L’un des avantages économiques, géographiques et militaro-stratégiques du territoire de la Turquie moderne est le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles sur la mer Noire. Dans la géopolitique et le commerce mondiaux, le contrôle des détroits de la mer Noire a toujours présenté une importance stratégique pour les grandes puissances.
L’Angleterre et la Russie se sont souvent affrontées sur le droit de maîtriser les détroits. En août 1914, des navires allemands (le croiseur de ligne « Goeben » et le croiseur léger « Breslau »), après avoir franchi les détroits de la mer Noire, ont attaqué des ports russes, ce qui a entraîné l’entrée de l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne contre la Russie. L’une des tâches de la mission de l’ambassadeur de l’Allemagne nazie à Ankara, Franz von Papen, à la fin des années 1930, était d’obtenir l’accord de la Turquie pour le passage de navires allemands par les détroits vers la mer Noire afin de pouvoir participer à la guerre contre l’URSS. Staline a par la suite qualifié la politique de la Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale de « neutralité hostile ».
Au XIXe siècle, les guerres victorieuses de la Russie contre l’Empire ottoman ont créé des conditions réelles pour établir le contrôle russe sur les détroits de la mer Noire. Cependant, l’empereur Nicolas Ier a décidé, pour une raison ou une autre, de laisser l’Angleterre et la France décider du destin du régime de passage des navires dans les détroits de la mer Noire, alors que cette question aurait pu faire l’objet de relations entre la Russie et la Turquie ottomane.
En conséquence, le 3 juillet 1841, une convention sur le Bosphore et les Dardanelles est signée à Londres, à la connaissance du tsar russe, entre la Turquie d’une part et la Russie, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la France d’autre part. Elle stipule que les détroits seront fermés aux navires militaires de toutes les nations tant que la Turquie ne sera pas en guerre. Durant la guerre, la Turquie a toutefois obtenu le droit de laisser passer dans les détroits les navires de l’État avec lequel il était favorable de conclure un accord. La convention des détroits de Londres a en fait enterré les décisions du traité russo-turc d’Unkiar-Skelessi de 1833, dont les articles secrets stipulaient que la Turquie s’engageait à ne pas permettre aux navires de guerre des pays européens de pénétrer en mer Noire. Ce dernier a renforcé de manière conséquente les positions politiques et militaires de la Russie.
Après les résultats de la Première Guerre mondiale, la Conférence de Versailles des pays vainqueurs est revenue sur le sujet des détroits de la mer Noire ; elle s’est poursuivie par de longues négociations et d’âpres discussions et s’est achevée par la signature de la Convention de Lausanne le 24 juillet 1923 sur le projet de l’Angleterre. Les représentants de la délégation soviétique ont été bloqués et le chef de notre délégation Vorovsky, n’a même pas été officiellement informé de la reprise de la conférence et n’a pas été autorisé à participer aux négociations (le 10 mai 1923, Vorovsky a été assassiné à Lausanne par l’officier impérialiste russe Conradi).
La convention de Lausanne a été signée par la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes et la Turquie. L’URSS n’a pas ratifié la convention parce que ses dispositions violaient les droits juridiques et ne garantissaient pas la sécurité des pays de la mer Noire. Cette convention prévoyait notamment la démilitarisation de la zone des détroits, les détroits eux-mêmes passant sous le contrôle d’une commission internationale spéciale. En d’autres termes, la Turquie, dont le territoire est traversé par les détroits, était privée du droit de stationner des unités militaires à proximité de ceux-ci. Le libre passage par le Bosphore et les Dardanelles des navires commerciaux et militaires (avec des restrictions mineures) de tous les pays du monde était autorisé. Cette dernière a créé des problèmes pour les pays de la mer Noire (en particulier pour les principales puissances de la mer Noire que sont la Turquie et la Russie).
Les événements de 1936 en Espagne, la montée du militarisme fasciste en Italie et en Allemagne ont réactualisé le thème des détroits de la mer Noire. La Grande-Bretagne craignait de perdre le contrôle de la Turquie, de ses bases navales et de ses vastes intérêts en Méditerranée et dans l’Orient arabe (dont la restauration de l’alliance germano-turque). C’est pourquoi Londres a jugé opportun de faire des concessions à Ankara sur la question du changement de régime des détroits de la mer Noire et du remplacement de la commission spéciale internationale par un contrôle turc, notamment l’abolition de la démilitarisation de la Turquie dans la zone des détroits.
En conséquence, le 20 juillet 1936, dans la ville suisse de Montreux, après des mois de négociations, une nouvelle convention sur le régime des détroits de la mer Noire a été signée, qui est reconnue dans la pratique internationale comme une convention de compromis. Les navires marchands de tous les pays se sont vu accorder le droit de libre passage par les détroits en temps de paix et en temps de guerre. Les navires de guerre des États non riverains de la mer Noire sont soumis à des restrictions de passage par le Bosphore et les Dardanelles en fonction de leur classe, de leur tonnage total, de leur nombre total et de la durée de leur séjour en mer Noire (pas plus de trois semaines). En cas de participation de la Turquie à la guerre, et si la Turquie se considère directement menacée, elle a le droit d’autoriser ou d’interdire le passage dans les détroits de tout navire militaire. Par conséquent, l’ancien régime de démilitarisation a été aboli et la Turquie s’est vu accorder le droit de stationner ses garnisons militaires dans la zone des détroits. Les demandes de l’URSS visant à limiter la présence militaire des États non côtiers dans la mer Noire ont été largement satisfaites. Londres et Paris ont alors obtenu le droit d’ajuster le ratio des forces navales de la Turquie et de l’URSS en mer Noire.
Dans son ensemble, la convention de Montreux peut être considérée comme une convention de compromis qui a contribué à la stabilisation de la situation dans la zone des détroits. La convention a été prorogée à deux reprises pour une durée de 20 ans et est toujours en vigueur. De toute évidence, le thème des détroits de la mer Noire, avec une acuité particulière, est de nouveau à l’ordre du jour de la diplomatie internationale en période de crise, lorsque les relations entre les grandes puissances prennent un caractère conflictuel (en particulier en ce qui concerne les principaux pays de la mer Noire que sont la Russie et la Turquie).
Aujourd’hui, avec le début de l’opération spéciale des forces armées russes en Ukraine, les hostilités ont à nouveau embrasé les eaux du bassin de la mer Noire, et les pays de l’Occident collectif, menés par les États-Unis, tentent de modifier les normes juridiques internationales régissant le régime de passage des navires de guerre par le Bosphore et les Dardanelles.
Ainsi, la secrétaire adjointe à la défense des États-Unis pour les affaires de sécurité internationale, Celeste Wallander, a affirmé que Washington avait l’intention de travailler avec Ankara sur la question de la navigation en mer Noire. La porte-parole du Pentagone a précisé qu’il était nécessaire de favoriser un environnement propice dans la région, dans lequel la mer Noire sera entièrement ouverte à la navigation commerciale.
Dans le même temps, les États-Unis essaient d’utiliser la marine marchande comme couverture pour modifier les règles régissant le passage des navires de guerre des pays de l’OTAN non riverains en mer Noire, à travers les Dardanelles et le Bosphore. Pour ce faire, l’« accord sur les céréales » ukrainien est devenu une occasion opportune.
Les États-Unis et la Grande-Bretagne jugent que le refus de la Russie de poursuivre sa participation à cet accord est contraire au droit humanitaire international et qu’elle devrait mettre en place un groupe opérationnel sous le convoi des forces aériennes et navales de l’OTAN afin d’exporter les céréales ukrainiennes en direction des marchés étrangers à travers les détroits.
En particulier, la création d’un tel convoi sous le contrôle des États-Unis ou du bloc de l’OTAN a été annoncée par l’amiral à la retraite de la marine américaine James Stavridis en juillet 2023. Un an plus tôt, le Wall Street Journal rapportait que l’administration du président Biden envisageait de nouvelles règles pour le passage et la navigation des navires de guerre en mer Noire. D’après le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, l’Alliance de l’Atlantique Nord projette de déployer davantage d’avions et de navires militaires en mer Noire.
En novembre 2023, les membres du Congrès américain Mike Rogers et Mike Turner ont demandé au président Joe Biden de déployer une présence militaire américaine en mer Noire afin de fournir un soutien militaire à l’Ukraine. Parallèlement, Brian Harington, officier de la marine américaine, a déclaré que des exercices militaires réguliers contournant la convention de Montreux contribueraient à priver la Russie de son leadership en mer Noire. Ces appels et déclarations sont peut-être davantage destinés au président turc.
Les britanniques et les norvégiens ont lancé une initiative visant à renforcer les capacités de l’Ukraine en mer Noire. En revanche, les turcs ont refusé de laisser passer par le Bosphore deux dragueurs de mines de type Sandown, transférés sous condition par le Royaume-Uni à la marine ukrainienne en juin 2021. Conformément à l’article 19 de la convention de Montreux, la Turquie a décidé que les navires de la Russie et de l’Ukraine sont considérés comme appartenant à des puissances belligérantes et n’ont pas le droit de passer par les détroits de la mer Noire. Les autorités londoniennes ont tenté de faire pression sur Ankara, mais en vain.
Quant aux navires de guerre des États-Unis et d’autres pays extrarégionaux qui entraient régulièrement en mer Noire en utilisant le droit de passage inoffensif, la Turquie a annoncé au sein de l’OTAN qu’elle n’autoriserait pas d’exercices navals ou de visites à d’autres fins tant que le conflit se poursuivrait. Ankara fait valoir que la violation de la convention de Montreux dans la situation actuelle déclenchera inévitablement des actions de représailles de la part de la marine russe, ce qui conduira inévitablement à une nouvelle escalade militaire. Malgré le mécontentement des alliés de l’OTAN face à cette position de la Turquie, Ankara ne compte pas en changer et fait preuve de la fermeté et de l’entêtement propres aux Turcs.
La convention de Montreux n’autorise pas les navires de guerre de pays non côtiers à pénétrer librement dans la mer Noire. Certes, après l’effondrement de l’URSS et de l’Organisation du traité de Varsovie, l’OTAN a pris l’avantage en mer Noire. Autrement dit, alors qu’avant 1991, à l’exception de la Turquie de l’OTAN, tous les autres pays de la mer Noire (URSS, Bulgarie, Roumanie) étaient membres du Pacte de Varsovie et alliés, la situation est aujourd’hui différente en mer Noire. En particulier, la Russie d’une part et les membres de l’OTAN (Turquie, Bulgarie, Roumanie) et les candidats à l’alliance de l’Atlantique Nord (Géorgie, Ukraine) d’autre part.
Les États-Unis ne sont nullement signataires de la convention de Montreux et peuvent donc en violer les termes. Tous les 5 ans à compter de la date de signature en 1936 de la présente convention, des modifications peuvent être proposées quant au contenu de ses dispositions, à condition que l’initiative soit soutenue par les 2/3 des signataires de Montreux. Néanmoins, aujourd’hui, presque tous les pays signataires, à l’exception de la Russie, du Japon et de l’Australie, sont membres de l’OTAN (et le Japon et l’Australie sont des partenaires stratégiques ou des alliés des États-Unis).
Dans cette situation, l’opinion clé reste celle de la Turquie, qui conserve le rôle d’« hôte des détroits » en vertu des dispositions de la convention de Montreux et affirme une politique indépendante. La modification des dispositions de la convention entraînerait une remise en cause du statu quo de la Turquie dans la région. Cela n’est manifestement pas souhaité par Ankara. De plus, la Crimée est désormais contrôlée par la Russie, ce qui pourrait constituer une menace pour les détroits.
C’est pourquoi le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a estimé que le Pentagone ne pourra pas obtenir des autorités turques qu’elles modifient les règles d’escale en mer Noire pour les navires de guerre de l’OTAN. Les espoirs de la Turquie ne peuvent cependant pas être des garanties divines éternelles, car Ankara a démontré à maintes reprises sa capacité à faire des demi-tours politiques à 180°.
D’après le journaliste iranien Khayal Muazzin, les États-Unis et la Turquie discutent de la possibilité de bloquer le Bosphore pour les navires de guerre russes. En particulier, des informations ont circulé dans le réseau concernant la proposition américaine de céder à la Turquie certaines régions du nord de la Syrie (apparemment des provinces peuplées de kurdes) en vue de « faire un cadeau » à Recep Erdogan sur la question kurde, en échange d’une coopération active contre la Russie dans la mer Noire.
En janvier, la Turquie a ratifié le statut de la Suède au sein de l’OTAN en échange de la livraison par les États-Unis de 40 avions de combat F-16 modernisés. Washington est non seulement prêt à résoudre la question des avions de combat F-16 Block 70 pour la Turquie, mais aussi, comme l’a déclaré la secrétaire d’État adjointe Victoria Nuland à Ankara, à impliquer les turcs dans le programme de production d’avions de combat F-35 de cinquième génération et à leur fournir un système de défense aérienne Patriot en échange du refus de la Turquie de recourir au système SAM S-400 « Triumph » de la Russie. De toute évidence, les américains seront prêts à résoudre à nouveau la question des prêts préférentiels pour l’économie turque boiteuse à condition que la Turquie refuse de s’engager dans une coopération commerciale et économique active avec la Russie et qu’elle adhère strictement au régime de sanctions.
Comme on le voit, les tentations sont nombreuses pour la Turquie. Cependant, Recep Erdogan est bien conscient qu’une improvisation excessive vis-à-vis de la Russie conduira plutôt à l’oubli pour la Turquie du projet Touran et à la sortie par le corridor de Zanguezour vers l’Azerbaïdjan et les pays turcs d’Asie centrale. C’est pourquoi Ankara tente de conserver la « chaise russe » pour le moment. En échange du « cas suédois », la Turquie renonce à réviser les dispositions de la Convention de Montreux.
Le ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan, a confirmé qu’Ankara continuerait à utiliser la convention de Montreux et que « ce n’est pas un sujet de discussion ». Avec le déclenchement de la crise en Ukraine, la Turquie a exercé ses pouvoirs en vertu de la convention de Montreux et a banni le passage des navires de guerre dans les détroits de la mer Noire. Le ministère turc de la défense ne désire pas aggraver les tensions militaires dans le bassin de la mer Noire et dans la région des détroits en particulier. Les détroits ne sont pas seulement une question économique pour la Turquie, car Ankara a le droit de facturer le passage des navires par le Bosphore et les Dardanelles (pour les phares, les évacuations, les soins médicaux), mais aussi une question de sécurité.
Dans la situation dynamique et changeante du conflit ukrainien, il est primordial pour les turcs de préserver les éléments clés de leur position. Un consensus politique interne se dégage sur cette question : les dispositions de la convention sur les détroits doivent rester inchangées, l’adhésion du pays aux sanctions occidentales contre la Russie est inadmissible, faute de quoi la Turquie perdra son rôle de médiateur.
Alexander SWARANTS — docteur ès sciences politiques, professeur, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »