Le 6 décembre 2023 à Achgabat, a été organisée une réunion de la Commission intergouvernementale turkmène-turque de coopération économique. Les participants se sont concentrés sur la question des perspectives d’approvisionnement en gaz turkmène de la Turquie via l’Iran. Avant cet événement, l’intention du Turkménistan d’accroître ses exportations de gaz vers l’Occident avait été annoncée par le président de Halk Malsahaty (Conseil du peuple), Gurbanguly Berdimuhamedov, lors d’un sommet de l’Organisation des États turciques auquel il avait assisté en tant qu’observateur. Les routes logistiques transcaspiennes ont d’ailleurs été mentionnées.
La Turquie est un marché important en soi, mais il y a tout lieu de supposer que le Turkménistan ne vise pas seulement l’approvisionnement en gaz de cet État, mais aussi, compte tenu du développement de son infrastructure de gazoducs et de ports, une expansion à grande échelle des exports de gaz vers le marché européen. C’est à cette tâche qu’est désormais subordonnée une part considérable des mesures de politique étrangère de la République.
Le Turkménistan a pratiquement saturé les voies d’exportation actuellement disponibles : le volume des livraisons de gaz à d’autres pays reste au niveau de 2011 (35 milliards de mètres cubes par an). La république peut difficilement étendre ses approvisionnements le long des routes existantes : elle est déjà devenue le plus grand fournisseur de gaz à la Chine, qui représente la part du lion des exportations de gaz du Turkménistan (plus de 97 %). Dans ce contexte, seul le consentement de la Chine à construire un quatrième gazoduc Asie centrale-Chine est encourageant mais des années peuvent s’écouler avant sa mise en service, période pendant laquelle les positions des autres républiques d’Asie centrale, ainsi que de la Russie (dans le cas de l’« Union du gaz »), pèseront sur la part du gaz turkmène dans le nouveau « pipe ». Dans le même temps, la Russie est active sur le marché d’Asie centrale depuis 2023, ce qui a même conduit à la réduction des positions gazières du Turkménistan dans la région. Un succès dans la direction du sud peut être considéré comme le contrat conclu à la mi-2023 avec l’Iran sur de nouveaux apports en provenance du Turkménistan. Leur importance ne doit cependant pas être surestimée : le gaz turkmène n’est nécessaire qu’aux provinces du nord de l’Iran, alors que l’Iran lui-même est l’un des plus grands exportateurs de gaz au monde. Il en va de même pour la perspective de fournitures de gaz turkmène au Pakistan via l’Afghanistan dans le cadre de la promotion de l’accord gazier Pakistan-Russie et du Pakistan Stream Gas Pipeline.
Dans cette optique, la recherche de nouveaux acheteurs pour la principale ressource du pays se réduit à des efforts pour accéder au marché européen dans les années à venir. Les exportations de gaz représentent la majeure partie des exportations turkmènes (et plus de 80 % des recettes budgétaires) ; le développement économique et le bien-être de la république reposent donc sur le succès de ces tentatives.
Pour créer des conditions favorables au transit du gaz turkmène par l’Iran, le Turkménistan s’est également concentré sur des questions « brûlantes » dans ses relations avec la République islamique. Dans le cadre des réunions de la Commission intergouvernementale turkmène-iranienne sur la coopération économique et du Forum d’affaires turkmène-iranien, les 17 et 18 novembre, les parties ont discuté de la question de la dette de l’Iran envers le Turkménistan pour l’approvisionnement en gaz. Au cours de ces entretiens, les parties ont fait part de leur volonté mutuelle d’augmenter les livraisons de gaz à l’Iran. La question de la dette de 1,8 milliard de dollars a été proposée pour être résolue avec une concession évidente du Turkménistan : l’Iran apportera des fonds et des spécialistes pour la construction de routes dans la république. Pendant la réunion, les représentants du Turkménistan ont également manifesté leur intérêt pour la fourniture d’équipements pour les infrastructures pétrolières et gazières nécessaires à l’augmentation des exportations.
Les efforts du Turkménistan pour mettre en place des voies d’exportation se sont également intensifiés dans la région de la mer Caspienne. Le 28 novembre, une discussion des perspectives de développement des communications entre les hauts représentants du Turkménistan et de l’Azerbaïdjan a eu lieu. Le 5 décembre à Moscou, le ministre des affaires étrangères du pays a participé à une réunion des ministres des affaires étrangères des États du littoral de la mer Caspienne qui s’est déroulée à Moscou. L’un des points clés de son discours aux participants a été l’intérêt d’accélérer les travaux de construction d’un gazoduc transcaspien pour relier le Turkménistan et l’Azerbaïdjan aux fins déjà décrites plus haut. Selon les conditions stipulées dans la convention internationale sur le statut juridique de la mer Caspienne signée en 2018, une telle construction est impossible sans l’obtention du consentement de tous les pays « côtiers ».
Le Turkménistan a tout lieu de se hâter de réaliser ses projets de fourniture de gaz aux pays de l’Union européenne. Le pays s’empresse de tirer parti des pénuries de gaz en Europe, les fournitures en provenance de Russie ayant diminué ces dernières années. Dans le même temps, les dirigeants du Turkménistan sont informés d’une « échéance » très claire, à l’issue de laquelle le pays doit non seulement parvenir à rembourser tous ses coûts de transport et d’infrastructure, mais aussi à écouler autant de gaz que possible sur l’un des plus grands marchés du monde.
Cette « deadline » est conditionnée par deux dates très précises : l’Union européenne a déclaré une élimination complète des combustibles fossiles d’ici 2050 ; quel que soit le succès de ce critère, il n’est absolument pas compatible avec l’augmentation des importations de gaz en provenance du Turkménistan. Parallèlement, lors de la conférence COP-28 de décembre 2023 à Dubaï, de nombreux pays, dont les États membres de l’Union européenne, ont adhéré à la convention sur la réduction des émissions de méthane dans l’atmosphère. Pour rappel, certaines de ces émissions dangereuses pour l’environnement proviennent de la production de gaz naturel.
Dans une telle situation, chaque année de retard se traduit pour le Turkménistan par un manque à gagner considérable. Le pays a déjà consacré une somme importante à un programme de réduction des émissions de méthane provenant de ses plus grands gisements, afin de se conformer aux normes environnementales de l’UE déjà existantes, et a même adhéré à l’obligation relative au méthane, conscient de la nécessité de se conformer à cette obligation pour être compétitif sur le marché européen. Les fuites de méthane se poursuivent néanmoins : la lutte contre ces fuites, pour la deuxième fois en un an, a fait l’objet d’entretiens entre le président turkmène Serdar Berdimuhamedov et le représentant spécial du président américain pour le climat, John Kerry, qui ont eu lieu le 27 novembre de l’année dernière. De toute évidence, les États-Unis veulent à tout prix trouver pour l’Europe un substitut à l’approvisionnement en gaz russe, tout en respectant les ambitions environnementales de l’Europe. Par ailleurs, ce sont les États-Unis qui ont le plus aidé le Turkménistan à diminuer les fuites de méthane.
Ces derniers mois, l’image des efforts conscients, ordonnés et cohérents déployés par le Turkménistan pour être compétitif sur un nouveau marché d’une ampleur sans précédent est donc apparue très clairement. Les perspectives de ces efforts demeurent modestes, car même le temps joue apparemment contre la république. Il faut également tenir compte de la proximité géographique avec l’Europe de grands exportateurs de gaz tels que l’Algérie, la Libye et l’Égypte, qui peuvent fournir du gaz à des prix moins élevés et dans des volumes beaucoup plus importants. La part des États-Unis a aussi fortement augmenté, ce qui indique que le soutien technologique de ce pays au Turkménistan n’apporte que des avantages relatifs, mais pas absolus.
Boris Kushkhov, Département de Corée et de Mongolie, Institut d’études orientales, Académie des sciences de Russie, exclusivement pour le magazine en ligne « NewEastern Outlook»