Les deux voyages à l’étranger du Premier ministre australien Anthony Albanese entre fin octobre et début novembre de cette année (à une semaine d’intervalle) doivent être considérés dans la perspective de la phase actuelle du « Grand jeu mondial ». C’est de ce point de vue qu’ils constituent un évènement à deux volets très remarquable.
Tout d’abord, parce que les pays visités sont ses deux principaux participants, à savoir les États-Unis (du 23 au 26 octobre) et la RPC (du 4 au 7 novembre), dont l’ensemble complexe de relations est désormais au centre de la table de jeu. Tous les autres joueurs doivent suivre la transformation de ces relations dans une mesure plus ou moins grande et essayer de ne pas se retrouver parmi les « dégâts collatéraux » pendant la période d’aggravation. Et, si possible, tirer profit de la « bataille des géants ». Une activité dangereuse, mais quelqu’un pourrait avoir de la chance.
Tous les autres joueurs le pratiquent, répétons-le. Y compris les alliés des États-Unis, associés au fameux « Occident collectif » (qui n’existe depuis longtemps que dans l’imagination malsaine des démagogues de la propagande). C’est ce qui ressort des tendances récentes de la politique étrangère des principaux alliés américains les plus proches qui sont (encore) le Japon ainsi que les principaux pays européens.
L’Australie ne fait pas exception à cet égard. Mais avant de commenter les voyages de son premier ministre mentionnés ci-dessus, il est utile de s’attarder brièvement sur l’évolution du positionnement de la politique étrangère de Canberra au cours des 10 à 15 dernières années. Globalement, la « ligne directrice (de politique étrangère) » de l’Australie a fluctué plus ou moins en phase avec les changements majeurs qui se produisaient à cette époque sur la table de jeu mondiale.
Au tournant des années 2000, le concept de Brzeziński-Kissinger sur la possibilité de former le « Grand Duo » (G2) composé des États-Unis et de la Chine, qui s’était déjà manifestée comme la deuxième puissance mondiale, donnait encore des signes de vie. Dans ce contexte, la volonté du gouvernement australien de l’époque, dirigé par le travailliste Kevin Rudd, de développer des relations avec la Chine sans renoncer à son alliance avec les États-Unis semblait naturelle. Surtout dans le domaine du commerce. Il n’est pas exagéré de dire que c’est le commerce extérieur, c’est-à-dire la commercialisation à l’étranger des ressources naturelles très demandées, qui est l’un des piliers fondamentaux de la prospérité de l’Australie. Ce qui, comme on le constate une fois de plus, est l’une des principales composantes de la catégorie « économie » (et pas du tout le secteur des services). Or, depuis plus d’une décennie, le principal acheteur des matières premières australiennes est la Chine.
Au cours de la première période qui a suivi le changement du parti au pouvoir (du centre-gauche au centre-droit) en 2013, il n’y a pas eu de changement majeur dans la volonté de Canberra de maintenir des relations bénéfiques et constructives avec Pékin. Il est important de noter cela étant donné que l’on attribue souvent au pénultième Premier ministre (de centre-droit), Scott Morrison, l’entière responsabilité de la détérioration dramatique des relations entre la République populaire de Chine et l’Australie.
Toutefois Morrison, après avoir été ministre des Finances (Trésor) jusqu’en août 2018, lors de la visite de la délégation gouvernementale en République populaire de Chine en 2016, a parlé avec enthousiasme des perspectives des relations avec ce pays. De manière générale, rien de particulièrement négatif n’a été observé dans les relations sino-australiennes au cours de la première année qui a suivi l’arrivée de Morrison au poste de Premier ministre en août 2018.
Mais au tournant de 2019-2020, il s’est apparemment passé « quelque chose » dans les coulisses du théâtre politique mondial. C’est comme si quelqu’un d’invisible avait actionné l’interrupteur de la « télécommande » du « Grand jeu mondial ». Les évènements se sont alors précipités : « l’affaire Skripal », la pandémie de la Covid-19 et l’accusation de Pékin de l’avoir provoquée, « l’incident » à la frontière sino-indienne, la guerre économique avec la Chine (et la Fédération de Russie). Enfin, les conflits armés en Ukraine et maintenant au Moyen-Orient (n’oublions pas non plus l’Asie du Sud-Est, Taiwan et la péninsule coréenne). Ajoutons à cela l’atteinte à l’un des plus grands gazoducs internationaux, qui s’est produite comme « par inadvertance ».
S. Morrison a apparemment perçu tout cela comme une incitation à l’action et, pendant un certain temps (environ deux semaines au printemps 2020), il a même devancé Washington dans les accusations de Pékin concernant la pandémie de la Covid-19. Et bien que ces philippiques aient rapidement disparu de la rhétorique publique de Morrison, les deux dernières années de son mandat à la tête du gouvernement australien ont été marquées par un certain nombre d’actions apparemment antichinoises. Dont la plus notable a été la participation du pays à la formation de la Triple alliance politique et militaire, à savoir AUKUS.
Le principal motif de cette action était alors l’intention des deux « grands frères » anglo-saxons de retirer à la France la commande de construction de nouveaux sous-marins pour l’Australie, ainsi que des infrastructures correspondantes. Apparemment, par le biais de lignes de communication tacites, on a dit au « petit frère », en gros, ce qui suit : « Arrêtez de déconnez, les antipodes. Allouer 60 milliards de dollars aux mangeurs de grenouilles pour la construction de nouveaux sous-marins ? Nous ferons mieux. Aboulez donc votre fric (« chinois ») ».
Tel est, dans ses grandes lignes, l’héritage politique du « centre-gauche », dirigé par son leader actuel, Albanese, qui est revenu au pouvoir en mai 2022. Mais au cours des dix années qui se sont écoulées depuis leur précédent leadership, des changements si importants sont intervenus sur la table du jeu politique mondial qu’un retour au statuquo dans la politique étrangère de l’Australie est aujourd’hui hors de question. Comme en témoigne, entre autres, le nombre de sommets mentionnés ci-dessus, avec la participation d’Albanese et de Biden.
Cependant, la récente visite du premier ministre australien en Chine a été la première depuis la visite d’État 2016 mentionnée ci-dessus. Le fait même que cette tournée de quatre jours en Chine (car Albanese ne s’est pas contenté de visiter la capitale du pays, ce qui est remarquable et nous y reviendrons plus loin) ait tout de même eu lieu, témoigne de la volonté des dirigeants actuels du pays d’éliminer du système des relations bilatérales des éléments tout à fait inutiles (« irritants »).
Une fois de plus, cependant, nous notons la coïncidence de cette nouvelle tendance dans la politique chinoise de Canberra avec des changements notables sur la table de jeu mondiale en général et dans des politiques similaires du « grand frère » en particulier. La NPO a récemment noté une différence notable dans la rhétorique publique américaine à l’égard des deux principaux adversaires géopolitiques des États-Unis, à savoir la Chine et la Fédération de Russie. Malgré la persistance des éléments de la « stratégie d’endiguement » dans la politique à l’égard du premier pays, des tentatives sont également faites pour maintenir des lignes de communication avec lui et pour montrer que l’on tient compte de ses intérêts.
À cet égard, M. Albanese, lors de sa visite en Chine, a apparemment joué le rôle d’un « envoyé de bonne volonté » de Washington. C’est de ce dernier que, séjournant une semaine plus tôt aux États-Unis, il a dû recevoir certaines recommandations, voire des instructions, concernant l’ensemble et les détails importants du prochain voyage en Chine.
Cependant, il est tout aussi certain qu’il a également abordé les problèmes des relations Australie-Chine proprement dites. Qui, répétons-le, se concentrent principalement dans le domaine commercial et économique. Et à cet égard, l’étape initiale de ce voyage d’Albanese contenait une symbolique emblématique, qui consistait en sa présence à l’ouverture de la 6ème Foire internationale CIIE (China International Import Expo).
Il convient de noter que parmi les nombreuses plateformes internationales créées ces dernières années sur le territoire chinois, les dirigeants du pays accordent une importance particulière à cette exposition et foire. Il est probablement le principal symbole de la politique d’« ouverture » de la RPC au monde extérieur qu’elle n’a cessé de proclamer. Soulignons-le, cette ouverture ne dépend pas du positionnement politique de tel ou tel pays étranger.
C’est ce symbolisme de la CIIE qui est souligné par le journal japonais Yomiuri Shimbun. Et, comme il ressort des déclarations de certains participants au pavillon du Japon, les entreprises du pays sont prêtes à répondre à la politique mentionnée de Pékin en continuant à investir dans l’économie chinoise (« malgré un certain ralentissement de son taux de croissance »). Or, le pavillon de l’allié principal du Japon est invariablement le plus imposant de tous les pavillons étrangers à la CIIE.
Le lendemain, à Pékin, l’invité australien a été reçu par le dirigeant chinois Xi Jinping. Dans les commentaires du Global Times concernant cette rencontre et les résultats de l’ensemble du voyage de M. Albanese en Chine, qui ont été faits sur un ton plutôt modéré, c’est le mot « pragmatisme » qui prévaut.
Le caractère réservé des évaluations de la visite en question est tout à fait compréhensible, étant donné qu’une semaine auparavant M. Albanese, séjournant à Washington, a adhéré à toutes les déclarations manifestement antichinoise, qui continuent, nous le répétons, à prévaloir dans la politique du « grand frère » australien à l’égard de la Chine.
Les perspectives des relations entre l’Australie et la Chine dépendront donc également en grande partie de la transformation des relations entre les principaux participants à la phase actuelle du « Grand jeu mondial ».
Quant à l’évolution de ce dernier, nous ne pouvons que la deviner aujourd’hui.
Vladimir Terekhov, expert des problèmes de la région Asie-Pacifique, exclusivement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».