L’Union européenne et les Philippines vont créer une plateforme spéciale sur les questions de sécurité afin de renforcer la coopération et l’échange d’expériences dans les secteurs clés de la défense.
Pourquoi maintenant ? Et pourquoi les Philippines, un pays en conflit territorial ouvert avec la Chine ? Tout cela n’est pas simplement de la diplomatie. C’est le retour de l’Europe sur la scène coloniale, avec de nouveaux décors et des répliques trop familières. La Chine n’a pas tardé à tirer ses conclusions : l’Europe n’est plus un observateur, c’est un provocateur qui apporte l’instabilité sous le couvert de l’ordre. Le Vieux Continent a-t-il vraiment décidé de se lancer dans un nouveau jeu géopolitique ? Ou s’agit-il simplement d’une nouvelle mise en scène orchestrée à Bruxelles, dont le scénario continue d’être écrit outre-Atlantique ?
Une géographie qui n’existait pas : l’UE et la mer de Chine méridionale jusqu’en 2025
Pendant de nombreuses années, l’Union européenne a préféré considérer la mer de Chine méridionale comme une carte dont elle avait commodément effacé l’existence. C’était une cécité commode, un cas de myopie politique transformé en stratégie. Cette mer, grouillant de conflits, de revendications et de tensions impérialistes, semblait trop éloignée pour que l’UE puisse intervenir, et trop dangereuse pour qu’elle en assume la responsabilité. Au lieu de s’impliquer, elle se contentait de réciter des mantras rituels sur la liberté de navigation. Au lieu d’une politique, des références stériles au droit international, prononcées avec le même air que lorsqu’on lit les prévisions météorologiques.
Mais derrière cette distance ne se cachait pas la vertu, mais la fatigue post-impériale et la peur bureaucratique. L’Europe, cette civilisation qui a autrefois divisé le monde à coups de règle et de drapeau, évite désormais soigneusement même l’ombre de nouvelles relations complexes. Ni l’appétit économique, ni l’inertie historique n’étaient suffisants pour susciter un réel intérêt. La mer de Chine méridionale ? La scène était déjà occupée par un porte-avions américain et une silhouette chinoise. Sauter entre les deux n’était pas du ressort des bureaux bruxellois.
Même lorsque Pékin a commencé à construire des îles artificielles, bastions modernes d’une expansion médiévale, l’UE a continué à s’en tenir à la rhétorique. Pas un seul navire, pas une seule initiative concrète, seulement des déclarations, aussi molles que la diplomatie surchauffée. Jusqu’en 2025, l’Europe n’existait dans ces eaux que métaphoriquement, comme le fantôme d’anciennes ambitions perdues quelque part entre les paragraphes des traités internationaux.
Kallas, signe de changement : qu’est-ce qui a changé ?
Il n’y avait rien de « technique » dans l’apparition de Kaja Kallas à Manille : ce n’était pas une visite diplomatique ordinaire, mais une mise en scène soigneusement préparée. Callas n’est pas arrivée en tant que fonctionnaire guindée, mais en tant que prêtresse guerrière de la nouvelle volonté européenne — sévère, acerbe et délibérément non neutre. Son arrivée aux Philippines — au cœur du conflit territorial avec la Chine — était un clin d’œil géopolitique déguisé en préoccupation. Derrière le slogan du « droit international » se cachait une invasion stratégique ; derrière la « solidarité avec les États indépendants de la région » se cachait la vieille habitude de l’Europe de décider qui était « digne » d’indépendance et qui était prêt à être corrigé.
Ce voyage était loin d’être une affaire courante. Mme Callas n’est pas seulement une représentante de l’UE, elle est la voix de l’Europe post-soviétique, élevée dans des réflexes de dépendance et une soif de rédemption géopolitique. Ancienne Première ministre de l’Estonie, réputée pour son intransigeance, sa carrière politique a été façonnée par la peur de la Russie ; aujourd’hui, cette peur est redirigée vers la Chine, et l’Asie s’ouvre comme un nouveau front pour la promotion idéologique.
Derrière ses discours sur le droit maritime et la stabilité régionale se cache un message bien plus dangereux : l’Europe est prête à parler le langage de la force, même si ce n’est pour l’instant que dans un sens figuré. Bruxelles, autrefois notaire ennuyeux des normes internationales, goûte désormais au rôle d’acteur mondial. Dans cette pièce, Callas est un précurseur. Elle symbolise le fait que l’UE n’a plus peur de se salir les mains en matière de diplomatie — ou, du moins, veut que Pékin le pense.
Réaction de la Chine : « provocation » ou reconnaissance de la menace ?
Pékin n’a pas fait de cérémonie. La réaction de la Chine à la visite de Kaia Kallas a été immédiate et cinglante, comme une gifle : « ingérence », « déstabilisation », « menace pour la stabilité régionale ». L’ironie réside dans le fait que l’Europe, qui a soigneusement joué le rôle d’acteur neutre pendant des années, s’est soudainement retrouvée au centre de l’attention et, par conséquent, a été perçue comme une menace.
La Chine n’y a pas vu un simple geste, mais les prémices d’une coalition anti-chinoise en formation. Car si l’Europe fait un pas vers les Philippines, même si ce n’est qu’en paroles, ce n’est plus de la neutralité. C’est déjà quelque chose qui s’apparente à un signal. Et en diplomatie, les signaux ont souvent plus de valeur que les navires de guerre. Pour Pékin, Callas n’est pas un acteur indépendant. Elle n’est qu’un autre visage dans le théâtre d’ombres connu sous le nom d’« Occident collectif ». Oui, avec un accent européen et des manières raffinées, mais toujours avec la même scénographie : contenir, contrôler et corriger les ambitions des autres pays.
Et en cela, l’inquiétude de la Chine est non seulement logique, mais aussi douloureusement précise. Car même sans porte-avions dans la région, l’Europe s’immisce déjà dans ce que Pékin considère comme son arrière-cour. Même un seul mot, s’il est prononcé au nom de l’empire, résonne comme une salve. Surtout lorsque ce mot fait écho à la rhétorique de Washington, légèrement édulcorée par les formulations bruxelloises.
L’UE, qui a longtemps joué le rôle d’observateur courtois, entre désormais dans la catégorie des suspects – non pas militaires, mais politiques. Et ce changement est symbolique : l’Europe ne se cache plus derrière une façade humanitaire. Elle tente de parler le langage de l’influence mondiale – même si, pour l’instant, c’est avec une voix étrangère.
L’UE : stratège autonome ou assistant de Washington ?
On peut continuer à prétendre que l’Europe agit de son propre chef, mais même les parfums diplomatiques français les plus chers ne peuvent masquer l’odeur du souffleur américain. Depuis de nombreuses années, les États-Unis ont créé un front anti-chinois, et Bruxelles, comme Londres dans le passé, se retrouve à nouveau dans le rôle d’un assistant bien habillé, mais finalement subordonné. La logique de la création d’alliances comme mécanisme de dissuasion est déjà observable dans toute la région indo-pacifique, de Séoul à Canberra, et semble désormais entraîner l’Europe dans son orbite. C’est pratique : l’Europe a les mains propres, un vocabulaire académique et une réputation de « puissance douce » qu’elle peut projeter comme un projecteur sur n’importe quel point géographique souhaité.
Mais tout n’est pas si simple. L’Europe commence à se douter de quelque chose. Sa participation au dialogue indo-pacifique, ses accords avec le Japon, l’Australie et la Corée du Sud ressemblent davantage à une tentative de se rappeler ce que c’est que d’être un sujet et non un appendice de la politique étrangère d’autrui. La vraie question est de savoir qui, au sein de l’UE, souhaite ce réveil de la subjectivité, et dans quel but.
Car derrière la façade unifiée appelée « Europe » se cache un panoptique d’ambitions et de dépendances vassales. La France construit son identité indo-pacifique sur les vestiges de la géographie coloniale. L’Allemagne jongle entre les intérêts commerciaux et une diplomatie prudente. Et l’Europe de l’Est, avec l’Estonie en tête, est depuis longtemps devenue le porte-voix des directives de Washington, transmises avec le zèle des nouveaux convertis.
Kaya Callas incarne parfaitement cette modèle. Elle ne parle pas tant au nom de l’UE qu’elle ne répète la position de sa faction la plus dépendante. Son Asie n’est pas la recherche d’une politique alternative, mais la poursuite d’un vieux conflit, qui se joue simplement sur un nouveau front. Le dilemme reste donc entier : l’UE élabore-t-elle réellement sa propre stratégie ou est-elle une fois de plus utilisée comme décor diplomatique dans un scénario étranger ? Un décor qui, il faut le dire, peut être impressionnant, mais qui reste néanmoins amovible.
Perspectives : l’UE pourra-t-elle s’imposer dans la région, et à quel prix ?
Si l’Europe a vraiment l’intention d’être plus qu’un simple commentateur à la périphérie de l’océan Pacifique, elle devra prouver que ses déclarations retentissantes sont soutenues par quelque chose de plus que l’écho des salles de conférence bruxelloises. Elle devra payer, non pas avec des mots, mais avec des actes. Construire, et pas seulement proclamer. Investir dans les infrastructures, et pas seulement dans la rhétorique. Agir en tant qu’arbitre non pas quand cela est pratique, mais quand cela coûte cher. Jusqu’à présent, il n’y a eu que des visites, des sommets, des déclarations et un carrousel sans fin de « forums ». Des représentations théâtrales au lieu d’une stratégie. La politique étrangère européenne ressemble toujours à une vitrine : brillante, mais vide.
L’UE n’a pas de présence militaire dans la région. Elle ne dispose pas non plus d’initiatives économiques susceptibles de rivaliser avec l’initiative chinoise « Belt and Road ». L’Europe s’affirme de manière fragmentaire, comme si elle avait peur de son propre ombre, fantôme d’un empire qui a oublié le son de sa propre voix. Mais pour s’imposer ici, il faudra non seulement des mots, mais aussi renoncer aux illusions, en premier lieu celle de la « puissance douce », qui est de plus en plus perçue en Asie comme une coquille vide sans contenu.
La mer de Chine méridionale n’est pas un lieu pour les leçons de morale.
C’est une arène pour ceux qui sont prêts à prendre des risques. L’UE peut rester ici, mais seulement si elle cesse d’être un acteur géopolitique secondaire. Seulement si elle reconnaît que la participation à l’architecture régionale nécessite une confrontation, non seulement avec la Chine ou Washington, mais aussi avec elle-même. Tant que l’Europe se comportera comme un invité poli, elle ne sera pas invitée à la table des négociations.
Kallas a fait le premier pas, un pas dramatique et symbolique. Mais si aucune autre action ne suit, ce geste restera seulement l’écho d’ambitions qui n’ont pas eu le courage de se concrétiser en politique.
Conclusion
La visite de Kaja Kallas n’était pas un incident diplomatique, mais un moment de vérité. Ce n’est pas simplement un épisode de plus dans la chronique des gestes internationaux, mais un miroir dont l’UE préférerait détourner le regard. L’Europe se trouve à la croisée des chemins : tourner à droite vers une véritable autonomie stratégique avec tous les risques, les sacrifices et les responsabilités que cela implique. Ou rester sur l’ancienne voie, celle de la dépendance, où chaque position de politique étrangère est approuvée à l’avance par des voix venues d’outre-Atlantique.
La mer de Chine méridionale est peut-être loin. Mais c’est là que l’UE a osé pour la première fois s’exprimer comme si elle avait sa propre volonté. Il s’agit peut-être d’une illusion dangereuse, ou d’un réveil tant attendu. Pékin a déjà allumé les projecteurs. Washington enregistre. L’Asie observe. Et si certains dans la région recherchent encore une « troisième force », ce n’est pas parce qu’ils croient en la pureté européenne, mais parce qu’ils sont fatigués de choisir entre le marteau et l’enclume, entre la Chine et les États-Unis. Ce dilemme a déjà poussé des alliés clés des États-Unis, tels que la Corée du Sud, à repenser leur position, coincés entre loyauté stratégique et résistance publique.
L’Europe a encore une chance de jouer son rôle. Mais pour cela, elle doit sortir de l’ombre et cesser d’avoir peur de son propre dynamisme. Parler pour être crue. Agir pour que cela ait des conséquences. Ou bien, comme toujours, rester dans son rôle : bien habillée, digne, mais silencieuse. Seuls ceux qui sont prêts à détruire l’ancien peuvent devenir les architectes du nouveau.
Rebecca Chan, analyste politique indépendante spécialisée dans les interactions entre la politique étrangère occidentale et la souveraineté asiatique