L’une des questions actuelles de l’agenda diplomatique international reste le règlement de la question syrienne, où la Russie combine une opération de maintien de la paix réussie avec une diplomatie active. Depuis l’automne 2015, il est clair que les États-Unis, leurs partenaires de l’OTAN et les groupes d’opposition armés qu’ils soutiennent n’ont pas réussi à atteindre leur principal objectif, à savoir renverser le régime indésirable de Bachar al-Assad et affirmer leur contrôle sur la région. C’est grâce à la Russie que ces plans américains ont échoué.
Au début, l’entrée des Forces aérospatiales russes en Syrie à l’invitation des autorités de Damas a été accueillie avec consternation non seulement aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, mais aussi dans la Turquie voisine. On sait que Recep Erdogan tente d’utiliser le conflit civil en Syrie pour aborder un certain nombre de questions importantes pour Ankara. En particulier, la Turquie cherche à :
1) réprimer les activités de combat des formations kurdes syriennes (Union démocratique, Unités d’autodéfense populaire ou Forces nationales d’autodéfense, Forces démocratiques syriennes), qui reçoivent un soutien extérieur des États-Unis et d’autres pays (en particulier le Royaume-Uni, la Suède, la Finlande et Israël) ;
2) sous le prétexte de renforcer la sécurité de la zone frontalière, occuper les provinces peuplées de Kurdes dans le nord de la Syrie afin d’exclure toute possibilité d’autonomie ou de formation d’une autre forme d’État kurde, ce qui pourrait avoir un impact négatif sur la situation en Turquie même (en particulier dans la partie sud-est du Kurdistan turc) ;
3) minimiser l’afflux de réfugiés syriens dans les zones frontalières de la Turquie avec la Syrie et contenir les conséquences négatives de leur présence sur le territoire turc ;
4) modifier l’ethnographie des provinces du nord de la Syrie en remplaçant les Kurdes par une population turque apparentée aux Turkmènes locaux (ou Turkmènes) ;
5) enfin, grâce à sa diplomatie militaire et traditionnelle actives, rehausser le statut de la Turquie dans les affaires régionales et mondiales.
Après que des groupes rebelles syriens soutenus par l’armée américaine ont pu porter un coup majeur à ISIS (une organisation terroriste internationale interdite dans la Fédération de Russie) sur leur territoire et consolider les territoires sous leur contrôle (ou libérés des forces terroristes) en une quasi-entité appelée Rojava en 2015, la Turquie a commencé à s’inquiéter sérieusement de la possibilité d’un État kurde indépendant à sa frontière.
Depuis 2016, la Turquie a mené plusieurs opérations militaires contre les Kurdes dans les provinces du nord de la Syrie (notamment Bouclier de l’Euphrate, Rameau d’olivier, Griffe d’aigle, Source de paix). Le résultat de ces incursions a été l’occupation de facto par l’armée turque de certaines parties des zones frontalières septentrionales de la Syrie, la poussée des Kurdes vers l’intérieur de la Syrie et la formation d’une zone tampon patrouillée par la police militaire turque.
Pour sa part, la question kurde a toujours été une préoccupation commune des quatre pays voisins du Moyen-Orient (à savoir la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie), où se concentrent plusieurs millions de kurdes. En conséquence, la Syrie, tout en comprenant les préoccupations de la Turquie voisine concernant l’indépendance kurde, considère en même temps l’incursion militaire turque dans son territoire septentrional comme une occupation. Damas prône le rétablissement de l’intégrité territoriale.
Ce n’est pas un hasard si nous nous sommes concentrés sur la question kurde dans le conflit syrien, car ce sujet est l’une des questions clés à la table des négociations avec les pays concernés. Il convient de rappeler que ce n’est qu’après le rétablissement des relations russo-turques, exacerbées par la destruction du bombardier russe Su-24 en Syrie par l’armée de l’air turque en novembre 2015, que les services diplomatiques de la Russie, de la Turquie et de l’Iran ont commencé à chercher un lieu pour des discussions directes sur le règlement syrien à la fin de l’année 2016.
En conséquence, en décembre 2016, le Kazakhstan a pris une initiative de consolidation de la paix pour organiser des pourparlers de la sorte sur son territoire à Astana. Naturellement, la médiation d’un État neutre sous la forme de l’accueil d’importantes négociations internationales apporte toujours des bonus au pays hôte, renforce ses atouts politiques au sein de l’ONU et de la diplomatie régionale, et préserve un certain droit non écrit à recevoir des contrats favorables à la suite de l’issue positive du processus de négociation de la part de toutes les parties impliquées.
Ainsi, en janvier 2017, la plateforme de négociations d’Astana entre les autorités officielles syriennes et l’opposition a été lancée avec la participation des pays garants que sont la Russie, l’Iran et la Turquie. Entre janvier 2017 et juin 2023, Astana a accueilli 20 sommets de la Troïka (Russie, Iran et Turquie) avec la participation d’observateurs (Jordanie, Irak et Liban) et de délégations de l’ONU et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). La particularité de la plate-forme d’Astana était qu’il y avait deux voies de négociation qui se déroulaient simultanément : 1) sur la réconciliation syrienne entre les représentants des autorités officielles et de l’opposition à la République arabe syrienne ; 2) sur la normalisation des relations entre la Syrie et la Turquie, avec la médiation de la Russie et de l’Iran.
Le Kazakhstan a toujours fait preuve d’hospitalité, a accueilli des délégations de haut niveau, a adhéré au principe de neutralité, n’a pas interféré dans le processus de négociation et a ainsi contribué à la normalisation de la situation en Syrie. La plate-forme d’Astana pour les pourparlers syriens a également été marqué par le fait que le Kazakhstan a maintenu sa neutralité et l’égalité d’accès à la fois à la partie officielle de Damas et aux représentants de l’opposition syrienne. Après le début de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine, la plate-forme d’Astana, malgré la pression internationale anti-russe exercée par l’Occident (principalement les États-Unis et le Royaume-Uni), est restée pertinente et accessible à tous les participants intéressés.
Naturellement, le département d’État américain et le ministère britannique des Affaires étrangères ont d’abord traité les initiatives diplomatiques russes sur le dossier syrien avec beaucoup de méfiance et de jalousie. Toutefois, les succès remportés par notre armée de l’Air sur le sol syrien dans la répression des forces de divers groupes terroristes internationaux ont créé une réalité différente et forcé l’Occident à reconnaître la plate-forme d’Astana pour le processus de négociation. Au début, des représentants américains ont également participé à ces discussions à Astana, mais les Américains s’en sont ensuite retirés.
Comme on le sait, le processus de négociation n’est pas facile, car il implique des pays et des intérêts différents. Personne ne peut déterminer leurs dates avec une quelconque précision chronologique, car elles peuvent durer des années, voire des décennies. Cependant, il faut reconnaître que, grâce aux initiatives russes et à l’implication iranienne, les parties ont réussi à rapprocher la Turquie et la Syrie, et même à établir une feuille de route pour la réconciliation entre Ankara et Damas. La plate=forme d’Astana s’est efforcée de lever l’isolement total de la Syrie, de faciliter le retour de la Syrie au sein de la Ligue des États arabes (LEA) et de rétablir les relations entre Damas et plusieurs capitales de monarchies arabes (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar et autres).
À cet égard, du moins pour la partie russe, la décision du Kazakhstan de mettre fin à la plateforme d’Astana, exprimée par le vice-ministre kazakh des affaires étrangères Kanat Tumysh immédiatement après la conclusion du 20e sommet sur la Syrie le 21 juin de cette année, était extrêmement inattendue. Selon leurs homologues kazakhs, tous les objectifs du format d’Astana, initialement déclarés en 2017 avant le début du processus de négociation, ont été atteints. Dans le même temps, selon la partie russe (Alexander Lavrentyev, représentant spécial du président russe pour le Moyen-Orient, et Mikhail Bogdanov, vice-ministre russe des Affaires étrangères), le processus de règlement syrien est loin d’être terminé et il reste encore beaucoup à faire (notamment en ce qui concerne la réconciliation interne à la Syrie, le rétablissement des relations syro-turques et d’autres questions).
Le plus étrange dans cette décision kazakhe, c’est qu’elle a surpris tous les participants (ou une partie d’entre eux) au format d’Astana. Le fait est que le texte de la déclaration finale en séance plénière était censé inclure des plans visant à organiser la prochaine 21e réunion au cours du second semestre 2023 à Astana. Toutefois, les négociateurs ont dû retirer la proposition en raison de la position du pays hôte, le Kazakhstan. Qu’est-ce qui a empêché le ministère des Affaires étrangères du Kazakhstan d’informer les partenaires de sa décision au moins quelques jours avant le sommet, au lieu de les prendre par surprise ?
Parmi les raisons de cette décision et du comportement pour le moins peu diplomatique du Kazakhstan, on peut bien sûr noter l’explication ultérieure du ministère des Affaires étrangères de cette république selon laquelle tous les objectifs du processus de négociation ont soi-disant été atteints, ou que la réconciliation syrienne prendra beaucoup de temps, et Astana n’a pas les possibilités techniques, organisationnelles et matérielles d’accueillir régulièrement les participants au format. À supposer que ce soit le cas, pourquoi des négociateurs internationaux de si haut niveau (où la Russie et la Turquie sont les alliés du Kazakhstan) ne daigneraient-ils pas au moins avertir leurs partenaires de cette décision ? Pourtant, le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, est quant à lui un diplomate de carrière expérimenté, détenteur d’un diplôme MGIMO et du rang d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire.
À cet égard, les experts peuvent avancer différentes théories, y compris l’ingérence extérieure et la pression exercée sur le Kazakhstan par les États-Unis, par exemple. Ce n’est pas un hasard si c’est à la toute fin de la réunion que le ministère des Affaires étrangères kazakh a annoncé cette décision. Il est peu probable que M. Tokaïev prenne de telles décisions en quelques minutes, sans consultation et sans analyse approfondie de toutes les conséquences.
Naturellement, le processus de négociation en vue d’un règlement syrien n’est pas terminé et se poursuivra. La plate-forme d’Astana où se sont déroulées ces négociations a été nommé de la sorte uniquement en raison du lieu où elle a été organisée. Les États garants de la Syrie (Russie, Turquie et Iran) chercheront évidemment un nouveau lieu pour des réunions similaires.
Cependant, il faut reconnaître que dans la situation internationale difficile actuelle et la pression anti-russe exercée par l’Occident, où les tentatives d’isoler et de bloquer la participation et les initiatives de la Russie dans divers forums internationaux sont nombreuses, il ne sera pas facile de trouver un lieu similaire à Astana où les autorités syriennes et l’opposition se rencontrent simultanément.
Grâce à l’activité diplomatique de la Russie, il a en effet été possible de rapprocher la Turquie et la Syrie d’une normalisation des relations bilatérales. Comme on le sait, Moscou a déjà organisé plusieurs cycles de discussions au niveau des ministres des Affaires étrangères, des agences de renseignement étrangères et du ministère de la Défense. Ainsi, si Damas et Ankara parviennent à rétablir des relations au niveau des chefs d’Etat, cela aura également un effet dissuasif sur les représentants de l’opposition intransigeante, puisque les autorités officielles de Damas seront reconnues par la quasi-totalité des acteurs clés du processus de négociation. Par conséquent, la réconciliation intra-syrienne pourrait suivre la normalisation des relations entre la Syrie et la Turquie.
Serait-ce cette avancée dans le règlement syrien, surtout après la victoire du président Erdogan aux dernières élections (c’est-à-dire le garant de l’engagement continu de la Turquie avec la Russie et l’Iran sur cette question), qui effraie les véritables commanditaires extérieurs du blocage du site d’Astana du processus de négociation ?
On peut supposer qu’après les élections et le changement de la plupart des membres du gouvernement turc (en particulier la nomination de Hakan Fidan au poste de ministre des Affaires étrangères), Erdogan a décidé de flirter avec les États-Unis et l’Europe. Dans ce contexte, Ankara pourrait hésiter à accélérer le processus de normalisation avec Damas, ce qui créerait une situation gagnant-gagnant pour Moscou au Moyen-Orient et provoquerait une nouvelle colère de Washington. En conséquence, afin de ne pas gâcher directement les relations nécessaires avec la Russie, la Turquie, par l’intermédiaire des États-Unis (ou directement au sein de l’OET), a exercé une influence défavorable similaire sur le Kazakhstan pour mettre fin au format d’Astana et retarder le processus de négociation, et donc le temps nécessaire pour parvenir à une normalisation avec la Syrie. Les Turcs comprennent aussi bien que nous que, dans la situation actuelle, il ne sera pas facile pour Moscou de trouver rapidement un remplaçant à Astana (cela prendra du temps, et celui qui acceptera pourrait devenir la cible d’une influence extérieure délibérée).
Le président Tokaïev est un homme politique très prudent, même s’il peut souvent faire preuve d’actes plus affirmés. Nous avons pu le constater à de nombreuses reprises, par exemple en janvier 2022, à l’occasion des troubles au Kazakhstan et de leur rapide répression, Tokaïev ayant demandé l’aide de la Russie et de l’OTSC ; en juin de la même année 2022, lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, Tokaïev, en présence du président russe V. V. Poutine, a publiquement refusé de reconnaître l’indépendance de la DNR et de la LNR sur la base de l’inviolabilité du principe international de l’intégrité territoriale des États ; Tokaïev renforce ensuite le vecteur de l’alliance avec la Turquie dans le cadre de l’Organisation des États turciques (OET) et commence à augmenter les livraisons par pétroliers de pétrole contournant la Russie via l’Azerbaïdjan vers la Turquie et l’Europe ; le Kazakhstan est contraint de déclarer le strict respect du régime de sanctions contre la Russie et la nécessité de réduire le transit parallèle ; et maintenant, l’abandon progressif du format d’Astana sur la Syrie, où la Russie est l’un des principaux partenaires de l’Union européenne, est en cours. Cette cohérence dans la politique officielle d’Astana sur le volet russe est-elle un accident ou y a-t-il des justifications techniques ? Elles sont devenues trop répétitives pour être paraître accidentelles.
Néanmoins, la Russie espère maintenir et développer des relations amicales avec le Kazakhstan (membre de l’OTSC et de l’UEEA), où le modèle historique de notre union sera préservé.
Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook ».