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Prigojine : Le « candidat mandchou » de Washington dans les coulisses du pouvoir russe

Phil Butler, 27 juin 2023

Prigojine : Le « candidat mandchou » de Washington dans les coulisses du pouvoir russe

Qui sait pourquoi le chef de la SMP Wagner, Evgueni Prigojine, a fait volte-face l’autre jour ? Prigojine, dont la grande gueule s’ouvrait de plus en plus à chaque petite victoire de ses combattants émérites, a trahi ses concitoyens, son président et des centaines de milliers de militaires russes risquant leur vie en Ukraine. Le passé récent et l’actuel cycle d’actualités des journées entourant ce que Vladimir Poutine a traité « de mutinerie armée » nous donnent des indices sur les motivations de Prigojine.

24 juin, il est 10 heures à Moscou quand le président Vladimir Poutine s’adresse à la nation pour informer les gens sur ce qu’il nomme « un coup de couteau dans le dos de notre pays et de notre peuple » par le chef de l’organisation SMP Wagner, Evgueni Prigojine, un homme que l’Occident appelait auparavant le « Cuisinier de Poutine ». Pour ceux qui ne sont pas au courant, Prigojine avait décidé de faire marcher ses forces sur Moscou pour renverser le sommet de l’armée et le gouvernement. Après avoir remporté une victoire décisive contre les forces armées ukrainiennes, cet « aspirant » évinceur de Poutine a cherché à profiter d’une vague de popularité pour se hisser au sommet. Mais s’agissait-il d’une rébellion dont il était l’auteur ou de l’exécution d’un plan extérieur ?  Une procédure pénale a immédiatement été ouverte contre lui, mais un accord de dernière minute négocié par le dirigeant biélorusse Alexandre Loukachenko a renvoyé les forces de Wagner dans leurs camps. Néanmoins, le mal est fait.

Prigojine partira en exil en Biélorussie dans le cadre d’un accord approuvé par Poutine. Les effets de la trahison doivent encore être évalués, mais la nature sans précédent du forfait de Prigojine suggère des facteurs invisibles. Or, le cycle de l’actualité géopolitique peut être très révélateur. Vous pouvez comprendre pourquoi cette mutinerie s’est produite en lisant la chronologie dans la version anglaise de The Economic Times. Mais ce n’est pas la seule preuve accablante que Prigojine est plus qu’un bouffon bien placé d’un allié de Poutine. Après tout, qu’est-ce qui serait plus précieux pour Washington et la CIA qu’une taupe profondément infiltrée, un candidat mandchou russe ? J’y reviendrai plus en détail dans un instant.

En ce qui concerne le cycle de l’actualité et le moment choisi par Prigojine, à peu près au même moment, la dernière version de Raspoutine en Russie a sorti son horrible tête chauve pour prendre le contrôle du quartier général de la Force aérienne russe à Rostov-sur-le-Don. Subhrakant Panda, président de la FICCI, a déclaré à propos de la visite d’État du Premier ministre Narendra Modi aux États-Unis :

« La visite historique du Premier ministre Modi aux États-Unis a été très fructueuse et a donné lieu à plusieurs résultats substantiels concernant les acquisitions de semi-conducteurs pour la défense, l’accès à des technologies essentielles, l’accord Artemis pour la coopération spatiale et la résolution de six différends commerciaux en suspens. Je suis convaincu qu’il s’agit du début d’un nouveau chapitre dans les relations bilatérales, avec une confiance mutuelle et une convergence de vues sur les questions stratégiques ».

Il a déclaré que les États-Unis, l’Inde et le monde entier bénéficieraient d’un avenir fondé sur « l’intelligence artificielle en Amérique et en Inde ». À peu près au même moment, le ministère russe des Affaires étrangères a déclaré dans un communiqué qu’il mettait en garde les pays occidentaux contre l’utilisation de la mutinerie du groupe de mercenaires Wagner « pour atteindre leurs objectifs russophobes ». Modi est aux États-Unis, l’Amérique est stupéfaite à l’idée que les BRICS se débarrassent du dollar, et tout à coup, une personnalité russe critique fait un geste insensé qui ne peut que nuire à son pays. Le défilé des mercenaires d’Evgueni Prigojine vers Moscou n’est jamais allé bien loin, mais il n’en avait probablement pas l’intention. Par pour l’instant en tout cas. La mission, si l’on peut dire, a été accomplie. La Russie, sur le plan géopolitique et interne, a reculé de quelques pas juste avant l’effondrement final des forces armées ukrainiennes.

Quelqu’un qui lit ces lignes sent-il cette odeur familière de rat ? Ce n’est pas une coïncidence si le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, s’était rendu à New Delhi avant la visite de Modi à la Maison Blanche. Quelques jours avant le soulèvement de la SMP Wagner, Sullivan avait pris part à un sommet sur la paix organisé en toute discrétion par Zelensky au Danemark. Les invités étaient des hauts responsables de la sécurité des États-Unis, de l’Union européenne et d’autres pays qui ont soutenu l’Ukraine depuis que la Russie avait lancé son opération militaire spéciale. L’Ukraine est en train de perdre, et de perdre gravement, alors que sa contre-offensive tant vantée s’essouffle. Des milliers de blessés supplémentaires encombrent désormais les hôpitaux ukrainiens, tandis que Zelensky lance ses derniers réservistes et mercenaires contre les défenses russes inexpugnables. Les Etats-Unis et leurs alliés européens ont absolument besoin d’un levier pour l’accord de paix imminent. Ainsi, au lieu d’envoyer plusieurs dizaines de milliards supplémentaires à Kiev dans un effort désespéré, Washington a eu une meilleure idée.

Acheter un oligarque impitoyable, à grande gueule, qui n’a aucune loyauté. J’ai besoin de connaître l’envers du décor pour déterminer comment Sullivan (ou George Soros) a communiqué l’offre à Evgueni Prigojine. Reste que le fait qu’il se soit vendu reste la seule explication logique de cette mutinerie. L’équipe Biden avait besoin d’une victoire, et une révolte en Russie au moment même où l’Inde et les autres BRICS sont prêts à dire adieu à l’hégémonie américaine est à des années-lumière de la coïncidence. Aujourd’hui, le mutin se rend à Minsk pour toucher une récompense impie et attendre sa prochaine occasion. Les Russes sont à un pas de moins de la victoire dans l’établissement d’un monde multipolaire. C’est du moins ce que je pense. Ce n’est pas la première fois que le nom de Prigojine et l’une de ses opérations posent de gros problèmes à Vladimir Poutine et à la Russie.

En 2016, le New York Times a obtenu un scoop sur une présumée ferme à trolls que les Russes auraient utilisée pour influencer, entre autres, l’élection présidentielle américaine. L’Internet Research Agency, détenue et dirigée par l’entourage de Prigojine, aurait fait travailler des centaines d’opérateurs de médias sociaux sur des claviers afin d’anéantir les chances d’Hillary Clinton de devenir présidente. « L’Agence » était au centre de tout le fiasco du Russiagate, jetant une ombre noire sur l’administration Trump. J’ai écrit un livre à succès intitulé Les Prétoriens de Poutine, qui réfute l’idée que les internautes russes étaient ou sont suffisamment sophistiqués pour mettre en œuvre un plan de trolls intégré. Si Poutine disposait d’une telle agence, des gens comme moi, Pepe Escobar, Charles Bausman, fondateur de Russia Insider, et Peter Lavelle, de RTTV, auraient des tweets qui résonneraient de manière tonitruante sur les médias sociaux. S’il existait une « armée de trolls » viable, cette liste de trolls russes compilée par Vox nous aurait tous suivis. À ma connaissance, aucun d’entre eux n’a jamais figuré sur ma liste de followers. Vous voyez ce que je veux dire. À un moment donné, j’étais censé être le meilleur troll de Poutine au monde, alors comment se fait-il que chacun de mes tweets n’ait pas été amplifié par 500 000 RT ?

Et si « l’Agence » était une construction créée pour une sorte de candidat mandchou de Saint-Pétersbourg ? Je n’ai jamais envisagé que Prigojine puisse être une taupe profonde avec des intentions et des idéaux comme ceux des oligarques que Poutine avait exilés avant qu’ils ne vendent le patrimoine russe. S’il s’agit vraiment d’une taupe aussi profonde de Washington, je dois dire que la démarche était brillante. Cela est vrai même si l’utilisation finale d’un tel agent est un acte de désespoir plutôt qu’une action réelle visant à prendre le contrôle de la Russie. Rappelons qu’en février, Prigojine a finalement déclaré qu’il avait financé l’IRA et contribué à son fonctionnement.

 « Je n’ai jamais été le simple financeur de l’Internet Research Agency. Je l’ai inventée, je l’ai créée et je l’ai gérée pendant longtemps ».

Prigojine avait déjà admis l’ingérence de la Russie dans les élections américaines quelques mois auparavant. La question est de savoir pourquoi il ferait cela. Si je me souviens bien, j’ai travaillé un jour avec des associés de Prigojine, qui ont créé l’un des sites d’information les plus stupides de la planète Terre. En 2018, Prigojine a lancé le projet « USA Really. Wake Up Americans ! » On m’a demandé d’écrire pour cette publication, ce que j’ai fait jusqu’à ce que je me rende compte que quelque chose ne tournait pas rond dans ce projet. À un moment donné, j’ai été interviewé par le Daily Beast à propos du projet, et je leur ai assuré que le trafic du site et d’autres caractéristiques ne pouvaient pas influencer quoi que ce soit, et encore moins une élection présidentielle.

De mon point de vue, ce site n’était qu’un leurre destiné à attirer l’attention du Trésor américain, du F.B.I. et de tous ceux qui voulaient établir un lien entre Donald Trump et les Russes. À l’époque, j’étais l’un des russophiles les plus influents qui cherchaient à modérer la folie au sujet de la Russie. Jusqu’à présent, je comprenais pourquoi mon nom avait été tiré du chapeau pour jouer un rôle dans un site web ridiculement inutile. Nous assistons donc à nouveau à une opération lancée par Prigojine, qui n’a pu que profiter à l’État profond américain, à Hillary Clinton et aux mêmes élites qui tentent de se débarrasser de Poutine et de découper la Russie. Intéressant, n’est-ce pas ? L’un des oligarques russes les plus proches de Vladimir Poutine pourrait être préparé à devenir un dictateur fantoche manipulé par l’Occident. Qu’est-ce qui est le plus logique ?

Poutine et la Russie se reprendront et gagneront finalement en Ukraine et dans la quête d’un rôle dans un système mondial multipolaire. La Russie n’a pas d’autre choix que de réussir. L’hégémonie a toutefois gagné une monnaie d’échange dans la partition éventuelle de l’Ukraine et dans le jeu d’échecs contre les BRICS. Ce que Vladimir Poutine fera ensuite sera déterminant. Ma seule question est : « Comment se fait-il qu’Evgueni Prigojine respire encore ? » Je suppose qu’il va maintenant rejoindre le mafioso de Yukos Oil, Mikhail Khodorkovsky, Bill Browder et toute une série d’opportunistes désireux de dépecer la Russie. Ironiquement, Khodorkovsky a immédiatement exhorté tous les Russes à soutenir l’insurrection du PMC de Wagner. J’ai l’impression que Vladimir Poutine et les élites russes qui tentent de sauver leur pays ont tout un monde souterrain peuplé de taupes de Washington (Londres, Bruxelles et Berlin) qui n’attendent que le coup de téléphone avec les mots de code secrets pour les activer. Il est dommage qu’ils aient, comme d’habitude, sous-estimé la camaraderie et le caractère du soldat russe.

Lorsque j’ai présenté ma théorie à mon vieil ami Stanislav Stankevich, l’ancien colonel Spetsnaz (Forces spéciales, Alpha Team) , il a hoché la tête et m’a ensuite donné un aperçu de la façon dont les Russes de tous horizons ressentent cette trahison. Plus important encore, il m’a donné son point de vue, qui est sans aucun doute celui de la quasi-totalité des soldats et des citoyens ordinaires de Russie. Voici ce que m’a dit ce soldat très respecté. Je vous prie de bien vouloir m’excuser pour la longueur.

« Une équipe militaire est une équipe particulière. Le chef d’équipe est le roi, Dieu, et le père de tout le monde. Le père de la SMP Wagner n’est pas Poutine, mais Prigojine. Il a créé l’équipe, l’a nourrie de la gloire des victoires, a protégé et développé ses idées, puis a envoyé l’équipe à Moscou pour ces idées ».

Stanislav (Stas) a expliqué comment les soldats de Wagner s’étaient retrouvés dans une situation particulière où leur commandant avait eu des idées sur la manière de réaliser ces idées développées. Il affirme que même si les soldats n’étaient pas d’accord avec la marche vers Moscou, ils étaient obligés de suivre les ordres. L’opérateur spécial Spetsnaz a souligné que Prigojine n’avait pas critiqué directement Vladimir Poutine, mais avait plutôt blâmé les dirigeants choisis par Poutine pour le ministère de la Défense. Ensuite, dit-il, cette « idée » est devenue une solution réalisable non seulement pour les combattants de Wagner, mais aussi pour une partie de la population russe.

Le colonel Stankevich insiste cependant sur le fait que presque personne n’a soutenu Prigojine dans son raid sur Moscou. Il précise que cela a surpris Prigojine. Dès le lendemain de la tentative de soulèvement, « son autorité a chuté dans tout le pays et dans l’équipe Wagner ». Stankevich a également établi des parallèles entre la situation actuelle et la Révolution d’octobre pendant la Première Guerre mondiale, lorsque des agents allemands ont déstabilisé le pays.  Stas a continué en me rappelant que tous les soldats qui défendent leur patrie sont des héros. Il m’a ensuite laissé une citation mémorable que je partage avec vous ci-dessous.

« Avant-hier, je respectais et j’appréciais Prigojine. Hier, je lui aurais mis une balle entre les deux yeux sans hésitation. A cause de ses ambitions, il a trahi ses hommes et son pays. Il a mis en danger nos proches et tout ce pour quoi nous combattons et vivons. Personne ne l’excusera pour cela. Vivre avec une telle charge est également une lourde punition ». 

Alexander Khodakovsky, l’un des militaires russes les plus respectés, chef adjoint de la direction principale de la Garde nationale russe dans la région de Donetsk, a donné son point de vue sur la situation via sa chaîne Telegram. Voici une partie de cette publication :

« Notre pays ne sera plus comme avant. La colonne wagnérienne ne se déplaçait pas sur l’asphalte, mais dans le cœur des gens, coupant la société en deux. Nous avons prié Dieu pour que l’ennemi ne profite pas de la situation et ne jette pas toutes les ressources dans la bataille : il n’y aurait eu presque aucune chance. Ce n’est déjà pas facile pour nous, mais hier, tout n’a tenu qu’à un fil ». 

Il a également déclaré que des dizaines de millions de Russes ne pourront plus jamais regarder les gens qui ont acclamé Wagner après que le groupe avait abattu des hélicoptères de la Force aérienne russe, tuant leurs propres camarades. Une preuve supplémentaire, en quelque sorte, que Evgueni Prigojine, l’ancien voleur, cambrioleur, condamné et menteur de tous les instants, a été mis en place pour une mission telle que celle décrite par Khodakovsky, à savoir trancher le cœur de la Russie.

Cette analyse / opinion aurait semblé incroyable en 2014, mais aujourd’hui je pense avoir mis le doigt sur le thème central de toute cette russophobie. Dites-moi ce que vous en pensez. Evgueni Prigojine s’est-il vu promettre une couronne Romanov pour sa déloyauté et ses subterfuges ?

 

Phil Butler est enquêteur et analyste politique, politologue et expert de l’Europe de l’Est. Il est l’auteur du récent best-seller Les Prétoriens de Poutine et d’autres ouvrages. Il écrit exclusivement pour le webzine  “New Eastern Outlook”.

 

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