23.04.2024 Auteur: Alexandr Svaranc

Pour quelle raison la Turquie a instauré un régime de visa avec le Tadjikistan ?

Pour quelle raison la Turquie a instauré un régime de visa avec le Tadjikistan ?

Le Tadjikistan est la seule des républiques post-soviétiques d’Asie centrale à ne pas faire partie du monde turcique. Les voisins du Tadjikistan sont l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, la Chine, le Pakistan et l’Afghanistan. La république compte plus de 10 millions d’habitants (principalement des Tadjiks appartenant au groupe iranien). Cependant, les Tadjiks demeurent les deuxièmes plus nombreux en terme de population dans les pays voisins : l’Ouzbékistan et l’Afghanistan.

« Les montagnes du Tadjikistan abritent l’ensemble du tableau de Mendeleïev ». On entend souvent cette expression en communiquant avec des Tadjiks. Il est notoire que la république possède les plus grandes réserves d’or, d’argent, de molybdène, de zinc, de cuivre, de bismuth, de cadmium, d’étain et d’autres minéraux d’Asie centrale. Les ressources du Tadjikistan sont en forte demande à la fois par l’économie nationale et par l’industrie de la défense. Par ailleurs, la position géographique du pays, isolé de la Russie et ethniquement proche de l’Iran, crée des menaces et des risques supplémentaires dans le nouvel environnement, si l’on tient compte de l’instabilité et des forces islamiques radicales en Afghanistan et au Pakistan, ainsi que de l’intégration turcique de l’Ouzbékistan et du Kirghizstan, et du statut mondialisé de la Chine.

Au Tadjikistan même, les conflits internes fondés sur les clans, le radicalisme islamique et les problèmes frontaliers avec les voisins persistent encore. Hélas, les ressources en matières premières de la république ne permettent pas encore d’assurer sa stabilité économique et sociale, car la demande d’investissements extérieurs reste forte. La migration de la main-d’œuvre des Tadjiks, principalement vers la Russie, instaure une sécurité relative en ce qui concerne la résolution des problèmes aigus de tension sociale. Cependant, la pauvreté et le dénuement ont progressé parallèlement aux problèmes économiques persistants.

La sécurité extérieure du Tadjikistan est garantie par la Russie, les accords bilatéraux entre le Tadjikistan et la Russie et la coopération multilatérale au sein de l’OTSC. La 201e base militaire russe et les gardes-frontières restent en position au Tadjikistan. Ce dernier point est particulièrement préoccupant pour certaines forces extérieures qui ont des projets pour le moins ambitieux sur l’ensemble de l’Asie centrale. Il s’agit notamment de l’OTAN et de la Turquie, en particulier, en tant que composante importante de ce bloc.

Ankara ne cache pas ses désirs d’intégration multisectorielle (culturelle, économique, énergétique, communicationnelle, politique et militaire) avec le monde turcique. Ces projets de la Turquie se reflètent dans les doctrines modernes : néo-ottomanisme avec une portée orientale ; néopanturnisme avec une sortie aux limites du Touran mythique (Turkestan historique) ; eurasisme turc (c’est-à-dire « pont anatolien » entre l’Asie et l’Europe) et « axe turc » (c’est-à-dire formation du pôle turcique dans le système de l’ordre mondial multipolaire dirigé par Ankara).

Naturellement, la progression de la Turquie dans les deux principales régions post-soviétiques (Caucase du Sud et Asie centrale), où la position de la Russie est traditionnellement forte, implique une collaboration active non seulement avec les pays turciques, mais aussi avec les républiques non turcophones, en raison de considérations géographiques, sécuritaires et économiques. Dans ce cas précis, il s’agit d’un petit groupe de pays (dont la Géorgie, l’Arménie et le Tadjikistan).

Le fait est que, pour ces mêmes raisons géographiques, la Turquie d’aujourd’hui n’a pas de lien spatial direct avec le monde turcique de l’espace post-soviétique (à l’exception de l’enclave de Nakhchivan en Azerbaïdjan et de la frontière de 17 kilomètres). Cependant, la Turquie a fait des progrès significatifs vers l’intégration avec l’Azerbaïdjan et l’accès à la côte occidentale de la mer Caspienne d’ici 2021, grâce à deux facteurs principaux :

a) le soutien des principaux pays de l’OTAN, la Grande-Bretagne et les États-Unis, à la mise en place d’un réseau de transport de transit et de communications énergétiques pour exporter le pétrole et le gaz azerbaïdjanais en contournant la Russie via la Géorgie (oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum, gazoducs trans-anatolien et trans-adriatique, chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars) ;

b) le succès militaire du tandem turco-pakistano-azerbaïdjanais dans le Haut-Karabakh en 2020-2023, la localisation du soutien militaire de la Russie à l’Arménie et les opportunités favorables d’Ankara pour la sortie la plus courte possible par le corridor arménien du Zangezur (province de Syunik) vers l’Azerbaïdjan continental et l’Asie centrale la plus riche jusqu’à la région autonome ouïgoure du Xinjiang en Chine avec en son centre : Urumqi (le Turkestan oriental historique).

Et si, dans le Caucase du Sud, le principal problème de la Turquie était encore jusqu’à récemment l’Arménie et le conflit du Karabakh, et plus précisément l’alliance militaro-politique russo-arménienne, depuis 2020, cet obstacle n’existe pratiquement plus (même si, bien sûr, la Turquie, après avoir emporté le Karabakh, n’a pas encore résolu définitivement la question de la limitation de la souveraineté de l’Arménie en raison de la position de l’Iran, des États-Unis et de la France).

Avec la signature de la déclaration turco-azerbaïdjanaise de Choucha en terme d’alliance stratégique en juillet 2021 et la mise en place de l’Organisation des États turciques (OET) en novembre 2021, la Turquie a effectivement proclamé une nouvelle étape de l’intégration du monde turcique selon le principe « un peuple : six États ». En Asie centrale lato sensu, Ankara mène une politique assez productive non seulement avec les pays turciques de la région (Kazakhstan, Kirghizstan, Turkménistan et Ouzbékistan), mais aussi avec le Pakistan et la Chine.

Comme l’a montré la deuxième guerre du Karabakh en 2020. La Turquie et le Pakistan sont devenus des alliés militaires et des partenaires économiques rapprochés. En effet, ce lien est conditionné par la géographie favorable du Pakistan, par lequel est prévue l’une des routes du mégaprojet chinois « Nouvelle route de la soie » vers les républiques d’Asie centrale et, plus loin, à travers la mer Caspienne vers l’Azerbaïdjan, la Géorgie/l’Arménie, la Turquie et l’Europe. Dans le même temps, la Turquie est attirée par le partenariat avec le Pakistan, compte tenu des armes nucléaires d’Islamabad et de sa population de plus de 245 millions d’habitants, rendant le marché pakistanais très prometteur pour la formation d’un marché économique commun pour la Turquie au sein de l’Organisation des États turciques.

La Turquie, après son succès au Karabakh, a pu faire des progrès significatifs en impliquant activement l’Ouzbékistan et le Turkménistan dans le processus d’intégration panturque, motivé non seulement par des considérations de parenté ethnique mais aussi par un pragmatisme économique. Quant au Kazakhstan et au Kirghizstan, il n’y avait pas d’opposition particulière à l’intégration turcique dans ces pays au préalable. Il y a même désormais des considérations supplémentaires en faveur de ce processus, à savoir l’ajout du « rationalisme économique » et du « calcul militaire » avec le recours aux types modernes d’armement turc (par exemple, les drones Bayraktar ou Akıncı), qui se sont avérés être les meilleurs pendant la deuxième guerre du Karabakh au profit de l’Azerbaïdjan.

En conséquence, dans l’espace centrasiatique, il reste important pour la Turquie d’absorber le Tadjikistan sous deux formes : a) constructive (en développant le partenariat économique et la coopération culturelle) ; b) destructive (en manipulant le facteur du radicalisme islamique ou en initiant des contradictions frontalières anti-tadjiks et des conflits gérés à partir de la position du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan, du Pakistan et de l’Afghanistan).

Comme on le sait, la localisation du conflit intra-tadjik en juin 1997, c’est-à-dire la guerre entre différents clans (partisans conditionnels du gouvernement laïque menés par les clans Leninabad et Kulyab contre les islamistes des clans Badakhshan, Hissar et Garm), a contraint certains représentants de l’opposition tadjike unie (y compris le parti de la Renaissance islamique) à s’exiler (notamment en Turquie).

Par la suite il y a eu des cas quant aux échos de la confrontation politique en cours entre les autorités de Douchanbé et les islamistes en Turquie. Par exemple, en mars 2015, Umarali Kuvvatov, fondateur du mouvement tadjik Group 24, a été tué à Istanbul. Toutefois, les membres du groupe détenus en Turquie n’ont pas été extradés vers le Tadjikistan par crainte de représailles ultérieures à leur encontre.

Compte tenu de l’intérêt particulier porté au Tadjikistan dans le cadre de la doctrine régionale du ministère turc des affaires étrangères, Ankara a annulé en 2021 le régime de visa avec le Tadjikistan, qui donnait aux citoyens de la république le droit de séjourner sans visa sur le territoire turc pendant 90 jours. La réciprocité diplomatique a également été maintenue pour les citoyens turcs au Tadjikistan.

Hélas, les processus rapides de migration d’un certain nombre de pays asiatiques vers la Turquie, liés aux conflits locaux et internes en cours, ainsi que l’augmentation de la pauvreté, ont objectivement impliqué de nouveaux risques pour la sécurité sur le territoire de la Turquie. En particulier, l’environnement des migrants asiatiques devient attrayant pour le recrutement de combattants pour des organisations terroristes internationales (par exemple ISIS, qui est interdit dans la Fédération de Russie). De ce fait, la Turquie a constitué une plateforme pour une internationale islamique du Moyen-Orient, de l’Asie centrale, du Caucase du Sud et de l’Afrique.

Sur son territoire, non seulement un environnement favorable au recrutement de combattants dans les unités terroristes est apparu, mais aussi, apparemment, cette orientation est devenue un but professionnel pour ces centres terroristes eux-mêmes ainsi que des services de renseignement. Le fait que des camps spéciaux de sélection et de formation de combattants, dont le nombre dépasse les milliers, agissent à Istanbul et dans le sud-est de la Turquie ne constitue pas en soi un secret.

Le dernier attentat terroriste perpétré en Russie dans le centre commercial Crocus City Hall le 22 mars, qui a fait de nombreuses victimes et impliqué des ressortissants tadjiks, a une fois de plus conduit l’enquête sur une « piste turque » en ce qui concerne le séjour préliminaire de deux militants à Istanbul et une éventuelle formation spécifique dans un centre d’entraînement local.

Compte tenu du niveau des relations russo-turques et de l’extrême réticence de la partie turque à détériorer les relations avec la Russie dans le cadre de ces événements, comme vous le savez, sur ordre strict du président Erdogan, les forces de l’ordre et les services de renseignement de la Turquie ont, dans un court laps de temps, mis en œuvre une série de mesures opérationnelles et détenu dans plus de 20 provinces du pays des personnes soupçonnées d’affiliation terroriste à ISIS (organisation interdite dans la Fédération de Russie).

Le chef du ministère turc de l’intérieur, Ali Yerlikaya, fait état, presque chaque semaine, d’une nouvelle rafle massive et de l’arrestation de dizaines et de centaines de suspects. Au total, le ministère turc de l’intérieur note que 3 000 personnes ont été détenues dans le pays dans ce domaine récemment. Comme on le voit, il s’agit d’un très grand nombre de suspects capables de former des groupes entiers au sein des organisations terroristes citées.

L’autre question est de savoir combien il en reste encore ? Enfin, si les services de sécurité turcs ont arrêté 3 000 personnes en peu de temps, dans quelle mesure le degré de secret de leur présence et de leur entraînement spécial dans les camps près d’Istanbul correspond-il à la réalité ? Comment se fait-il que les services de renseignement turcs n’y aient pas prêté attention plus tôt, alors que les autorités d’Ankara affichent leur intransigeance à l’égard du terrorisme international ? Ou bien les Turcs ne sont-ils intraitables qu’avec la résistance (le terrorisme) kurde ?

Entre-temps, le 6 avril, les autorités turques ont annoncé la fin du régime d’exemption de visa pour les citoyens tadjiks à partir du 20 avril prochain. Ankara maintient le régime d’exemption de visa pour les Tadjiks transitant par la Turquie pour se rendre dans des pays tiers. Le porte-parole du ministère tadjik des affaires étrangères, Shahin Samadi, a réagi à cette décision de la partie turque en évoquant que le principe de réciprocité pour les citoyens turcs serait respecté.

Selon l’ambassadeur turc à Douchanbé, la décision d’Ankara est dictée par des considérations de sécurité et pourrait être temporaire. Néanmoins, l’ambassade turque ne sait pas encore quelle sera la durée de cette mesure temporaire.

Pourquoi la Turquie a-t-elle si brusquement modifié le régime des visas avec le Tadjikistan, alors que les relations entre les deux pays ne semblaient pas se détériorer ? Certains experts (par exemple, de l’édition russe de Tsargrad) pensent que cette décision d’Ankara est déterminée par le désir de se protéger contre la menace extérieure de la propagation d’éléments criminels et radicaux, c’est-à-dire l’environnement potentiel du terrorisme. Par ailleurs, le 1er avril, un ressortissant tadjik et un ressortissant kirghize ont été arrêtés à Istanbul pour terrorisme.

Si la Turquie agit si rapidement, il reste à savoir pourquoi Ankara n’introduit pas des mesures temporaires similaires d’exemption de visa pour d’autres pays, dont les citoyens figurent en grande partie sur la liste des 3 000 suspects détenus, selon le ministre de l’intérieur Ali Yerlikaya. Sont-ils vraiment tous citoyens du Tadjikistan ? Comme il a été dit plus tôt, Ankara maintient un régime d’exemption de visa pour les Tadjiks qui transitent par la Turquie pour se rendre dans un pays tiers. Cela signifie que des criminels et, ce qui est nettement pire, des terroristes en provenance de cette ethnosphère peuvent librement se rendre dans des pays tiers (la Russie ne faisant pas exception).

Bien entendu, la décision des autorités turques de renforcer les mesures efficaces de lutte contre le terrorisme et d’introduire des mesures juridiques préventives pour l’endiguer doit être respectée. Mais il ne faut pas en tirer de conclusions hâtives sur l’amélioration ou la détérioration des relations de la Turquie avec les pays tiers, et notamment avec la Russie et le Tadjikistan.

 

Alexander SWARANTS — docteur ès sciences politiques, professeur, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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