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SIPRI Yearbook 2025 – Armes nucléaires & sécurité mondiale : Un bilan analytique d’intelligence

Ricardo Martins, 19 juin 2025

Une dangereuse nouvelle course aux armements nucléaires est en accélération, sur fond de l’effondrement des régimes de contrôle des armements, d’une montée des tensions géopolitiques et d’innovations technologiques déstabilisantes. Face aux guerres récentes, la nécessité d’un impératif multilatéral de retenue n’a jamais été aussi urgente.

SIPRI Yearbook 2025

Le rapport demeure notablement silencieux sur la présence d’armes nucléaires américaines dans cinq pays européens membres de l’OTAN, pourtant officiellement « non-nucléaires ».

L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) vient de publier son Yearbook 2025, offrant une évaluation détaillée, fondée sur les données, des armements mondiaux, des efforts de désarmement et des dynamiques de sécurité internationale.

  1. Alerte stratégique : une nouvelle course nucléaire
  2. une compétition nucléaire renouvelée, ignorée par des contrôles obsolètes, amplifiée par une technologie en rupture et une diplomatie en panne

Le constat central de SIPRI est sans équivoque : une nouvelle course aux armements nucléaires se profile alors que les régimes multilatéraux s’effondrent. Le total mondial atteint 12 241 ogives au 1ᵉʳ janvier 2025 — un chiffre légèrement en baisse, masquant toutefois une inflexion des stratégies nucléaires.

  1. Stockage opérationnel et posture à haut niveau d’alerte

Sur ce total, environ 9 614 ogives sont déployées pour un usage militaire, dont 2 100 en état d’alerte élevé, principalement en Russie et aux États‑Unis. Notamment, SIPRI évoque la possibilité pour la Chine de maintenir des ogives en alerte, même en temps de paix, signe d’une posture doctrinale plus affirmée.

  1. Russie et États‑Unis : modernisation à risque d’expansion

Malgré des stocks relativement stables (environ 5 459 ogives pour la Russie et 5 177 pour les États‑Unis), les deux pays poursuivent des programmes intensifs de modernisation. Avec l’échéance du traité New START en février 2026, sans successeur en vue, les analystes estiment qu’un déploiement incontrôlé est très plausible, avec des risques notamment liés au réarmement de silos russes et à l’intégration d’armes non-stratégiques américaines ciblant la Chine.

  1. Chine : la croissance la plus rapide

L’arsenal nucléaire chinois connaît la croissance la plus rapide, avec environ 600 ogives début 2025 (+100 par an depuis 2023). La construction de près de 350 silos d’ICBM laisse entrevoir une parité potentielle avec les États‑Unis ou la Russie d’ici la fin de la décennie, avec des projections allant jusqu’à 1 000 ogives en 2030, voire 1 500 en 2035.

  1. Autres puissances nucléaires : modernisation progressive
  • Royaume-Uni : plafond porté jusqu’à 260 ogives, flotte de SNLE modernisée.
  • France : mise à jour des SNLE de 3ᵉ génération et des missiles de croisière.
  • Inde/Pakistan : renforcement des arsenaux et des vecteurs ; l’Inde développe des missiles nucléaires en conteneurs, le Pakistan poursuit l’accumulation de matières fissiles.
  • Corée du Nord : environ 50 ogives, matériaux pour 40 de plus et développement de capacités nucléaires tactiques.
  • Israël : modernisation discrète incluse dans les essais à Dimona.
  1. Recul du désarmement

Depuis la fin de la guerre froide, les programmes de démantèlement américano-russes freinaient la course aux armements. SIPRI signale désormais un renversement, la modernisation soutenant l’expansion. Comme le note Dan Smith, directeur du SIPRI :

« Le contrôle des armes nucléaires entre la Russie et les États‑Unis est en crise depuis plusieurs années et n’existe presque plus. »
Sans New START, sans renouvellement, et avec les exigences américaines visant à inclure la Chine, le dialogue est au point mort.

  1. Technologies & instabilité

La compétition nucléaire moderne ne se limite pas aux chiffres : IA, cyberopérations, systèmes spatiaux, défense antimissile et technologies quantiques sont identifiés par SIPRI comme sources de déstabilisation, en multipliant les risques d’accidents ou d’escalades involontaires.

  1. Prolifération & partage nucléaire

SIPRI note des signes de recrudescence d’un « partage nucléaire » parmi les alliés : renforcement de la présence nucléaire en Biélorussie, discussions autour de bases OTAN en Europe pour accueillir des armes américaines, proposition de Macron pour une « dimension européenne de la dissuasion ». Ces initiatives, loin de renforcer la sécurité, soulèvent d’importantes questions stratégiques.

  1. Contexte géopolitique global

Le Yearbook inscrit ces développements dans un contexte stratégique fragmenté : guerre en Ukraine, conflit Israël‑Iran, et incertitude politique post-électorale aux États‑Unis (Donald Trump). Ces crises imbriquées sapent la confiance envers les architectures de sécurité traditionnelles.

Un angle mort du rapport du SIPRI

Si l’analyse du SIPRI offre une vue d’ensemble approfondie des dynamiques nucléaires mondiales, elle omet toutefois un élément crucial du paysage stratégique actuel : le déploiement avancé d’armes nucléaires américaines en Europe, dans le cadre des accords de partage nucléaire de l’OTAN.

En 2025, on estime que les États-Unis stockent environ 100 bombes nucléaires B61 sur des bases aériennes situées en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie et en Turquie.

Ces armes tactiques, stationnées sur le sol européen mais sous contrôle exclusif américain, sont destinées à être utilisées potentiellement par des avions à double capacité (conventionnelle et nucléaire) opérés par les pays hôtes, en coordination avec le commandement de l’OTAN.

La présence de ces armes demeure un sujet hautement polémique—tant dans les débats politiques internes aux pays hôtes que dans les discussions stratégiques plus larges—surtout à mesure que les tensions avec la Russie s’intensifient et que l’opinion publique européenne devient de plus en plus sceptique à l’égard de la posture nucléaire.

De manière non démocratique, aucun de ces pays n’a soumis la décision d’accueillir des armes nucléaires à un vote parlementaire ou à un référendum populaire. Ces décisions ont généralement été prises au niveau exécutif, dans le cadre de la planification militaire de l’OTAN durant la guerre froide, puis reconduites via des procédures confidentielles ou peu transparentes. À ce jour, les citoyens de ces pays n’ont jamais été consultés sur cette question.

Par ailleurs, ce déploiement continu soulève des questions juridiques et éthiques importantes au regard du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui interdit aux puissances nucléaires de transférer des armes à des États non dotés de l’arme nucléaire. Les implications stratégiques de ces déploiements—combinées aux appels de certains membres de l’OTAN en faveur d’une extension du partage nucléaire—mettent en lumière la fragilité de l’équilibre dissuasif actuel et l’urgence de relancer un dialogue de contrôle des armements qui prenne en compte les pratiques nucléaires de l’OTAN.

Guerre Israël–Iran : le nouveau point d’éclair

À la lumière de la guerre totale en cours entre Israël et l’Iran—déclenchée par des frappes préventives non autorisées d’Israël sur le territoire iranien—le risque d’une escalade nucléaire n’est plus théorique, mais devient dangereusement plausible.

Face aux représailles continues de l’Iran, à l’aggravation des pertes humaines et à la mise sous pression d’installations militaires israéliennes clés, Israël pourrait percevoir une menace existentielle, en particulier si l’Iran bénéficie d’un soutien explicite d’alliés stratégiques tels que la Russie, la Chine ou le Pakistan.

Dans un tel scénario, les décideurs israéliens pourraient envisager une frappe nucléaire tactique ou démonstrative, soit pour neutraliser les capacités iraniennes, soit pour contraindre Téhéran à capituler.

Conclusions & implications stratégiques

  1. Fin d’une ère de réduction nucléaire : retour de la modernisation et de la course aux armements.
  2. Principal acteurs (États‑Unis, Russie, Chine) intensifient leurs arsenaux, fragilisant la stabilité stratégique.
  3. Crise des régimes de désarmement multilatéraux : New START expiré, successeur absent, aucun élargissement.
  4. Nouveaux risques liés aux technologies émergentes.
  5. Partage nucléaire OTAN & armes américaines en Europe : facteur de fragilisation et de tensions.
  6. Conflit Israël–Iran : menace immédiate nécessitant une nouvelle doctrine de dissuasion.
  7. Instabilité croissante dans les régions de crise au Moyen-Orient et en Asie du Sud.

Recommandations pour décideurs :

  • Agir diplomatiquement sans délai pour éviter une crise nucléaire régionale (notamment Moyen-Orient).
  • Réévaluer la logique stratégique & coûts politiques du déploiement nucléaire américain en Europe.
  • Relancer le désarmement au-delà du cadre bilatéral, incluant la Chine et acteurs régionaux.
  • Mettre en place des mécanismes multilatéraux de régulation des technologies nucléaires émergentes.
  • Considérer la guerre Israël‑Iran comme signal d’alarme pour construire des protocoles de gestion de crise nucléaire.
  • L’urgence est réelle : des normes multilatérales adaptées sont indispensables pour éviter une dérive potentiellement catastrophique.

Le SIPRI Yearbook 2025 dessine un décor alarmant : une compétition nucléaire renouvelée, ignorée par des contrôles obsolètes, amplifiée par une technologie en rupture et une diplomatie en panne. Face à cela, le statu quo menace de déboucher sur le pire scénario imaginable.

 

Ricardo Martins – Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique

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