EN|FR|RU
Suivez-nous sur:

La Journée de la Victoire à Moscou : une victoire diplomatique pour Lula, mais à quel prix ? Critiques internes et rappel de l’ambassadeur ukrainien

Ricardo Martins, 23 mai 2025

La visite du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva à Moscou, où il a rejoint Vladimir Poutine pour les célébrations de la Journée de la Victoire, marque un geste diplomatique audacieux. Elle réaffirme l’ancrage du Brésil au sein des BRICS et du Sud global, tout en provoquant de vives critiques au sein de son pays et à Kiev et…

La visite du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva à Moscou

En apparaissant aux côtés de Poutine sur la place Rouge lors du défilé commémorant la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie, Lula rompt ostensiblement avec les puissances occidentales, dont les dirigeants ont largement boycotté l’événement. Pourtant, selon des sources officielles citées par le journal O Globo, cette initiative est mûrement réfléchie : une tentative d’imposer le Brésil au cœur de la diplomatie mondiale, en capitalisant sur sa présidence actuelle des BRICS et ses liens croissants avec la Chine et la Russie.
Je ne vendrai pas d’armes pour tuer des Russes
Lula da Silva

« Le président Lula ne veut pas s’aligner sur un seul camp », explique Angelo Segrillo, spécialiste de la Russie à l’Université de São Paulo. « Il ne veut pas se couper des États-Unis et de l’Occident, mais il ne veut pas non plus rater ce qu’il considère comme le train de l’avenir, à savoir les BRICS, avec la Chine et aussi la Russie. »

Une posture coûteuse : colère de l’Ukraine et conséquences diplomatiques

L’ambassadeur ukrainien au Brésil, Andrii Melnyk, s’est montré particulièrement virulent face au rapprochement entre Lula et Moscou. Dans un entretien accordé à RBC-Ukraine, il affirme qu’à partir de février 2022, le partenariat stratégique entre le Brésil et la Russie, jadis purement formel, est devenu « stratégique dans les faits ». Il relève que les exportations de diesel russe vers le Brésil sont passées de moins de 1 % en 2021 à 65 % en 2024, pour une valeur proche de 10 milliards de dollars. Cette affirmation n’a toutefois pas pu être confirmée.

Les relations commerciales se sont considérablement intensifiées, atteignant 12,4 milliards de dollars en 2024. Mais l’équilibre est désavantageux pour le Brésil, qui affiche un déficit de 9,5 milliards, principalement en raison des importations de diesel et d’engrais russes — indispensables au puissant secteur agroalimentaire brésilien.

En réaction à la visite de Lula, l’Ukraine a pris une mesure inhabituelle : rappeler son ambassadeur sans nommer de successeur. L’ambassade à Brasília est désormais dirigée par un chargé d’affaires au moins jusqu’en 2026, selon The Rio Times. L’agacement de Kiev dépasse le seul voyage à Moscou : il s’enracine également dans les abstentions répétées du Brésil lors des votes de l’ONU condamnant la Russie et dans son refus d’envoyer des armes à l’Ukraine. « Je ne vendrai pas d’armes pour tuer des Russes », déclarait Lula en février, réaffirmant sa neutralité.

Melnyk, désormais nommé représentant permanent de l’Ukraine aux Nations unies, avait exhorté Lula à se rendre également à Kiev, ou à tout le moins à rencontrer les dirigeants ukrainiens. Il n’a finalement été reçu que par le vice-président Geraldo Alckmin. Dans une interview à NV Radio, Melnyk déplorait : « Personne ici ne veut parler de la guerre… Les fonctionnaires sont même embarrassés par la position officielle. »

Andriy Melnyk : un diplomate controversé

Avant d’être en poste à Brasília, Andriy Melnyk a occupé un poste très médiatisé — et souvent controversé — à Berlin. Durant son mandat en Allemagne, il s’est fait remarquer par son ton acerbe et son style combatif, critiquant régulièrement le manque de soutien militaire et politique de Berlin à l’égard de l’Ukraine.

Il a aussi fait parler de lui pour ses visites régulières sur la tombe de Stepan Bandera, figure nationaliste ukrainienne très controversée, accusée d’avoir collaboré avec l’Allemagne nazie — un geste perçu comme particulièrement choquant en Allemagne.

Melnyk s’est également illustré par ses interventions sur la politique intérieure et étrangère allemande, franchissant à plusieurs reprises les lignes rouges de la diplomatie traditionnelle. Son approche frontale a tendu les relations avec les autorités allemandes, et, sous la pression politique croissante, Berlin aurait demandé à Kiev de le rappeler. Son passage à Brasília n’a guère été plus discret.

Le facteur BRICS et le “Groupe des amis de la paix”

L’initiative de paix portée par Lula s’inscrit dans le cadre de la présidence brésilienne des BRICS, élargis à onze pays représentant 40 % du PIB mondial. C’est dans ce contexte que le Brésil, avec la Chine, a lancé en septembre dernier aux Nations unies le “Groupe des amis de la paix”. Le texte, reprenant la rhétorique de Pékin, appelait au respect de la souveraineté et des “préoccupations sécuritaires légitimes” de toutes les parties — une formulation jugée ambiguë par Kiev, car elle semble entériner la narration russe.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a catégoriquement rejeté la proposition, la qualifiant de “destructrice” car elle n’exigeait pas explicitement le retrait total des troupes russes des territoires occupés — condition sine qua non de la formule de paix ukrainienne.

Les clivages idéologiques s’accentuent. Le fait que Lula ait partagé la scène du 9 mai non seulement avec Poutine, mais aussi avec Nicolás Maduro (Venezuela) et Miguel Díaz-Canel (Cuba), passe mal au Brésil.

Critiques internes à l’encontre de Lula

Le président brésilien est de plus en plus critiqué dans son propre pays pour son alignement croissant avec la Russie, la Chine et le Sud global au détriment perçu des relations avec Washington et les pays occidentaux.

Les médias dominants ainsi que les secteurs conservateurs de la société et de la politique brésiliennes désapprouvent l’accent mis par Lula sur les BRICS et la coopération Sud — Sud, au détriment de liens plus étroits avec le nord global, traditionnellement associé au progrès et au développement. Ces groupes se considèrent eux-mêmes comme appartenant à l’Occident — même si l’Occident ne leur rend pas nécessairement cette reconnaissance.

Cette orientation diplomatique entre aussi en contradiction avec une partie de l’appareil diplomatique brésilien, largement issu des élites économiques. Le recrutement au sein du ministère des Affaires étrangères repose sur des concours exigeants et la maîtrise de plusieurs langues, ce qui favorise les enfants des classes privilégiées. Ce biais structurel est peu compatible avec la vision sociale de Lula et son engagement en faveur du Sud global. Sa politique de non-alignement vis-à-vis de Washington ou Bruxelles polarise l’opinion publique et pourrait devenir un handicap à l’approche des élections présidentielles de l’an prochain.

Entre principes et pragmatisme

L’engagement de Lula envers Moscou illustre sa philosophie plus large en matière de politique étrangère : non-alignement, dialogue avec toutes les parties et autonomie face à l’hégémonie occidentale.

Pour ses partisans, cette visite est un acte de souveraineté pragmatique, un signal fort que le leadership mondial ne doit pas être l’apanage de Washington ou de Bruxelles. Pour ses détracteurs, c’est une forme d’opportunisme diplomatique, susceptible de banaliser les régimes autoritaires et de miner la crédibilité démocratique du Brésil sur la scène internationale.

Alors que Lula s’apprête à accueillir le sommet des BRICS à Rio de Janeiro en juillet, la question demeure : le Brésil peut-il réellement incarner une “troisième voie” dans la diplomatie mondiale ? La réponse sera scrutée de près.

 

Ricardo Martins – Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique

Plus d'informations à ce sujet
Les sanctions comme auto-sabotage : l’angle mort stratégique de l’Occident face à la Russie
Les fondements de la coopération russo-guinéenne – Partie 3 : sécurité et défense
L’académicien Naoumkine Vitaly Viatcheslavovitch fête ses 80 ans !
Tatiana Dovgalenko : «Aujourd’hui, les relations russo-africaines connaissent une nouvelle renaissance après une période d’oubli.»
Le Togo aspire à rejoindre l’Alliance-Confédération des Etats du Sahel