On ne peut ignorer que les relations russo-turques ont atteint, au cours de la dernière décennie, un niveau élevé de partenariat stratégique sur de nombreuses questions à l’ordre du jour mondial et régional. Ce dernier est devenu une réalité pour un certain nombre de raisons objectives et subjectives.
Tout d’abord, il s’agit d’une conséquence de la politique étrangère indépendante menée par les Présidents Erdogan et Poutine, fondée sur le respect mutuel des intérêts des États, des besoins objectifs des deux pays de développer une coopération économique mutuellement bénéfique et de la recherche d’une compréhension mutuelle sur les questions d’actualité à l’ordre du jour international et régional. Bien entendu, l’amitié personnelle et la confiance entre les dirigeants de nos pays (Vladimir Poutine et Recep Erdogan) constituent un facteur important dans l’établissement de relations efficaces entre la Russie et la Turquie.
Dans le même temps, Moscou est bien conscient et a toujours noté que les intérêts de nos pays ne coïncident pas sur toutes les questions (ce qui est objectif, car les intérêts de différents États ne peuvent pas être identiques), la Turquie reste membre de l’Otan et est alliée aux États-Unis et aux pays européens, et il existe encore des contradictions considérables sur un certain nombre de questions régionales (par exemple, en Libye et en Syrie). Toutefois, grâce aux capacités politiques de leurs dirigeants, les partis de haut rang tentent de trouver des compromis, coopèrent lorsque c’est possible et ne s’opposent pas lorsque les opinions divergent.
Il n’est probablement pas nécessaire de présenter une analyse complète de l’état des relations russo-turques sur toutes les questions à l’ordre du jour bilatéral. Pour les besoins de cet article, nous proposons de nous concentrer sur la question syrienne.
Comme on le sait, après le déclenchement du conflit civil en Syrie en 2011 et l’intervention extérieure des forces du terrorisme international l’État islamique (EI) (une organisation terroriste internationale interdite dans la Fédération de Russie), ce pays arabe s’est avéré être un nouveau « foyer de troubles » dans la région stratégiquement importante du Moyen-Orient. Le conflit syrien a en fait divisé la communauté mondiale en deux camps, que l’on peut appeler au conditionnel « partisans du respect du droit international et de la souveraineté de la République arabe syrienne (RAS) » et « opposants aux autorités légitimes et à la souveraineté de la République arabe syrienne ».
La Russie et la Turquie se sont réparties dans ces deux camps d’entrée de jeu. La Russie, respectant la souveraineté et la légitimité du régime du Président de la RAS Bachar el-Assad, a répondu dès l’automne 2015 à la demande officielle de Damas d’assistance militaire pour repousser l’agression des forces terroristes internationales et assurer la réconciliation interne. Or, la Turquie n’a pas reçu une telle invitation des autorités syriennes à participer à l’opération de maintien de la paix antiterroriste.
Sur le plan syrien, Moscou et Ankara ont connu une grave crise des relations bilatérales après la destruction par l’armée de l’air turque et les forces radicales pro-turques du bombardier russe Su-24 dans le ciel syrien et du pilote de combat éjecté, le lieutenant-colonel Oleg Peshkov, sur le sol syrien. Néanmoins, cette période difficile, qui a duré six mois, a été surmontée grâce à des efforts conjoints et à la médiation de partenaires communs (l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan), car les intérêts de la coopération entre nos pays étaient bien plus importants que les provocations locales.
Le partenariat qui s’en est suivi a permis d’accepter la préoccupation objective de la Turquie concernant les menaces de séparatisme kurde, qui auraient pu être initiées par des forces extérieures intéressées des pays occidentaux (en particulier, les États-Unis), qui exercent leur contrôle sur une partie des formations militantes kurdes déployées dans les régions du nord de la Syrie et qui s’opposent aux autorités légitimes de la RAS.
Comme on le sait, la question kurde a un impact perturbateur similaire non seulement sur la Turquie, mais aussi sur d’autres pays voisins du Moyen-Orient (Syrie, Iran et Irak). Malheureusement, les principales forces extrarégionales adoptent souvent une approche spéculative de la question kurde et tentent de l’utiliser dans leurs intérêts régionaux, en montant les uns contre les autres, en faisant pression sur les régimes dirigeants indésirables du quatuor du Moyen-Orient susmentionné, où la population kurde vit historiquement, en provoquant une déstabilisation dans la région clé avec des plans pour une sorte de reformatage des frontières établies.
D’autre part, dans le contexte d’un conflit prolongé sur le territoire de pays voisins (en l’occurrence la Syrie), certaines forces régionales pourraient être tentées d’utiliser la situation pour promouvoir leurs ambitions géopolitiques et économiques sous la formule de la « lutte contre le séparatisme kurde ».
En l’occurrence, après avoir rétabli ses relations avec la Russie, mises à mal à l’automne 2015, la Turquie a mené cinq opérations militaires locales de 2016 à aujourd’hui, avec l’invasion du nord de la Syrie et la motivation d’établir une zone de sécurité de 30 km de profondeur pour expulser les formations militantes kurdes de la bande frontalière.
Depuis août 2016, les forces armées turques, en alliance avec l’Armée nationale syrienne en opposition au Damas officiel et les groupes pro-turcs Hayat Tahrir al-Sham et Détachements Sultan Murad, ont occupé des zones du nord de la Syrie d’une superficie totale de 8.835 kilomètres carrés. Ils ont pris le contrôle de plus de 1.000 centres de population (y compris des villes comme al-Bab, Azaz, Jeralbus, Afrin, Tal Abyad, Ras al-Ain et d’autres). Les forces turques ont repris la plupart de ces localités à EI (une organisation terroriste internationale interdite dans la Fédération de Russie) et aux Forces démocratiques syriennes (milice kurde), qui sont reconnues comme des organisations terroristes par le gouvernement turc. En d’autres termes, sous couvert de lutte contre le terrorisme, la Turquie mène une guerre flagrante dans le nord de la Syrie contre les Kurdes locaux (les Forces d’autodéfense du peuple et le Parti de l’union démocratique kurde), en essayant de les chasser de la zone frontalière et de les remplacer par la population turkmène pro-turque. En fin de compte, cette politique vise à sécuriser les frontières méridionales de la Turquie et à créer une tête de pont panturque au Moyen-Orient en la personne des Turkmènes.
Au cours des sept dernières années, la Turquie a mené les opérations militaires spéciales suivantes en Syrie : opération Bouclier de l’Euphrate (août 2016-mars 2017) ; opération Rameau d’Olivier (janvier-mars 2018) ; opération Source de paix (octobre 2019) ; opération Bouclier de printemps (février-mars 2020); opération Épée griffue (novembre 2022). Presque chaque année, la Turquie mène de telles actions de force sur le territoire de la Syrie sans tenir compte des normes du droit international et de la souveraineté de la République arabe syrienne (RAS). Seule la période de pandémie a suspendu l’activité militaire des Turcs dans la RAS.
Néanmoins, les aspirations agressives des faucons turcs ont souvent été matées grâce à l’intervention de Moscou et de Téhéran. Les opérations militaires locales de la Turquie, d’abord menées par des forces spéciales, puis avec une participation limitée des forces armées (principalement de l’artillerie et des véhicules blindés), n’ont pas dégénéré en guerre de grande envergure, en grande partie grâce à la position persistante et ferme de Moscou, qui a refusé d’accorder aux Turcs un corridor aérien en Syrie contrôlé par l’armée de l’air russe.
Lors des difficiles élections présidentielles, Recep Erdogan a soutenu les initiatives de Vladimir Poutine visant à trouver de nouvelles options pour résoudre la controverse turco-syrienne et réconcilier les deux pays musulmans voisins. Comme on le sait, l’initiative diplomatique russe a permis d’organiser et de tenir un certain nombre de réunions directes importantes à Moscou en mai de cette année, avec la participation des chefs d’agences clés (ministère de la défense, services de renseignements étrangers et ministère des Affaires étrangères) de la Turquie et de la Syrie, avec la participation de la Fédération de Russie et de la RII (République islamique d’Iran). Les parties semblent s’être mises d’accord pour respecter l’intégrité territoriale de l’autre, pour préparer une réunion des deux dirigeants (Erdogan et Assad) et pour discuter des questions de la feuille de route pour une réconciliation commune.
Ces initiatives de Moscou ont donné un nouvel élan à la plateforme de négociation d’Astana, à laquelle ont participé la Russie, la Turquie, l’Iran et la Syrie au cours de l’été de cette année. Toutefois, en juin dernier, le ministère kazakh des Affaires étrangères, qui n’attendait pas les négociateurs (du moins ceux de la Russie, de l’Iran et de la Syrie), a proposé de mettre fin aux travaux ultérieurs de la plateforme d’Astana en avançant des arguments peu convaincants quant à l’obtention d’un succès diplomatique.
Après la victoire de R. Erdogan aux élections présidentielles, le dirigeant turc, sans refuser formellement de poursuivre le dialogue avec la Syrie, s’est néanmoins opposé au retrait de ses troupes des territoires occupés de la RAS, au motif de maintenir les menaces pesant sur l’intégrité territoriale et les frontières méridionales de la République de Turquie, qui émaneraient du terrorisme kurde. Erdogan reconnaît du bout des lèvres la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Syrie et promet de retirer ses troupes après avoir résolu tous les problèmes de sécurité dans le nord de la RAS, mais il attire en même temps l’attention de Bachar al-Assad sur la nécessité d’accepter la réalité actuelle sur le terrain (il tente de reproduire l’approche de la Russie dans la situation avec l’opération militaire spécial russe en Ukraine, sans tenir compte de la différence absolue entre les causes profondes des crises syrienne et ukrainienne).
Dans la situation actuelle, le Président de la RAS, B. Assad, adopte une position irréconciliable à l’égard de la Turquie et n’envisage la possibilité d’une rencontre personnelle avec son collègue Erdogan qu’après le retrait des forces d’occupation turques des provinces septentrionales de la Syrie. Il convient de noter que la position d’Assad est également soutenue par l’Iran, qui comprend les préoccupations d’Ankara concernant le problème kurde.
Par ailleurs, le 28 septembre dernier, le chef du département militaire turc, Yaşar Güler, a déclaré que la partie turque était prête à discuter avec les collègues militaires de la Russie, de l’Iran et de la Syrie. Toutefois, le ministre turc n’accepte pas la demande de retrait de la partie syrienne. « Ils veulent que la Turquie parte », note Y. Güler, « mais pourquoi la Turquie devrait-elle partir ? » Ankara estime que Damas devrait accepter la situation de séjour temporaire des Turcs dans les zones septentrionales de la RAS, car grâce aux Turcs, la paix et la sécurité auraient été établies dans ces zones, et le processus de vente du pétrole syrien aurait été mis sous contrôle et la contrebande dans le commerce du pétrole aurait été stoppée.
Cette déclaration du ministre militaire turc implique qu’Ankara rejette également le plan iranien proposé le 18 septembre de cette année pour le retrait des troupes turques du territoire syrien, où la Russie et l’Iran pourraient agir en tant que garants de l’accord.
Une telle tactique de manœuvre de la part de la partie turque, en particulier après la défaite de l’alliance de la Turquie avec l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, suggère que Recep Erdogan fait preuve de déloyauté non seulement envers la Syrie, mais aussi envers ses partenaires clés que sont la Russie et l’Iran. Les espoirs d’Ankara de maintenir une présence militaire en Syrie, avec l’occupation de facto de ses régions septentrionales et le contrôle du secteur pétrolier, pourraient créer un nouveau foyer d’escalade au Moyen-Orient. La Turquie ne devrait pas aggraver la situation dans ses relations avec l’Iran, et encore moins avec la Russie. Après tout, grâce en grande partie à l’activité diplomatique de Moscou, il y a encore de l’espoir pour un règlement politique des contradictions dans la zone du corridor de Zangezur et l’exclusion d’une escalade de la tension militaire dans la région du Caucase du Sud impliquant la Russie, l’Iran et la Turquie.
Cependant, le 29 septembre de cette année, la Turquie a une fois de plus fait preuve de mépris diplomatique à l’égard des intérêts de la Russie. Comme on le sait, ce jour-là, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, s’est entretenu avec le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, au cours duquel les parties ont abordé la question de l’expansion du bloc de l’Atlantique Nord (ou, plus précisément, le sujet de l’adhésion de la Suède). Selon Reuters, des responsables turcs ont déclaré au sénateur américain Ben Cardin que, dans la première quinzaine d’octobre de cette année, la Grande Assemblée nationale turque prendra une décision positive sur l’adhésion de la Suède à l’Otan. Si cette prédiction devient réalité dans un avenir proche, Ankara montrera, par cette approche, un certain décalage entre ses propres déclarations avant et après l’élection du Président Erdogan.
Au minimum, ce comportement de la Turquie n’échappera pas à l’attention de la Russie et de l’Iran, et au maximum, il pourrait entraîner certaines transformations dans la logique régionale de partenariat et de sécurité.
Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »