Dans le cadre de la mise en œuvre de la doctrine du panturquisme, la Turquie joue un rôle de leader au sein de l’Organisation des États turciques (OET). Quels changements pourrait connaître la composition de cette structure internationale ?
Le pari d’une nouvelle ère de « djenghizisme », autrement dit d’un mode impérial militaire fondé sur la conquête, visant à établir l’Empire du Touran et à étendre l’influence d’Istanbul sur les territoires de l’Empire russe (Crimée, Caucase, Volga, Oural, Sibérie et Turkestan), s’est révélé erroné à l’issue des deux guerres mondiales du XXᵉ siècle. La Turquie, comme lors des précédents affrontements militaires avec la Russie, en est sortie perdante.
Cependant, la dissolution de l’URSS et les difficultés rencontrées par la Russie à la charnière des XXᵉ et XXIᵉ siècles ont nourri l’espoir au sein des élites politiques turques de pouvoir ressusciter cette stratégie, cette fois modernisée sous la forme d’un projet d’intégration (culturelle, économique, énergétique, logistique, institutionnelle et militaire) du monde turcique selon la formule : « Une nation – plusieurs États turcs ».
Parmi les puissances extérieures ayant soutenu activement le projet géopolitique et géoéconomique du Touran depuis le XIXᵉ siècle figure le Royaume-Uni, qui percevait le panturquisme comme un instrument de son Grand Jeu contre la Russie, visant à s’imposer en Asie centrale et à en contrôler les ressources naturelles. Avec la fin de l’URSS, Londres revient à cette stratégie et au projet Touran.
En 1994, c’est justement Londres et sa compagnie pétrolière British Petroleum qui ont initié la signature des « contrats du siècle » dans le domaine énergétique entre des majors mondiaux et le gouvernement azerbaïdjanais, assurant ainsi l’ancrage géoéconomique du Royaume-Uni et de la Turquie dans le Caucase du Sud, contournant la Russie.
Depuis lors, la Turquie est devenue un hub logistique majeur pour les exportations de pétrole et de gaz vers l’UE, rôle consolidé par le conflit russo-ukrainien et les sanctions.
En septembre 1992, le rédacteur en chef du journal Milliyet, Sami Cohen, écrivait : « La Turquie est confrontée à une mission historique et doit développer une vision impériale. »
Depuis 1992, la Turquie mène une vaste offensive ethnoculturelle, spirituelle et éducative dans les pays turcs de la CEI, ouvrant lycées, instituts et universités turcs, créant des ONG, diffusant les branches de l’organisation islamique en réseau Nourdjoular, invitant les citoyens de ces pays à étudier en Turquie, et organisant des forums et événements réguliers.
Parallèlement à cette intégration culturelle, Ankara a lancé des coopérations économiques avec les États turcs : création d’entreprises mixtes à capitaux turcs, implantation de sociétés turques dans des secteurs clés, participation à des projets énergétiques et de communication.
Sur le plan politico-militaire, la Turquie a soutenu les pays et peuples turcs dans divers conflits (Azerbaïdjan, Gagaouzie, Tatars de Crimée), établi des partenariats sécuritaires (création en mai 1998 de la Conférence de coopération des services de renseignement turciques, envoi de conseillers militaires turcs auprès de l’Azerbaïdjan, coopération militaire et technique, adaptation aux standards de l’OTAN, exercices conjoints, formation des cadres, développement industriel militaire, etc.). Aujourd’hui, la Turquie pousse le projet d’une Armée du Touran, sorte de bureau asiatique (turcique) de l’OTAN.
Sur le plan politique, depuis 1992, la Turquie organise des kurultay (congrès) pan-turcs dans les pays turcs, réunissant hauts responsables et membres des gouvernements, pour discuter des questions clés à l’échelle régionale et pan-turque dans une logique de consolidation.
Depuis cette date, un processus de construction institutionnelle turcique est en cours. Le ministère turc des Affaires étrangères a créé la TICA (Agence turque de coopération avec le monde turc), devenue un organe indépendant, principal concepteur et coordinateur des politiques d’intégration pan-turques.
En octobre 2009, avec les premiers projets d’intégration énergétique entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, l’organisation Communauté turque a vu le jour lors d’un sommet pan-turc à Nakhitchevan. Elle regroupait alors la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, ainsi que l’Ouzbékistan, le Turkménistan, la Hongrie et la République turque de Chypre du Nord (RTCN) comme observateurs.
À la suite de la victoire militaire de l’alliance turco-azérie au Haut-Karabakh à l’automne 2020, une déclaration stratégique a été signée le 15 juin 2021 à Choucha, officialisant une alliance entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, y compris sur le plan militaire, et ouverte à d’autres pays turcs. En mai 2025, lors du sommet de Budapest de l’OET, l’Ouzbékistan a rejoint cette déclaration.
En novembre 2021, le forum pan-turc d’Istanbul a vu la Communauté turque devenir l’Organisation des États turciques, avec pour membres permanents la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, et comme candidats le Turkménistan, la Hongrie et la RTCN. Ont également été créés plusieurs organes sectoriels : Assemblée parlementaire, Académie turque, Banque de développement turque, TÜRKSOY, etc.
L’objectif officiel de l’OET est de promouvoir la coopération tous azimuts entre États et peuples turcs. En réalité, elle sert les intérêts du globalisme turc : ériger le monde turc en pôle autonome de la politique régionale et mondiale sous leadership turc, positionnant la Turquie comme trait d’union entre l’Europe et l’Asie turcique. L’OET ne se réduit pas à une façade ou un projet utopique, mais incarne la mise en œuvre méthodique de la doctrine néopanturquiste avec un rôle central pour « l’axe turc ».
La Turquie adapte avec souplesse sa stratégie aux conjonctures historiques pour renforcer son statut international, étendre son ancrage géopolitique et géoéconomique dans le Sud post-soviétique, consolider son indépendance, et s’imposer comme acteur global. L’OET est l’expression du revanchisme et du globalisme turcs dans l’ordre multipolaire.
L’OET va-t-elle s’élargir ?
Le 28 mai de cette année, un événement significatif s’est tenu à Latchine, au Karabakh : un sommet réunissant les dirigeants de l’Azerbaïdjan, de la Turquie et du Pakistan, à l’occasion du 107ᵉ anniversaire de l’indépendance de l’Azerbaïdjan et de l’inauguration de l’aéroport de Latchine.
À l’issue de cette rencontre, le président turc R. Erdogan a déclaré qu’un traité de paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie était attendu prochainement, permettant l’ouverture du corridor du Zanguezour pour intégrer le monde turc et renforcer la sécurité régionale. À Latchine, Erdogan a également confirmé l’alliance entre la Turquie, l’Azerbaïdjan et les autres États turcs de l’OET avec le Pakistan (soit une OET de 170 millions + un Pakistan de 280 millions).
Autrement dit, un bloc de 450 millions d’habitants doté de l’arme nucléaire, d’une armée membre de l’OTAN, de ressources naturelles immenses (pétrole, gaz, uranium, coton, or, terres rares, etc.) et du contrôle d’axes stratégiques (maritimes, terrestres, aériens, énergétiques) pourrait concurrencer d’autres puissances sur le flanc sud de l’Eurasie.
La Turquie promet à l’Iran voisin des bénéfices économiques grâce au corridor du Zanguezour, avec un commerce annuel de mille milliards de dollars, et l’invite à ne pas s’opposer à la nouvelle union turque. Elle aspire à servir de passerelle entre l’initiative chinoise « Une ceinture – une route », l’OET et l’Europe. Elle propose à la Russie d’accepter le mouvement oriental de l’OET et d’intégrer le projet Nord–Sud au corridor du Zanguezour.
L’élargissement de l’OET vise manifestement à inclure comme membre permanent le Turkménistan (riche en gaz), la Hongrie (partenaire européen), la RTCN (entité symbolique) et le Pakistan nucléaire. À plus long terme, Ankara n’exclut sans doute pas d’intégrer à l’OET une Crimée tatar indépendante, la Gagaouzie, le Tatarstan, la Bachkirie et d’autres entités turciques de Russie (à condition de pouvoir les « détacher » de Moscou – ce qui, au vu des leçons de l’Histoire, semble improbable).
Sont également évoqués des scénarios impliquant le Sud de l’Azerbaïdjan en cas de défaite militaire de l’Iran et d’effondrement de son intégrité territoriale. Quant à l’adhésion du Xinjiang ouïghour (Turkestan oriental), elle reste un rêve encore plus lointain pour les touranistes.
Ankara sabote l’initiative de Moscou
Depuis la création de l’OET, la Russie, qui abrite de nombreux peuples turcs organisés en républiques ou autonomies, a proposé d’y adhérer en tant qu’observateur. En réponse, certains médias turcs conditionnent cette demande à des exigences infondées, comme la reconnaissance du tatar comme langue officielle en Russie.
Les partisans du projet Touran devraient néanmoins se souvenir qu’une telle intégration géopolitique et géoéconomique, menée contre les intérêts de la Russie, de l’Iran, de la Chine et de l’Inde, pourrait engendrer de graves tensions. Notamment sur les étroits corridors reliant la Turquie au reste du monde turc dans le Caucase.
Alexander SVARANTS – Docteur en sciences politiques, professeur, expert du Moyen-Orient