L’Inde et le Pakistan, les deux principaux pays de la sous-région de l’Asie du Sud, dont les contours géographiques ne sont pas très précis (tout comme la géographie de toute autre région « politique »), entrent progressivement dans la période des élections législatives générales. Et s’il est possible de parler des délais de leur tenue en Inde avec une grande certitude (avril-mai 2024), au Pakistan la situation reste confuse (plus de détails ci-dessous).
L’acte principal de la formation des structures de pouvoir dans tout pays organisé sur des bases « démocratiques », à savoir les élections générales, aboutit toujours à des turbulences internes. Elles peuvent se superposer à des facteurs plus ou moins permanents, caractéristiques d’un pays donné, c’est-à-dire à des facteurs d’instabilité particuliers.
Les deux éléments sont observés à la fois en Inde et au Pakistan, dans deux puissances nucléaires de facto, qui presque toujours depuis la proclamation de l’indépendance (à la fin des années 1940) ont été en état de confrontation réciproque. Sa principale cause est le problème du Cachemire, qui n’est pas moins dangereux pour le maintien de la paix dans la région indopacifique généralisée que celui de Taïwan. C’est également la raison pour laquelle les événements politiques intérieurs les plus remarquables qui ont eu lieu récemment dans ces deux pays à la veille des prochaines élections méritent notre attention.
Tout d’abord, notons l’aggravation tant en Inde qu’au Pakistan des problèmes « permanents » (similaires quant à leur forme et leur origine) causés par la structure complexe des deux pays. Encore une fois, nous soulignons que ces problèmes n’ont pas disparu avec la « simplification » de la structure des futurs Inde et Pakistan indépendants réalisée à la fin des années 40. Ayant coûté la vie à plusieurs millions de personnes, elle ne « simplifie » guère la vie politique intérieure de ces pays. Ayant généré un nouveau problème extrêmement dangereux, celui du Cachemire mentionné ci-dessus.
En ce qui concerne l’Inde, la NPO a récemment évoqué une nouvelle aggravation du problème de longue date causé par les idées séparatistes d’une partie des Sikhs vivant dans le nord du pays, dans l’État du Pendjab. Depuis, cette plaie s’est « cicatrisée », mais elle se fait sentir à l’étranger sous la forme de manifestations diverses près des ambassades indiennes à Londres, Ottawa, Washington, tenues par les communautés sikhs locales.
Ces derniers mois, il y a une récidive similaire des deux autres problèmes douloureux qui sont causés par des frictions périodiquement croissantes entre les représentants des principales religions et des nombreuses tribus ethniques. Lors d’une des manifestations de rue traditionnelles hindoues organisées dans l’État d’Haryana, des affrontements ont eu lieu avec des groupes de musulmans, qui se sont étendus aux banlieues de la capitale toute proche du pays. En conséquence, 6 personnes ont été tuées, 70 autres blessées, et il semble que les passions ne se soient pas apaisées à ce jours. Afin de mettre fin rapidement aux troubles qui avaient éclaté, les autorités locales ont eu recours à une mesure radicale : la démolition des maisons appartenant aux « instigateurs », prétendument construites illégalement.
Des actes de violence beaucoup plus sanglants (le bilan des morts approche les 200) ont eu lieu dans l’État de Manipur, dans l’une des sept unités administratives (« les sept sœurs ») situées à l’extrême nord-est et presque coupées du territoire principal du pays. Le motif immédiat des troubles a été un incident relativement secondaire, qui a cependant fait ressortir des problèmes extrêmement complexes et de longue date. On peut les définir ensemble par le terme généralisé de « tribalisme ».
De plus, cette région jouxte le Myanmar, qui n’est pas moins complexe sur le plan ethno-religieux, et il existe une sorte d’« échange transfrontalier » de problèmes similaires. En outre, le Myanmar reste apparemment l’un des fournisseurs mondiaux de stupéfiants, mais il s’agit désormais principalement de drogues synthétiques. L’une des routes de leur trafic passe justement par la région des « sept sœurs ».
Les événements survenus dans les États d’Haryana et de Manipur ne pouvaient manquer de se retrouver au centre de la campagne électorale qui avait effectivement commencé et dont les principaux participants étaient pratiquement déterminés. D’une part, c’est le parti au pouvoir depuis deux mandats électoraux consécutifs (depuis le printemps 2014), celui de Bharatiya Janata, dans un bloc comprenant un certain nombre de parti minoritaires. Cette fois-ci (à la différence des situations préélectorales de 2014 et 2019), il aura affaire à un bloc d’opposition avec un acronyme éloquent, INDIA (Indian National Developmental Inclusive Alliance).
Il s’appuie sur le parti le plus ancien du pays, le Congrès national indien, qui a dirigé le pays avec une brève interruption depuis l’indépendance jusqu’en 2013, ainsi que sur plusieurs autres partis, de taille plutôt régionale.
Parmi ces derniers, on peut mettre l’accent sur le Parti de l’homme du peuple basé dans la capitale (en transcription latine, Aam Aadmi Party, AAP). L’AAP s’est fait connaître pour la première fois en 2015 avec une nette victoire aux élections à l’Assemblée législative locale. Ce succès a été confirmé cinq ans plus tard lors d’élections similaires à New Delhi. Cependant, l’AAP commence également à faire sentir sa présence dans un certain nombre d’autres États.
Un avantage important du BJP pour la campagne électorale qui a effectivement commencé est qu’il est publiquement incarné par l’actuel Premier ministre Narendra Modi. Toutes les réalisations (très significatives) du pays de ces dernières années, tant sur le plan interne que dans le domaine de la politique extérieure, sont associées à son nom.
L’opposition aurait pu se doter d’un symbole également reconnaissable en la personne de Rahul Gandhi issu du « clan politique Nehru-Gandhi ». Mais le 23 mars dernier, il a été condamné à deux ans de prison par le tribunal de la ville de Surat (qui se trouve dans l’État du Gujarat) pour calomnie à l’égard de l’actuel premier ministre. Certains mots prononcés par le Gandhi en 2019 ont servi de base pour ce verdict. Cette décision de justice a conduit à l’exclusion de Gandhi de la chambre basse du Parlement indien et, d’une manière générale, a remis en question la participation à la campagne électorale de l’un homme politique dont l’opposition avait cruellement besoin.
Cependant, le condamné est non seulement en liberté, mais il agit dans l’espace public, pour ainsi dire, avec une énergie redoublée. C’est la décision de la Cour suprême de suspendre le verdict évoqué ci-dessus qui y a contribué. Pour cette raison, les membres du parti INC ont déjà exigé le rétablissement de Gandhi au Parlement.
Le premier affrontement des forces politiques émergentes a eu lieu début août, lorsque l’opposition avait soulevé au Parlement une éventuelle motion de censure contre le Premier ministre, précisément à cause des événements tragiques évoqués ci-dessus dans les États d’Haryana et de Manipur. Vu que le BJP et ses partenaires disposent de la majorité absolue au parlement, cette démarche de l’opposition visait plutôt à « se manifester ». Ses représentants ont préféré quitter la salle de réunion lors du discours dur de Modi à l’égard de leurs dirigeants historiques.
Pour le moment, la situation semble bien pire (en apparence similaire à celle de Gandhi) pour l’ancien Premier ministre du Pakistan, Imran Khan, qui est poursuivi par les tribunaux du pays pour de nombreuses raisons (probablement plus d’une douzaine). Notamment, le leader du parti Mouvement pour la Justice a été condamné le 5 août dernier à 3 ans de prison et à 5 ans de privation du droit d’exercer une activité politique. Le même jour, l’ancien Premier ministre s’est retrouvé dans une prison qui, selon ses partisans politiques, a une mauvaise réputation quant à la qualité de détention des condamnés. La perspective d’une réaction positive à un appel immédiatement interjeté semble plutôt douteuse.
La participation du MpJ aux prochaines élections générales, qui devraient avoir lieu à l’occasion de l’expiration (fin juillet de cette année) du mandat du parlement sortant, reste floue. Le parti continue de faire face à la menace d’être accusé d’avoir fomenté des troubles populaires avec émeutes qui ont eu lieu le 9 mai dernier. Il semblerait qu’une enquête est en cours à ce sujet, dans le cadre de laquelle des fonctionnaires du MpJ sont interrogés. Apparemment, certains d’entre eux ont renoncé pour cette raison à l’appartenance au parti de l’ancien Premier ministre et on parle déjà de sa « scission ».
Quoi qu’il en soit, depuis le 10 août, le parlement et le gouvernement de Shahbaz Sharif ont été dissous. Au moment d’écrire cet article, des candidats aux postes de Premier ministre et de chefs « par intérim » des principaux ministères étaient soumis à l’examen. En ce qui concerne la date des prochaines élections, cette question reste sans réponse claire. On parle à la fois d’un délai de trois mois (selon la réglementation en vigueur) et (étrangement) de celui de six mois.
Cependant, il existe déjà une opinion selon laquelle, étant donné l’écartement de l’ancien Premier ministre (« l’homme politique le plus populaire du pays ») de la participation à ces élections, la légitimité des résultats futurs sera inévitablement mise en doute.
Tous ces jeux politiques se déroulent dans le contexte d’une situation générale complexe tant à l’intérieur du Pakistan que dans ses environs. Les attaques terroristes se poursuivent dans les provinces du Baloutchistan et de Khyber Pakhtunkhwa, les trains déraillent (pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires), tandis que la perspective d’un défaut de paiement du pays n’a été que repoussée. Des difficultés de longue date subsistent dans les relations avec l’Inde et l’Afghanistan.
Dans ces conditions, on ne peut que souhaiter que les prochains processus électoraux (« réguliers ») dans les deux principaux pays de la sous-région d’Asie du Sud se déroulent sans trop de dégâts. A la fois pour les pays en question et pour la situation dans l’ensemble de la sous-région.
Vladimir Terekhov, expert des problèmes de la région Asie-Pacifique, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »