Le 4 juillet dernier, le 22e (depuis sa fondation en 2001) sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai s’est tenu par vidéoconférence à New Delhi. Énumérons les pays inscrits au début de cet événement dans l’ordre dans lequel leurs dirigeants ont apposé leurs signatures sous la Déclaration finale : l’Inde, le Kazakhstan, la Chine, le Kirghizistan, le Pakistan, la Fédération de Russie, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan. L’Iran fait désormais partie du groupe, et c’est l’un des principaux résultats de ce sommet.
Selon l’auteur, son importance est plutôt due au contexte de l’étape actuelle du « Grand jeu mondial » et principalement à la menace de plus en plus claire de la formation de lignes de fracture dans la région Indopacifique, qui peut se propager à l’ensemble de l’humanité, avec diverses conséquences négatives évidentes.
Car, les objectifs initialement déclarés de l’OCS ainsi que la liste de ses participants permettent de considérer l’OCS comme une « version réduite » d’une autre plateforme, le Forum régional de l’ASEAN (ARF), créé au début des années 1990. Cependant, si la composition de l’ARF, qui compte 27 membres, en fait apparemment la plateforme la plus appropriée pour prendre des mesures visant à « contrer » des menaces de fracture régionale, son efficacité est réduite car les deux principaux antagonistes géopolitiques, les États-Unis et la Chine, y sont simultanément présents.
Ainsi, la constitution d’une nouvelle plateforme interétatique dans la région Indopacifique semblait naturelle sous la forme de l’OCS qui ne devait pas inclure l’acteur « extérieur », à savoir Washington. Ce dernier aurait pu se consacrer aux problèmes qui se posent dans la région tout en restant dans son « chez-soi confortable ».
Mais supprimer la première puissance mondiale de la liste des participants à la nouvelle plateforme ne signifie pas qu’elle ne sera pas de fait impliquée dans presque toutes les questions régionales. Et de la manière qu’elle juge elle-même opportune.
Pourtant, la plupart de ces problèmes sont de nature purement « locale ». L’un des plus graves d’entre eux s’est posé devant l’OCS après l’adhésion de l’Inde et du Pakistan, qui ont rejoint l’organisation en 2017. C’est tout d’abord le problème du Cachemire (tout aussi explosif que celui de Taïwan), qui est régulièrement évoqué dans la NPO.
Apparemment, en acceptant la demande d’adhésion de ces deux pays, les fondateurs de l’OCS, c’est-à-dire la RPC et la Fédération de Russie, ont eu deux considérations en tête. Premièrement, la nécessité de résoudre ce problème. Sans cela il serait difficile de mettre en œuvre des projets régionaux d’envergure. Deuxièmement, les fondateurs partaient probablement de l’idée que la participation des deux antagonistes à la même organisation les inciterait à prendre des mesures conjointes pour « guérir » cette plaie extrêmement douloureuse pour tous.
Cela se serait probablement produit si, au cours des dix dernières années, l’un des problèmes potentiellement les plus importants, causé par diverses difficultés dans les relations entre les deux géants asiatiques (qui sont, nous le répétons, membres de l’OCS), la Chine et l’Inde, ne s’était pas manifesté de plus en plus clairement sur l’échiquier mondial. Les opinions divergent quant à la nature de ces difficultés, et des experts les expriment notamment sur des plates-formes internationales. Mais aujourd’hui, la seule chose qui compte c’est qu’elles existent, et certains « incidents » dans les zones frontalières sont plutôt leur manifestation extérieure que leur véritable cause.
L’Inde, par exemple, a une attitude négative envers le projet gigantesque de transport et d’infrastructures « Le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) » qui est mis en œuvre depuis 2016 et qui, entre autres, comporte une composante stratégique extrêmement importante pour la Chine. Car il permet de résoudre le « problème du détroit de Malacca », c’est-à-dire d’assurer un accès terrestre sûr à l’océan Indien en général et à la zone du golfe Persique en particulier.
Mais le CPEC passe par la partie de l’ancienne principauté du Cachemire que l’Inde considère comme « illégalement occupée par le Pakistan ». Par conséquent, New Delhi refuse de répondre aux appels répétés d’Islamabad et de Pékin à se joindre au projet. A l’occasion du 10e anniversaire du CPEC, le 6 juillet le Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif a de nouveau appelé l’Inde à « bénéficier, et non à entraver » ce projet.
Notons cependant que le Pakistan désigne la partie de l’ancien Cachemire, qui fait aujourd’hui partie de l’Inde, de manière similaire (en inversant la formulation). Autrement dit, Islamabad estime qu’il peut et surtout doit se prononcer sur toutes les mesures que New Delhi prend sur le territoire du « Jammu-et-Cachemire (territoire de l’Union) ». En particulier, un certain nombre de décisions, adoptées à ce sujet par le Parlement indien le 5 août 2019, a été commenté publiquement et de manière extrêmement critique au Pakistan. Depuis, une « Journée de deuil » est organisée à cette occasion.
Dans le discours de M. Sharif au sommet de l’OSC, les récriminations de longue date contre l’Inde ont été facilement discernables (sans que l’Inde ne soit mentionnée). Qu’il s’agisse du CPEC, des « droits des minorités religieuses » ou de la terreur. Cette dernière désignait les actions des forces de l’ordre indiennes dans le « Jammu-et-Cachemire (territoire de l’Union) ». Notons cependant que chaque incident avec recours aux armes à feu (ils sont presque hebdomadaires) sert à New Delhi invariablement de prétexte pour accuser Islamabad de « soutenir le terrorisme ».
Les discours de tous les participants au sommet (dont le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres), ainsi que le document final mentionné ci-dessus, ont été formulés, comme on dit, dans le cadre du « politiquement correct ». Les participants se sont montrés respectueux les uns des autres, et de l’OCS dans son ensemble.
Pourtant, en évaluant les résultats de l’événement et les perspectives de l’OCS, les experts n’ont pas caché leur scepticisme. En particulier, Chinese Global Times a critiqué le refus de l’Inde de signer la Stratégie de développement économique jusqu’en 2030. La raison en serait que le document regorge de slogans accrocheurs, prétendument caractéristiques de la rhétorique politique chinoise.
En réalité, ce refus reflète apparemment la réticence de l’Inde à se lier à long terme avec un pays avec lequel ses relations revêtent, nous le répétons, un caractère « compliqué ». C’est ce dernier facteur qui explique l’orientation, clairement visible ces derniers temps, de la politique étrangère indienne sur Washington et ses principaux alliés, en premier lieu Tokyo, l’adhésion de l’Inde à des groupes interétatiques impliquant ces deux pays, le désir ne pas entraver le développement des relations avec Taïwan « au niveau régional ».
Toutefois, le gouvernement déclare régulièrement que ces éléments de la politique étrangère indienne ne comportent aucune intention d’empiéter sur les intérêts d’autres acteurs importants. Et c’est très probablement le cas. Mais le fait est que les circonstances de la vie réelle s’avèrent presque toujours plus fortes que les « bonnes intentions ».
Ce sont ces « circonstances » actuelles de plus en plus alarmantes qui ont causé la quasi-paralysie de presque toutes les structures et plateformes internationales. Elles ne pouvaient pas non plus épargner l’OCS qui est confrontée aux problèmes mondiaux communs à tous, menaçant de semer la discorde à la fois dans l’ordre mondial dans son ensemble et dans l’organisation en particulier.
Le seul moyen de les résoudre est le refus de chacun des « pôles » géopolitiques émergents de tenter de « faire un croche-pied » au voisin. Riant sous cape du spectacle que donne ce dernier essuyant son visage ensanglanté. Telle est d’ailleurs la nature du conflit en Ukraine.
Seule l’élaboration conjointe de « règles de conduite » (qui sont aujourd’hui une expression vide de sens) sur la scène internationale, correspondant aux nouvelles conditions émergentes, ainsi qu’une application rigoureuse de ces règles, pourraient empêcher l’approfondissement des lignes de fracture naissantes.
Le recours aux armes ultramodernes préconisé par certains ne semble pas une alternative judicieuse. Les adeptes de cette solution n’ont d’ailleurs apporté aucune nouvelle contribution à la résolution de certains problèmes dérangeants.
Car on sait depuis longtemps que la guillotine est le moyen le plus sûr de se débarrasser des pellicules.
Vladimir Terekhov, expert des problèmes de la région Asie-Pacifique, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».