Tout comme le reste du monde, l’Afrique est en train de changer. La Chine, en tant qu’investisseur majeur en Afrique, est l’une de ces sources de changement. Mais une récente augmentation des investissements réalisés par les États du Golfe a également commencé à avoir un impact sur la politique et l’économie de l’Afrique. Dans la mesure où les États du Golfe – surtout l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) – tentent de diversifier leurs économies, l’Afrique est devenue un destinataire majeur de leurs immenses richesses. Grâce à ses ressources naturelles inexploitées, l’Afrique est une zone attrayante – et lucrative – pour les États du Golfe, mais dans leur lutte pour étendre leur influence et leur portée géopolitique, l’Afrique est également un continent que ces États veulent avoir sous leur contrôle pour renforcer leur pouvoir et leur influence dans ce monde de plus en plus multipolaire. Un nombre croissant d’alliés en Afrique se traduit par une puissance grandissante au niveau régional et mondial. En Afrique, la géoéconomie du Golfe renforce donc la géopolitique du Golfe.
Au sein du monde du Golfe (sunnite), deux centres de pouvoir ont déjà émergé, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite s’opposant désormais ouvertement et rivalisant pour la domination au-delà du Moyen-Orient. Cette lutte ne se limite pas à la région du Golfe, car l’envie de diversifier les économies et d’investir de l’argent est intrinsèquement liée à l’envie de vaincre ses rivaux régionaux. L’Afrique reçoit donc les deux.
Il est inutile de nier que les États du Golfe sont collectivement devenus de grands investisseurs. Comme l’indique un récent rapport, le total des investissements du Golfe en Afrique a déjà dépassé 101 milliards de dollars américains. Autrement dit, le Golfe a déjà laissé derrière lui les États-Unis, qui ont environ 50 milliards de dollars d’investissements directs sur le continent. La Russie vise à atteindre son objectif d’un investissement de 40 milliards de dollars américains en Afrique dans les prochaines années. En 2022, l’Europe s’est engagée à investir 170 milliards de dollars américains en Afrique. Une grande partie doit encore se matérialiser. La Chine disposait de 254 milliards de dollars en 2021, mais la Chine à elle seule ne peut pas couvrir toute l’Afrique. Cela signifie qu’il y a beaucoup de place pour les États du Golfe riches en ressources et avides d’investissements pour exploiter cet espace.
Selon ledit rapport, les EAU sont devenus le plus grand investisseur du Golfe en Afrique avec 59,4 milliards de dollars américains. L’Arabie saoudite est derrière les Émirats arabes unis avec 25,6 milliards de dollars américains. Le Qatar, le Koweït et le Bahreïn investissent également des milliards. Les secteurs clés pour les investissements du Golfe comprennent les services financiers, le transport et l’entreposage, les technologies environnementales, l’électronique et la construction. Les principaux pays recevant la majeure partie de ces investissements sont l’Égypte (69,8 milliards de dollars), le Maroc (4,6 milliards de dollars), l’Algérie (3 milliards de dollars), le Nigéria (2,6 milliards de dollars) et l’Afrique du Sud (2,3 milliards de dollars). En 2022, les EAU ont signé un projet de 6 milliards de dollars américains avec le Soudan pour construire un port sur la mer Rouge.
Mais le Soudan est également un cas d’étude clé qui fournit des informations cruciales sur la façon dont l’émergence des États du Golfe en Afrique conduit également à de nouvelles lignes de fracture conflictuelles dans la région. Dans la guerre civile qui dure depuis des mois au Soudan, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite sont en conflit. Alors que les EAU soutiennent Hemeti, qui dirige la Force de soutien rapide, l’Arabie saoudite se prononce en faveur d’Abdel Fattah al-Burhan, commandant des forces militaires soudanaises qui dirige le Soudan depuis le coup d’État de 2019. Il a forcé Omer al-Bashir à quitter le pouvoir, or ce-dernier entretenait des liens étroits avec le Qatar et l’Iran. Burhan a rapidement gagné la faveur de l’Arabie saoudite, montrant comment le puissant État du Golfe renforçait la « nouvelle » réalité politique du Soudan. À l’époque, les Émirats arabes unis ont également soutenu le renversement de Bashir, car il était considéré comme un problème étant donné ses liens étroits avec les États rivaux. Mais son renversement a permis à la fois à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis – deux États qui se battent déjà pour l’influence – d’attirer de nouveaux dirigeants du Soudan dans leur sillage. Cela s’est avéré plus difficile qu’ils n’auraient pu le penser, la guerre civile qui a suivi devenant un mécanisme pour résoudre la question sur le champ de bataille.
Mais l’incapacité des deux dirigeants belligérants à imposer leur favori à l’autre a créé un scénario très compliqué. Pour Burhan soutenu par l’Arabie saoudite, s’engager avec les Émirats arabes unis est devenu important car Abou Dhabi est considéré comme le seul État qui pourrait exercer une certaine pression sur Hemeti. D’un autre côté, pour la Force de soutien rapide dirigée par Hemeti, le fait que Burhan soit le dirigeant du Soudan – et qu’il jouisse d’une légitimité et d’une reconnaissance internationales – rend très difficile pour le premier de vaincre le second. Pour Hemeti, cela signifie également que parler avec l’Arabie saoudite, ou par son intermédiaire, est indispensable pour le règlement du conflit. C’était probablement la principale raison derrière la décision de la Force de soutien rapide d’envoyer une délégation à Riyad pour des négociations.
Bien qu’aucun accord n’ait pu être conclu, on peut difficilement nier que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite sont directement impliqués dans ce conflit, à la fois en tant que partisans des principales parties belligérantes et en tant que médiateurs. Par conséquent, les deux partis pratiquent une politique de pression dans la mesure où les deux s’appuient sur leurs leaders locaux préférés et tentent tous deux de les préserver. Pour le Soudan et son peuple, cependant, il s’agit d’une situation dangereuse dans la mesure où elle pourrait diviser le Soudan en deux zones (comme la Libye) et provoquer l’extension et la pérennisation du conflit.
Quelle est la leçon pour les États africains dans cet épisode soudanais ? On peut difficilement nier que l’Afrique a beaucoup de potentiel. En fait, comme le rapport en question l’a souligné, l’Afrique conserve le potentiel de devenir le centre manufacturier mondial. Cela signifie qu’il existe de nombreuses opportunités à exploiter pour les États du Golfe avides d’investissements. Mais pour que l’Afrique puisse profiter de la volonté de ces États de diversifier leurs économies et d’investir en Afrique, il est impératif qu’elle cesse de se transformer en une terre d’élection où les États du Golfe peuvent extérioriser leurs rivalités et leurs conflits. Si cette situation perdure, des pays comme le Soudan, ou des pays comme la Libye et le Yémen, ne connaîtront que des divisions internes de facto et des conflits permanents plutôt que le développement.
Salman Rafi Sheikh, chercheur-analyste dans le domaine des relations internationales et des affaires étrangères et intérieures du Pakistan, exclusivement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».