EN|FR|RU
Suivez-nouz sur:

L’expansion turque en Afrique Quatrième partie : L’invasion de l’Afrique francophone par la Turquie

Viktor Goncharov, juin 17

Expansion turque en Afrique

L’intensification de la politique turque en Afrique de l’Ouest a été alimentée en grande partie par l’échec de Paris, ces dernières années, à faire face à une série de coups d’État militaires dans ses anciennes possessions coloniales, ce qui a entraîné une forte baisse de son influence politique dans la région. 

Selon un sondage d’opinion réalisé en 2021 avec l’aide du « Conseil français des investisseurs en Afrique » auprès de 2 426 personnes représentant des analystes, des entreprises privées, la société civile, des médias et des organisations religieuses de 12 pays africains, l’image de la France aux yeux du public africain s’est considérablement dégradée à la suite de la percée impressionnante de la Turquie dans ce domaine.

Selon l’enquête, alors que la France était le cinquième pays le plus populaire sur le continent en 2019, elle est passée à la sixième position en 2020 et a chuté à la septième place en 2021.

Ankara a dépassé Paris en termes de popularité en Afrique

Mais le plus grand succès de cette période a été remporté par la Turquie, qui est arrivée en huitième position en 2021, juste derrière la France, avec 15 % des votes des personnes interrogées. Cela a été rendu possible par l’augmentation de ses investissements sur le continent et l’organisation de nouvelles lignes par Turkish Airlines sur le continent africain.

Le fait que le Rapport mondial sur l’aide humanitaire 2018 des Nations unies ait classé la Turquie au premier rang des pays pour l’aide humanitaire aux nations dans le besoin, avec 8,3 milliards de dollars, soit 0,79 % du budget national, a également joué un rôle important.

Mais le critère du partenaire le plus « serviable » en Afrique a été remporté par la Chine, suivie des États-Unis, du Canada, de l’Allemagne, du Japon et de la Turquie en sixième position, laissant derrière elle le Royaume-Uni, les Émirats arabes unis et la France.

Le fait qu’Ankara ait dépassé Paris en termes de popularité en Afrique a suscité de vives inquiétudes sur les Champs-Élysées. Le président français, fidèle à son habitude, y a vu les intrigues d’adversaires géopolitiques. En novembre 2022, comme le note l’Institut pour la stratégie et la sécurité de Jérusalem, il a accusé la Turquie, et avec elle la Chine et la Russie, de porter atteinte aux intérêts français en Afrique.

À cet égard, la publication britannique Middle East Eye, soulignant l’illégitimité évidente des accusations de Paris à l’encontre de la Turquie et de la Russie selon lesquelles l’effondrement de la politique africaine de la France a été causé par leur ingérence dans ses affaires, insiste sur le fait que la principale raison réside dans la croissance sans précédent du sentiment anti-français dans les pays d’Afrique de l’Ouest, causée par des années d’exploitation impitoyable de leurs ressources minérales et l’utilisation du franc CFA comme source de revenus pour le Trésor français.

Dans les échecs de la politique française en Afrique de l’Ouest, la Turquie a vu de nouvelles opportunités d’étendre son influence dans la région. Ayant acquis une expérience de coopération depuis 2011 avec les pays de la Corne de l’Afrique, en particulier la Somalie, Ankara considère désormais l’Afrique dans son ensemble comme une plateforme géopolitique sur laquelle elle peut affronter la France avec audace. Selon la publication, Erdogan semble avoir conclu que le temps est venu pour la Turquie de devenir un acteur politique actif en Afrique.

Le « modèle somalien » de coopération

Le succès d’Ankara dans ce domaine est illustré par ses relations avec Mogadiscio, désignées sous le nom de « modèle somalien » de coopération, qui repose sur la fourniture d’une vaste assistance humanitaire dans un premier temps, motivée par des slogans de solidarité islamique, suivie par l’intensification des liens culturels, économiques et militaires.

En commençant par l’aide humanitaire à la Somalie en 2011, la Turquie a, au cours des années suivantes, progressivement approfondi ses relations dans tous les domaines et a établi sa plus grande base militaire à l’étranger, devenant ainsi le principal acteur étranger dans l’agenda politique de facto de la Somalie.

À cet égard, forte de cette expérience, Ankara, comme le note l’édition turque de The Turkey Analyst, donne la priorité au développement de la coopération avec les pays enclavés que sont le Niger, le Mali et le Burkina Faso, qui font l’objet de sanctions occidentales et présentent un intérêt considérable pour le complexe militaro-industriel turc en ce qui concerne la commercialisation de ses produits.

Les produits turcs, tant militaires que civils, sont de plus en plus populaires sur les marchés africains, car ils sont généralement de meilleure qualité que leurs homologues chinois et plus compétitifs en termes de prix que les produits européens.

La Turquie cherche à reformater l’architecture stratégique de l’Afrique du Nord et de la zone sahélienne en sa faveur

Dans le même temps, les dirigeants de ces États se montrent également intéressés par la coopération avec Ankara, car ils ont déjà constaté la capacité d’Ankara à fournir des « services efficaces » dans le domaine de la sécurité à l’exemple de l’intervention militaire turque en Libye en 2019.

Dans le même temps, Ankara s’intéresse particulièrement au Niger. En effet, le pays dispose d’un réseau d’organisations religieuses favorables à la Turquie, ce qui fait du Niger un partenaire plus fiable face à l’opposition active de l’Égypte aux projets turcs dans la région. En juillet 2020, les deux pays ont signé un pacte de coopération militaire et de renforcement des liens économiques.

Ces mesures prises par Ankara ont suscité des réactions extrêmement négatives en France. Paris a été particulièrement irrité par les accords sur la participation des entreprises turques à l’exploration géologique et au développement de l’industrie minière au Niger (dont elle tire un tiers de l’uranium destiné à ses centrales nucléaires), ainsi que sur l’établissement d’une coopération militaire, qui crée des conditions préalables à la présence militaire turque dans ce pays.

Il convient de rappeler ici que l’élément déclencheur de la controverse croissante entre la Turquie et la France, deux membres de l’OTAN, a été un incident impliquant une attaque en mer Méditerranée, le 18 juin 2020, par des navires de guerre turcs contre une frégate française qui tentait d’intercepter un cargo turc soupçonné de transporter des armes vers la Libye au mépris d’une interdiction de l’ONU.

Cette attaque turque a été qualifiée par la ministre française de la défense, Florence Parly, « d’acte extrêmement agressif », ce qui a entraîné une forte détérioration des relations franco-turques. Dans les nouvelles mesures prises par Ankara pour établir des bases aériennes et navales turques en Libye, Paris a vu la tentative de la Turquie de remodeler en sa faveur l’architecture stratégique de l’Afrique du Nord et de la zone sahélienne, sa sphère d’influence traditionnelle.

Après le coup d’État militaire du 26 juillet 2023 au Niger, les relations avec la Turquie se sont encore développées. Lors de la visite du premier ministre nigérien Lamine Zeine à Ankara au début du mois de février de cette année, les discussions avec le président Erdogan ont porté sur l’élargissement des liens économiques ainsi que sur la coopération en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme. Dans le même temps, le président turc a déclaré que son pays renforcerait son soutien au Niger et s’opposerait à toute intervention à son encontre.

À cet égard, le Middle East Eye, basé à Londres, pose la question suivante dans l’un de ses articles : « La Turquie va-t-elle remplacer la France en Afrique de l’Ouest ? Cette question figure dans le titre de l’article.

Selon les experts du magazine Insight Turkey, bien que la Turquie ne soit pas une grande puissance, en tant que membre de l’OTAN et du G20, elle dispose néanmoins de capacités importantes pour agir de manière indépendante, résister à la pression des grandes puissances et influencer les événements dans la région.

Son désir de renforcer sa position dans l’ancien Empire ottoman, la Corne de l’Afrique et l’Afrique dans son ensemble n’est pas seulement dû à ses ambitions de devenir l’hégémon régional de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient, mais aussi, selon Mehmet Özkan, professeur à l’Université de défense nationale de Turquie, de démontrer sa force et ses capacités militaires aux autres pays africains qu’elle est prête à contribuer au renforcement de leurs capacités de défense dans l’intérêt mutuel des deux parties.

En évaluant les perspectives de développement des relations turco-africaines en général, les experts du centre analytique Geopolitical Intelligence Services, enregistré au Liechtenstein, concluent que la Turquie peut devenir l’un des principaux partenaires de certains pays du continent dans le domaine de la sécurité, à la fois en formant le personnel militaire local et en fournissant ses armes, en particulier des drones modernes, devenant ainsi un concurrent sérieux pour tous les acteurs étrangers opérant dans ce domaine, sans exception. Mais cette concurrence va surtout sérieusement ébranler la position de la France, ce qui va encore compliquer les relations déjà compliquées entre Paris et Ankara.

 

Viktor GONCHAROV, expert africain, docteur en économie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

Plus d'informations à ce sujet
Le Forum sur la coopération sino-africaine : un nouveau cap pour l’Alliance BRICS ?
Comment la RPC et le Japon se disputent-ils l’influence en Afrique ?
Les véritables projets de la Turquie : adhésion tant attendue aux BRICS ou exploration du terrain ?
Russie, Chine et complémentarité en Afrique
Sommets à l’Est et à l’Ouest, lequel est le meilleur pour l’Afrique ?