Pendant la période où les actuelles républiques d’Asie centrale existaient au sein de leur État socialiste unifié, les problèmes de distribution d’électricité ont été résolus en tenant compte des besoins de toutes les républiques et de l’efficacité économique générale. Le système énergétique de l’Asie centrale représentait alors une entité distincte du système énergétique de l’URSS et était dirigé par un seul centre en Ouzbékistan. Les frontières des districts économiques ne coïncidaient pas entièrement avec celles des districts républicains, de sorte que peu de personnes étaient autorisées à « tirer la couverture de leur côté » : en revanche, chacun recevait en fonction de ses besoins, ni plus ni moins.
La formation d’États indépendants dans la région a exacerbé les problèmes d’exploitation des ressources en eau et de distribution d’électricité. Jusqu’à présent, la formation d’un modèle unifié, écologiquement durable et économiquement efficace pour la distribution des ressources électriques dans la région n’a pas été accomplie. Un pays cherche à augmenter sa production pour exporter de l’énergie vers les États voisins alors que ces mêmes États voisins s’opposent à de tels projets et poursuivent une politique d’autosuffisance, même si elle est moins viable économiquement. Cette situation est due à des conflits interethniques et frontaliers, ainsi qu’à des différends concernant la répartition des ressources en eau limitées de la région.
Depuis la fin des années 1990, les pays de la région ont pris des mesures pour réglementer la distribution de l’eau et de l’électricité. L’accord de 1998, ainsi qu’un certain nombre de protocoles bilatéraux et trilatéraux ultérieurs réglementant l’allocation des ressources en eau dans le bassin du fleuve Syr-Daria pour des années déterminées, méritent d’être signalés. Néanmoins, il n’existe toujours pas de mécanismes à long terme, globaux et permanents permettant aux parties de travailler ensemble. Le Consortium international pour l’eau et l’énergie, proposé en 1997, n’est toujours pas une organisation fonctionnelle capable de relever les défis régionaux en matière d’eau et d’énergie.
L’intensification de l’interaction entre les pays dans des formats multilatéraux (notamment au sein de l’UEEA, des Nouvelle route de la soie, de l’Organisation des États turciques et de l’ECO) peut donner une certaine impulsion à l’activation du dialogue sur l’eau et l’énergie. En effet, la participation des pays d’Asie centrale aux travaux de ces associations et initiatives s’est sensiblement accrue ces dernières années. Cependant, le problème est que seule l’ECO regroupe tous les pays intéressés par la résolution des différends dans ce domaine. Parallèlement, il n’y a pas eu d’intensification du dialogue sur cette question au sein de l’organisation elle-même, où les principaux acteurs politiques et économiques sont la Turquie, l’Iran et le Pakistan, qui sont très distants de ce problème.
La mise en œuvre de projets hydroélectriques communs fait aussi défaut dans la coopération des États de la région. À ce titre, l’accord trilatéral conclu en janvier 2023 entre l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Kazakhstan sur la mise en œuvre du projet de construction de la centrale HPP-1 de Kambarata, d’une capacité de 1 860 MW, constitue une initiative importante et prometteuse.
Mais toutes les nouvelles tendances régionales ne peuvent pas être considérées comme positives ou encourageantes. Ainsi, au cours des deux dernières années, le problème de l’eau et de l’énergie dans la région a élargi sa géographie en raison de la construction active d’un canal d’irrigation à grande échelle en Afghanistan, alimenté par le fleuve Amu Darya, privant l’Ouzbékistan et le Turkménistan d’une partie du débit déjà trop faible. Les dirigeants afghans actuels renoncent à négocier, ce qui ajoute un nouvel obstacle à la résolution du problème.
Sur fond de problème non résolu de l’eau et de l’énergie au cours des dernières années, les pays de la région ont entrepris des activités telles que des tentatives pour assurer l’autosuffisance énergétique par des mesures économiquement inefficaces, ainsi que des tentatives pour passer de la production d’électricité à partir d’installations hydroélectriques au gaz et à l’énergie nucléaire. Dans cette perspective, il semble nécessaire d’examiner les nouveaux éléments de la politique énergétique des pays de la région, tels que les projets de construction d’une centrale nucléaire au Kazakhstan, la construction à grande échelle de petites centrales hydroélectriques en Ouzbékistan, l’intensification des projets d’énergie solaire et éolienne, ainsi que les propositions visant à approvisionner les pays de la région en électricité à partir du Turkménistan.
Ces dernières années, le Kazakhstan a discuté de la perspective de construire la première centrale nucléaire du pays (et de la région dans son ensemble). Le caractère controversé d’une initiative aussi ambitieuse a obligé le gouvernement de la République à soumettre la question de sa création à un référendum national. Parallèlement, depuis un an et demi, le Kazakhstan a reçu des propositions de projets de la part de grandes entreprises industrielles de plusieurs pays : de la Russie à la Chine, en passant par la France et la République de Corée. La construction apparaît pertinente à la fois pour améliorer la situation environnementale dans le pays, où la majeure partie de la capacité de production d’électricité est alimentée par du charbon à haute teneur en cendres extrait localement, et pour remédier aux pénuries d’électricité dues à la volatilité des approvisionnements extérieurs dans certaines parties du pays et au peu de travaux réalisés dans le secteur depuis l’effondrement de l’URSS. L’augmentation de la production d’électricité dans la république voisine réduirait le flux d’eau vers le Kazakhstan, qui en a de plus en plus besoin pour un certain nombre de raisons, qu’il s’agisse d’opérations minières en croissance constante ou de plans de développement agricole ambitieux qui étaient autrefois l’une des principales initiatives du président de la république Tokaïev au moment de sa nomination. Outre la question des centrales nucléaires, le Kazakhstan développe déjà activement les sources d’énergie renouvelables, en premier lieu l’énergie éolienne.
Par ailleurs, l’Ouzbékistan s’efforce également de renforcer son autosuffisance énergétique, ce que le président du pays, Chavkat Mirzioïev, a mentionné à plusieurs reprises dans les discours qu’il a prononcés ces dernières années. Pour atteindre cet objectif, le pays met en œuvre un vaste programme visant à créer de nombreuses petites centrales hydroélectriques susceptibles de réduire la dépendance du pays à l’égard des centrales hydroélectriques des républiques voisines : le Kirghizistan et le Tadjikistan. L’Ouzbékistan prévoit de construire 38 petites et microcentrales de production d’électricité rien qu’en 2024. Parallèlement, la société saoudienne ACWA Power met en œuvre en Ouzbékistan un certain nombre de projets éoliens et solaires d’une valeur de 2,5 milliards de dollars, capables de produire plus de 1 600 MWh. Les ressources en eau des grands fleuves provenant du Tadjikistan et du Kirghizistan sont nécessaires pour que la république puisse satisfaire les besoins de la population la plus nombreuse de la région, qui connaît une croissance dynamique. L’agriculture de la république devrait également devenir un important consommateur d’eau : les exportations agricoles et industrielles sont considérées par ses dirigeants comme les plus prometteuses, tandis que la production de pétrole et de gaz sera destinée à satisfaire les besoins intérieurs du pays.
L’initiative proposée par le président du Tadjikistan lors du sommet de l’ECO et par le chef du conseil populaire du Turkménistan lors du récent sommet des pays de l’Organisation des États turciques constitue également une alternative intéressante à l’approvisionnement en électricité à partir des centrales hydroélectriques du Tadjikistan et du Kirghizstan. La république propose donc d’augmenter la fourniture d’électricité au Kazakhstan et à l’Ouzbékistan à partir de ses centrales électriques fonctionnant au gaz naturel, dont la production est très active dans le pays. Les centrales elles-mêmes n’ont pas encore été construites (quelques jours avant le sommet, une cérémonie a eu lieu pour lancer la construction de la première d’entre elles). La Turquie aide activement le Turkménistan dans la mise en œuvre des projets et ses entreprises jouent le rôle de maîtres d’œuvre des nouveaux projets. Cette circonstance peut être l’une des justifications de l’intérêt moindre de la Turquie pour la question de l’eau et de l’énergie dans les pays de l’Organisation des États turciques et de l’Organisation de coopération économique (ECO).
Ainsi, ces dernières années, plusieurs pays d’Asie centrale ont tenté de s’affranchir de l’approvisionnement en électricité provenant de centrales hydroélectriques implantées au Kirghizistan et au Tadjikistan. Tout cela pourrait conduire à une diminution de leur intérêt à prélever une partie des ressources en eau régionales pour les besoins énergétiques, et donc exacerber les différends sur la répartition de l’eau entre les pays de la région. Il est difficile de dire si cette situation rapprochera de la solution du problème de l’eau en Asie centrale ou, au contraire, l’aggravera considérablement.
Boris Kushkhov, département de la Corée et de la Mongolie de l’institut d’études orientales de l’académie des sciences de Russie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».