coups en 15 secondes sur des cibles à une distance allant de 8 à 25 km.
Il s’avère donc que la Turquie, d’une part, déclare son profond attachement au règlement politique de la crise russo-ukrainienne et à la cessation la plus rapide des hostilités, et d’autre part, en élargissant la liste des fournitures d’armes et d’équipements aux forces armées de l’Ukraine, elle « jette de l’huile sur le feu ».
À la veille du second tour de l’élection, dans le cadre de l’exposition technologique d’Istanbul, qui a également servi de publicité et de tremplin au président Erdoğan, a eu lieu la signature définitive de l’accord turco-ukrainien sur la construction d’une usine de production de drones turcs « Bayraktar-TB2 » en Ukraine, et dont le lancement est prévu en 2025.
Lorsque la Russie a attiré l’attention de ses homologues turcs sur les livraisons de drones à la partie ukrainienne, qui sont utilisés par les forces armées ukrainiennes contre le personnel militaire russe, M. Çavuşoğlu a répondu que la société Baykar, qui produit ce type de drones, est une entreprise privée et décide toute seule où, quand, quoi et à qui vendre. Le gouvernement n’aurait alors rien à voir avec cette décision. Une entreprise comme une autre, pour ainsi dire.
Cependant, le directeur de la société Baykar, Haluk Bayraktar, qui est le frère de Selçuk Bayraktar (mari de la fille cadette du président Recep Tayyip Erdoğan), a dit ce qui suit en août 2022, lors de sa visite à Kiev, en réponse à la question d’un journaliste ukrainien, « Baykar fournira-t-il des armes à la Russie si Moscou lui propose une meilleure offre » : « L’argent et les ressources matérielles n’ont jamais été l’objectif de notre entreprise. Notre amitié et notre coopération avec l’Ukraine durent depuis de nombreuses années. Par conséquent, peu importe combien d’argent on nous offre, dans ce cas, honnêtement, il est hors de question de vendre les drones à Moscou. Notre soutien est entièrement du côté de l’Ukraine, car nous avons un lien très fort, et l’Ukraine fait l’objet d’attaques injustes. Par conséquent, rien ne peut éclipser notre coopération avec Kiev, quelle que soit l’offre. Notre position sur cette question ne peut être modifiée ». Certes, à la fin de ses assurances « d’amitié éternelle » avec l’Ukraine, le patron de la société privée turque Baykar a rappelé que la décision finale en la matière est prise par les dirigeants du pays. Ainsi Haluk Bayraktar a complètement réfuté les déclarations des dirigeants turcs (y compris le ministre des Affaires étrangères de l’époque, M. Çavuşoğlu) sur leur non-implication dans la fourniture d’armes au régime de Kiev. Ou bien est-ce une « entreprise familiale » du président lui-même ?
Il est clair que le commerce des armes n’est pas une activité ordinaire mais qu’elle a une connotation politique, car les États achètent des armes non pas pour la partie de chasse royale, mais pour les besoins de l’armée et de la défense. Ceux qui vendent des armes ou refusent à quelqu’un ces livraisons procèdent également de considérations politiques pragmatiques, où les finances jouent un rôle secondaire.
Le ministère russe des Affaires étrangères a noté à plusieurs reprises que les pays de l’OTAN, en fournissant des armes à l’Ukraine, « jouent avec le feu ». La Turquie reste membre de l’alliance et, malheureusement, continue d’armer l’Ukraine contre la Russie. Le porte-parole du président de la Fédération de Russie, Dimitri Peskov a également noté qu’inonder l’Ukraine d’armes depuis l’étranger ne contribue pas au succès des négociations russo-ukrainiennes et aura un effet négatif.
La Russie, en grande partie par respect pour le président turc Erdoğan, a prolongé la durée de « l’accord sur les céréales ». Mais Moscou ne peut pas toujours et en tout servir les intérêts de la Turquie au détriment des siens. La Russie est l’un des rares pays au monde à avoir soutenu Erdoğan dans les moments difficiles de sa vie et de sa biographie politique (en particulier, à la fois lors de l’insurrection militaire de juillet 2016 et lors de l’élection présidentielle de mai 2023). Si la Turquie essaie de faire pression sur l’opinion de la Russie avec ses fournitures militaires régulières aux forces armées ukrainiennes, cette pratique pourrait bien avoir l’effet inverse.
Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, exclusivement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »