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Erdogan entre les États-Unis et l’Europe choisit… lui-même

Alexandr Svaranc, 05 avril 2025

Les transformations géopolitiques sur la scène internationale et la crise politique intérieure en Turquie ont créé une situation complexe pour la diplomatie turque. Cependant, Recep Tayyip Erdogan a acquis une expérience considérable dans l’art de naviguer entre différents centres de pouvoir sans compromettre ses propres intérêts. Comment agira-t-il cette fois-ci ? Nous verrons bien.

Le Moyen-Orient et l’Europe : impossible de faire sans la Turquie

Les dynamiques actuelles au Moyen-Orient et en Europe influencent la situation en Turquie et joueront un rôle dans la définition de la place et du rôle d’Ankara dans l’architecture sécuritaire régionale à venir.
Ankara tente d’asseoir son rôle de leader au Moyen-Orient

Recep Tayyip Erdogan a déjà réussi à détériorer ses relations avec Israël à deux reprises. Il ne les a pas totalement rompues, Ankara maintenant certains liens commerciaux avec l’État hébreu : depuis 2018, le transit du pétrole azerbaïdjanais vers Israël passe par la Turquie. Mais le succès manifeste de la diplomatie turque en Syrie en décembre 2024, ayant conduit à l’installation d’un régime pro-turc à Damas, a galvanisé Ankara. Avec la nouvelle Syrie, la Turquie trouve un allié militaire, politique et économique fiable. Ankara tente, par le biais d’un gouvernement sous son contrôle, de neutraliser les aspirations kurdes à l’indépendance près de ses frontières, d’obtenir un contrôle sur les ressources pétrolières et les infrastructures de transport syriennes, de sécuriser des contrats lucratifs pour la reconstruction du pays, d’acheminer le gaz qatari à travers la Syrie vers la Turquie et, enfin, d’asseoir son rôle de leader au Moyen-Orient.

En Syrie, les intérêts de la Turquie et d’Israël s’affrontent. Tel-Aviv, soutenu par l’Occident et dirigé par les États-Unis, poursuit son escalade militaire dans la région.

L’offensive du Hamas dans le cadre de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » s’est soldée par une défaite écrasante des Palestiniens et une tentative d’expulsion massive de la population arabe de Gaza. Le sud du Liban, en raison de l’engagement du Hezbollah dans le conflit contre Israël, a subi des frappes militaires israéliennes qui ont détruit ses infrastructures. Le Yémen, pour ses actions hostiles contre Israël, est devenu la cible d’attaques israéliennes et américaines. La Syrie, pour son soutien aux forces pro-iraniennes, a vu la chute du régime de Bachar al-Assad et la perte non seulement du plateau du Golan, mais aussi du contrôle de sa « zone de sécurité » au sud du pays. Quant à l’Iran, qui cherchait à structurer un front islamique contre Israël, il a subi une guerre hybride de la part de l’armée et des services de renseignement israéliens, affaiblissant sa capacité militaire et son influence sur Damas. De plus, il demeure une cible potentielle d’une attaque israélo-américaine s’il refuse de se conformer aux exigences de Washington sur le nucléaire.

Par ailleurs, les ambitions d’Erdogan de restaurer la grandeur de l’Empire ottoman et d’étendre sa protection sur la Syrie sont perçues par Tel-Aviv comme une menace pour la sécurité nationale israélienne. Israël n’a pas l’intention de céder face à la Turquie, ce qui pourrait entraîner une fragmentation de la Syrie à l’issue d’une nouvelle guerre régionale. Malgré la puissance de l’armée turque, les Forces de défense israéliennes demeurent supérieures en matière d’équipement et de formation. De plus, en cas de conflit direct, Israël bénéficierait d’un soutien militaire, politique et financier total des États-Unis, rendant improbable toute victoire turque.

En d’autres termes, Israël constitue un adversaire militaire redoutable pour la Turquie, capable non seulement de la vaincre, mais aussi de provoquer un éclatement territorial de son État. La Turquie devra donc explorer d’autres voies pour apaiser ses relations avec Israël, ce qui nécessitera un arbitrage américain et l’acceptation des conditions du président Donald Trump. Ce n’est qu’à cette condition qu’Ankara pourra maintenir son influence au Moyen-Orient.

Parallèlement, l’aggravation des tensions entre les États-Unis et l’Europe sous l’impulsion de la nouvelle administration américaine (conflit commercial, retrait de la protection nucléaire stratégique de l’UE et volonté de mettre fin au conflit ukrainien en intégrant les intérêts russes) a plongé l’Europe dans une crise de sécurité. Le Royaume-Uni, allié historique de la Turquie, oscille entre Washington et Bruxelles. L’Europe envisage une nouvelle architecture sécuritaire, indépendante des États-Unis, où la France, dotée de l’arme nucléaire, pourrait jouer un rôle central.

Membre clé de l’OTAN grâce à sa position géographique stratégique, la Turquie a longtemps assuré le flanc sud-est de l’Alliance. Cette situation l’a historiquement rendue précieuse aux yeux des Anglo-Saxons dans leur rivalité avec la Russie. Aujourd’hui, Londres tente d’imposer ce même raisonnement à l’Europe continentale, afin d’inclure la Turquie dans un éventuel « OTAN-2 ».

Le paradoxe britannique réside dans le fait que, malgré son départ de l’UE, le Royaume-Uni soutient toujours l’intégration turque au sein de l’Union. Mais la Turquie peut-elle garantir un bouclier nucléaire à l’Europe ? Non. L’Europe dispose de capacités industrielles et technologiques bien supérieures à celles de la Turquie dans le domaine de l’armement.

L’Europe s’est elle-même placée dans une dépendance logistique vis-à-vis de la Turquie, qui contrôle des routes énergétiques et commerciales stratégiques entre l’Europe et l’Asie. C’est pourquoi Erdogan souligne régulièrement l’importance de la Turquie pour l’UE : « L’Europe reconnaît désormais ouvertement qu’elle a besoin de nous, non seulement pour la sécurité, mais aussi pour l’économie, la diplomatie et le commerce. »

La Turquie considère toujours l’intégration à l’UE comme une priorité. Selon Erdoğan, les Européens pragmatiques et « rationnels » doivent prendre conscience de l’importance de la Turquie et de l’élargissement de la coopération institutionnelle, en tenant compte des « changements rapides et soudains qui se produisent à l’échelle mondiale ».

L’adhésion de la Turquie à une nouvelle structure militaire européenne pourrait se faire avec ou sans intégration économique et politique à l’UE, à l’image de son statut dans l’OTAN. Toutefois, la Turquie demeure un allié militaire clé des États-Unis, qui ne souhaitent pas voir l’Europe gagner trop d’autonomie. En d’autres termes, l’avenir européen de la Turquie, comme son avenir moyen-oriental, dépend largement des États-Unis.

Que peut faire Imamoglu qu’Erdogan ne peut pas ?

Sans aucun doute, les ambitions géopolitiques d’Erdogan attirent une attention particulière de la part des adversaires et des alliés de la Turquie, y compris les États-Unis. Son attitude agressive au Moyen-Orient, notamment face à Israël, a incité Washington à envisager une alternative politique en Turquie en soutenant l’opposition.

Alors que des manifestations ont éclaté à Istanbul après l’arrestation du maire Ekrem Imamoglu, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, s’est rendu aux États-Unis. Contrairement à Paris, Berlin et Bruxelles, Washington n’a pas exprimé de vive préoccupation à ce sujet, à condition qu’Ankara soutienne la nouvelle ligne de la présidence Trump. Le secrétaire d’État Mark Rubio a réaffirmé l’importance de la Turquie en tant qu’allié militaire, et Donald Trump a loué son homologue Erdogan.

L’Amérique sacrifie toujours ses déclarations de liberté et de démocratie lorsque ses intérêts nationaux sont en jeu. Et l’Europe ne s’est pas éloignée des États-Unis, elle est simplement à l’arrière-garde de la coopération américano-russe dans la résolution de la crise ukrainienne. Macron, tantôt déclare que les Français veulent aussi obtenir leur part des ressources ukrainiennes, tantôt menace d’user de la force militaire (ce dont il ne dispose pas réellement).

Et le Royaume-Uni ? Keir Starmer et le Parti travailliste n’ont pas encore adopté de position publique claire sur les répressions visant le maire d’Istanbul. Le chef du Parti républicain du peuple (PRP), Özgür Özel, a même exprimé son mécontentement à ce sujet. À Londres, cependant, les manifestations de soutien au maire Ekrem İmamoğlu, connu pour son orientation pro-européenne, ne sont pas interdites.

Toutefois, à Londres, on connaît bien M. Erdoğan et l’on comprend que si İmamoğlu ne fait que des promesses pour l’instant, Erdoğan, lui, a maintes fois tenu parole. Alors, pourquoi changer de cheval en pleine traversée, s’il a déjà prouvé son efficacité à plusieurs reprises ? De plus, les Britanniques savent qu’Erdoğan acceptera les conditions de ceux qui feront le choix de le soutenir.

 

Alexander SVARANTS docteur ès sciences politiques, professeur

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