Récemment, des informations, confirmées par l’ambassade de Russie à Chypre, ont circulé dans les médias, selon lesquelles Moscou envisageait d’ouvrir un consulat à Nicosie-Nord (la capitale de la République turque de Chypre du Nord – RTCN) afin de garantir les droits civils et libertés de la communauté russe (plus précisément, des citoyens russes) présents sur la partie nord de l’île de Chypre, territoire turque non reconnu par la communauté internationale, à l’exception de la Turquie.
L’ambassadeur russe à Chypre Murat Zyazikov a justifié cette décision par la nécessité de protéger et de garantir les intérêts civils, à savoir le droit de vote des citoyens russes, de plus en plus nombreux, installés sur le territoire de la RTCN, surtout qu’une élection présidentielle est prévue en Russie en 2024. D’ailleurs, on observe une hausse constante du nombre de la communauté russe installée dans la partie nord de Chypre occupée par la Turquie en 1974 et, selon l’ambassade de Russie, elle dénombre aujourd’hui plus de 50 000 personnes. En outre, les missions diplomatiques (consulats) des principaux pays occidentaux, telles que le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et les États-Unis opèrent déjà depuis plusieurs années sur le territoire non reconnu de la RTCN.
En d’autres termes, l’intention de la partie russe d’ouvrir un consulat à Nicosie-Nord ne va pas à l’encontre des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et cette décision ne signifie nullement une reconnaissance de l’indépendance de la RTCN. Certes, avec l’ouverture du consulat russe à Nicosie-Nord, Moscou envisage également d’ouvrir une liaison aérienne directe vers la capitale de la RTCN pour simplifier les flux de passagers de la Russie vers la RTCN et vice versa.
Il convient de noter que cette nouvelle s’est avérée pour certains (en particulier pour les Grecs et les Chypriotes grecs), sinon sensationnelle, du moins alarmante. Mais, parler de sensation nous parait un peu exagéré, car la partie grecque est bien consciente de « l’amitié personnelle » qui existe entre les dirigeants de la Russie et de la Turquie, du rôle croissant de la Turquie dans les intérêts économiques et politiques russes, et de la capacité du président Erdogan à mobiliser l’ensemble des moyens pour concrétiser ses ambitions (surtout en ce qui concerne la Russie). Enfin, quant à l’attitude de la Grèce et de Chypre face aux sanctions prises contre la Russie depuis le début de l’opération militaire spéciale en Ukraine, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est peu amicale, contrairement à celle d’Erdogan et de la Turquie. En effet, force est de constater que la Grèce a soutenu les sanctions de « l’Occident collectif » contre la Russie, un acte suffisamment significatif pour ne pas passer inaperçu aux yeux des autorités russes. C’est la raison pour laquelle, l’ancien ambassadeur russe à Nicosie, Stanislav Osadchiy, achevant sa mission diplomatique à Chypre en septembre 2022, a qualifié d’inamicale la ligne des autorités chypriotes à l’égard de la Fédération de Russie. C’est donc, par là qu’il faut rechercher les raisons possibles de la démarche de la diplomatie russe.
Certes, cela fait plus d’un an que certains experts en Russie, abordant la question d’un consulat russe à Nicosie-Nord, ont admis la possibilité d’une reconnaissance mutuelle par Moscou de l’indépendance de la RTCN en réponse à une reconnaissance similaire par Ankara de la Crimée comme faisant partie de Russie. Cependant, un an s’est écoulé et nous n’observons aucun changement dans la position de « l’ami » Erdogan concernant la question de l’appartenance de la Crimée, car la Turquie continue de considérer la Crimée comme faisant partie de l’Ukraine. Ne nous faisons pas d’illusions sur le consentement turc à reconnaître la Crimée comme territoire russe, car les spécialistes et experts évoqués (comme Igor Girkin – Strelkov par exemple), qui admettent la possibilité d’un « troc » politique (de type, reconnaître la Galicie et Lvov comme une partie intégrante du territoire polonais, rendre la région de Transcarpatie à la Hongrie et la ville de Bendery à la Roumanie, alors que l’Armée rouge et les soldats russes ont versé beaucoup de sang pour ces régions), ignorent que la Turquie envisage depuis longtemps de reconnaître pour la péninsule de Crimée, ayant une l’importance stratégique, le statut de Tatarstan de Crimée indépendant qui serait un vassal de la Turquie. C’est pour dire que les Turcs n’ont pas oublié les succès militaires du sultan ottoman Mehmed Fatih et de l’armée de Gedik Pasha en 1475 en Crimée qui a abouti à la conquête de Kafa et à l’accord avec Mengeli Giray sur le protectorat d’Istanbul sur la péninsule de Crimée. Ainsi, on est d’accord pour une amitié turco-russe mais avec une Crimée dans la Russie.
La Turquie, en tant que protectrice de la RTCN occupée, mène déjà une diplomatie active au su et au vu de l’Occident et de la Russie pour faire reconnaître l’indépendance de la RTCN qu’elle a occupée en grande partie en raison de l’aval politique des États-Unis suite au coup d’État des nationalistes grecs, appelés « colonels noirs » et la position de l’ancien président de Chypre, l’archevêque Makarios sur le respect de la neutralité et le rejet de l’OTAN en faveur d’un partenariat avec l’URSS (c’est-à-dire la Grande Russie, comme le dit justement le président Vladimir Poutine). Envers et contre tout, en 1983, Ankara a reconnu l’indépendance de la RTCN (plus précisément sa dépendance à la Turquie) et a également accordé à la RTCN (à l’instar de la Hongrie et du Turkménistan) un statut d’observateur au sein de l’Organisation internationale des États turciques (OET), créé en novembre 2021 après le succès militaire du tandem turco-azerbaïdjanais au Haut-Karabakh. Parlant de cette question, ce qui parait étrange, c’est le comportement du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, qui refusant toute forme d’autodétermination aux Arméniens du Haut-Karabakh, agit de manière diamétralement opposée à l’égard de la RTCN et préconise la force au mépris du droit. Et pourtant, force nous est de constater que la communauté internationale, représentée par les pays clés, continue de tolérer ces « incartades » de monsieur Erdogan.
En principe, après le début de l’opération militaire spéciale en Ukraine, en avril 2022, la partie russe a publiquement annoncé son intention d’ouvrir un consulat à Nicosie-Nord en justifiant cette décision par la nécessité de garantir les droits civils des Russes en RTCN. Certes, il y a un an, l’ambassadeur russe à Chypre Stanislav Osadchiy avait mentionné un chiffre de 10 à 15 000 Russes installés à Chypre. Et si l’on en croit les données officielles et les médias, il s’avère qu’au cours de l’année dernière, le nombre de Russes en RTCN, a tout à coup augmenté de près de 5 fois. Quelle en est la raison ?
Au cours de l’année dernière, la RTCN n’a acquis aucune reconnaissance internationale, n’est pas devenue membre de l’UE et de l’OTAN et même sur le plan économique, ne s’est pas distinguée plus que la Turquie, qui subit aujourd’hui un effondrement majeur de sa monnaie et une inflation sans précédent. Ce qui, par conséquent, revient à dire que les principales raisons de l’augmentation d’une migration russe dans ce territoire sont donc plutôt liées à la situation interne en Russie. Parmi les expatriés, il y a évidemment : d’une part, un grand nombre de représentants du monde des affaires qui ont trouvé un nouveau refuge pour « sauver » leurs capitaux des sanctions occidentales ; d’autre part, un nombre important des personnes en âge de servir dans l’armée issues de familles aisées, évitant de prendre part à l’Opération militaire spéciale, s’exilent à la recherche d’un abri sûr. La question complexe qui se pose est de savoir si le futur consulat russe jouera un rôle dans le rapatriement de ceux qui ont fui l’enrôlement militaire et si, une fois arrivés en Russie, ils seront enrôlés et envoyés au front. Quoi qu’il en soit, ces personnes sont avant tout des citoyens russes et il est donc peu probable que l’obtention de la « citoyenneté de la RTCN », qui n’est d’ailleurs, elle-même reconnue par aucun état, à l’exception de la Turquie, les aide à échapper à leurs devoirs militaires.
Pendant ce temps, des conflits interethniques non résolus et des républiques dites non reconnues (à l’instar de la République du Haut-Karabakh ou de la République de Transnistrie) continuent d’exister dans l’espace post-soviétique. Toutefois, malgré le nombre important de Russes dans ces quasi-États, la Russie n’y a pas créé de consulats (se dira sans doute un lecteur attentif). Le fait est que dans ces territoires, la Russie possède déjà d’autres types de représentations (militaires). En conséquence, les soldats russes de maintien de la paix pourront, si nécessaire, y résoudre des tâches similaires et autres, y compris celles qui sont liées au soutien de leurs concitoyens. En ce qui concerne la RTCN, rien n’est encore gravé dans la pierre. Certes pour l’instant, la Russie ne reconnaît pas l’indépendance de la partie de Chypre occupée par la Turquie, mais elle est prête à travailler avec le dirigeant local, Ersin Tatar, afin de simplifier les questions civiles et celles d’ordre économique.
Alexandre SVARANTS, docteur en sciences politiques, professeur, spécialement pour la revue en ligne « New Eastern Outlook »