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L’expansion turque en Afrique. Troisième partie : La diplomatie turque des « drones et de la canonnière »

Viktor Goncharov, juin 12

Bayraktar-TB2

La promotion par Ankara de ses drones sur le marché africain de l’armement a joué un rôle majeur dans le renforcement de l’influence turque sur le continent. Le modèle Bayraktar TB2, qui, avec une envergure de 12 mètres et une durée de vol de 27 heures, transporte 4 missiles à guidage laser, est devenu non seulement un symbole de l’armement turc dans de nombreuses régions du monde, mais aussi un outil efficace de la politique étrangère turque.

Ce succès est notamment dû au fait que l’un des dirigeants de Baykar Makina, l’entreprise qui produit ces drones, est le gendre du président Erdoğan, Selçuk Bayraktar, diplômé du Massachusetts Institute of Technology, dont le père est le créateur de ces drones.

L’attrait des drones turcs aux yeux des acheteurs africains s’explique par le fait qu’ils ont déjà démontré leurs hautes performances techniques dans plusieurs zones de combat, y compris en Afrique.

En Libye, en 2019, les forces armées du gouvernement d’entente nationale basé à Tripoli ont utilisé ces drones pour empêcher les troupes du maréchal Khalifa Haftar d’avancer sur la capitale libyenne en moins de 10 jours et les forcer à battre en retraite après un siège d’un an de la ville. Dans le même temps, les combattants de la SMP turque Sadat, déjà mentionnée, ont pris ces véhicules pour cible.

Outre leur grande efficacité, ces drones sont relativement faciles à utiliser et beaucoup moins chers que certains modèles occidentaux. Par exemple, le Bayraktar TB2 coûte environ 5 millions de dollars, alors que le MQ-9 Reaper américain coûte 20 millions de dollars et le Protector RG Mk1 coûte 28 millions de dollars. Contrairement à d’autres modèles bon marché, tels que le Wing Loong chinois, les modèles turcs sont plus demandés.

La Turquie renforce ses intérêts géopolitiques avec les drones

La fourniture de drones, tout comme celle d’avions, débouche souvent sur des partenariats à long terme avec les acheteurs. Cela est dû à la fourniture de pièces détachées, de munitions, de formation pour le personnel de maintenance et d’autres formes d’assistance technique.

Comme le notent les experts de l’Institut pour la stratégie et la sécurité de Jérusalem, Ankara, en se basant uniquement sur ses intérêts pragmatiques, se comporte comme « un marchand turc traditionnel dans le Grand Bazar d’Istanbul, qui fait de son mieux pour satisfaire le client et en faire un client régulier ».

Grâce à la « diplomatie du drone », la Turquie a pu sérieusement renforcer ses relations avec un certain nombre de pays africains, en particulier le Maroc, où elle a d’importants intérêts économiques et géopolitiques. L’achat par Rabat de 12 drones Bayraktar TB2 en 2021 a radicalement changé le rapport de force en sa faveur face au Front Polisario, qui lutte pour l’indépendance nationale du Sahara occidental avec le soutien de l’Algérie et de la Mauritanie.

C’est l’une des preuves de la politique étrangère sans principes d’Ankara, qui est basée sur la défense des intérêts égoïstes des entreprises turques, principalement engagées dans la production d’armements.

Selon des données incomplètes du journal français Le Monde, sans compter d’autres modèles de drones, la Turquie a livré plus de 40 produits de type Bayraktar TB2 à 10 pays africains entre 2019 et janvier de cette année. Leurs acheteurs comprenaient des pays tels que le Burkina Faso, Djibouti, l’Éthiopie, la Libye, le Mali, le Maroc (d’une valeur de 69,6 millions de dollars), le Niger, le Nigéria, la Somalie, le Togo et la Tunisie (d’une valeur de 80 millions de dollars).

Dans le même temps, la Tunisie, le Nigeria et le Tchad ont acheté des drones de type Anka-S à une autre entreprise turque, qui sont utilisés par l’armée de l’air ainsi que pour la reconnaissance radio-technique. En septembre 2022, le Nigeria achète à la Turquie des drones de type Sonqar pour lutter contre les djihadistes de Boko Haram, puis des Bayraktar TB2 et plusieurs hélicoptères turcs en octobre de la même année. En outre, en mars 2023, la Turquie et le Nigeria ont tenu des pourparlers préliminaires en vue de construire une usine de production de drones Anka-S au Nigeria.

Ankara déploie son matériel naval dans les pays côtiers d’Afrique

La coopération militaire d’Ankara avec la Tunisie peut témoigner de l’efficacité de la diplomatie des drones. En effet, depuis 50 ans, les forces armées tunisiennes ne sont équipées que d’armes de fabrication française et américaine. L’accord de défense signé en 2017 entre les deux pays prévoyait non seulement la fourniture d’équipements militaires, mais aussi le transfert de technologies pour leur production avec la formation de militaires tunisiens en Turquie. Par ailleurs, Ankara a accordé à la Tunisie plusieurs prêts sans intérêt d’un montant total d’environ 150 millions de dollars pour l’achat de ses armes jusqu’en 2021.

Après avoir acquis de l’expérience dans la modernisation de la marine de son plus proche allié, le Qatar, auquel les chantiers navals turcs ont fourni des navires modernes de différentes classes ces dernières années, Ankara a commencé à promouvoir son équipement naval auprès des pays africains côtiers dans le cadre de sa politique de la « canonnière ».

Selon la publication turque Railly News, le chantier naval turc Anadolu a signé en juillet 2022 un contrat avec un pays africain non nommé pour la fourniture de deux navires de débarquement sur deux ans.

Devenu un acheteur majeur de drones et de véhicules blindés turcs, selon la fondation allemande Rosa Luxemburg, Rabat a commencé à envisager l’achat de corvettes turques Goturk et d’hélicoptères T-129 ATAK.

Une réalisation concrète à cet égard a également été la conclusion d’un accord avec la Somalie le 8 février de cette année pour transférer à la Turquie la protection des eaux territoriales somaliennes pour une période de 10 ans sous le couvert de la lutte contre les pirates qui attaquent les navires de pêche et les navires marchands.

L’accord prévoit l’utilisation conjointe des ressources maritimes de la zone économique exclusive de la Somalie, connue pour sa richesse halieutique. En contrepartie de ces services, Ankara recevra 30 % des revenus de la pêche dans la zone, ce qui constituera une aide précieuse pour son budget.

 Le président Hassan Sheikh Mahmoud et le premier ministre Hamza Abdi Barre ont tous deux déclaré qu’Ankara s’était engagée à participer activement à la construction de la marine somalienne au cours de la prochaine décennie, tant en formant son personnel qu’en la dotant d’équipements navals.

 Après la ratification de cet accord par le Parlement somalien, il est apparu clairement que la Turquie avait obtenu des pouvoirs presque illimités pour sécuriser les eaux territoriales somaliennes.

En particulier, la publication britannique Middle East Eye, citant des données du ministère turc de la défense, n’exclut pas qu’en remplissant ses obligations au titre de ce traité, Ankara puisse envisager l’établissement de sa propre base navale dans les régions septentrionales de la Somalie afin de soulager la base militaire polyvalente située près de Mogadiscio.

Comme le reconnaît le portail turc Politics Today, la conclusion de cet accord s’inscrit pleinement dans le cadre de la stratégie turque de ces dernières années, selon laquelle toute crise doit être maximisée dans l’intérêt de la politique étrangère de la Turquie.

Lorsqu’Ankara s’est rangée du côté du Qatar lors de la crise du Golfe en 2017, note la publication, cela lui a donné l’occasion d’établir sa base militaire à Doha et de renforcer sa position dans la région.

Ainsi, aujourd’hui encore, après avoir pris le parti de Mogadiscio dans le conflit entre l’Éthiopie et la Somalie, la conclusion d’un accord de défense avec la Somalie le 8 février dernier donne à la Turquie l’occasion d’étendre sa présence militaire dans le pays, jusqu’à l’établissement d’une nouvelle base pour son armée de l’air et de nouvelles installations pour la marine turque.

La politique d’Ankara en Somalie et dans la Corne de l’Afrique en général ne peut être dissociée de ses relations avec l’OTAN, caractérisées par un récent apaisement des tensions. Partant de ses intérêts purement pragmatiques, la Turquie a en effet assumé la charge principale d’assurer sa sécurité, de former son personnel militaire et d’équiper ses forces armées, avec la participation des Etats-Unis et de certains pays européens dans ce processus.

Bien que les relations entre les États-Unis et la Turquie ne soient pas toujours harmonieuses, selon les experts de la Fondation allemande Rosa Luxembourg, Washington a adopté une attitude positive à l’égard de l’établissement par Ankara de bases militaires sur le territoire de la Libye et de l’augmentation des ventes d’armes turques aux pays africains, car cela conduit en fait à une sorte de « jeu de déclassement » du rôle de la Chine et de la Russie dans ce processus, en particulier lorsque ces ventes s’accompagnent d’un transfert de technologie pour la production de ces armes.

Et cette activité d’Ankara en direction de l’Afrique trouve la compréhension et le soutien du Congrès américain. Selon le sénateur Lindsey Graham, la présence croissante d’Ankara en Afrique de l’Ouest pourrait servir de contrepoids à l’influence grandissante de la Chine dans cette région, ce qui, à son tour, crée des conditions préalables à de nouveaux domaines de coopération entre la Turquie et les États-Unis. Compte tenu des nouvelles tendances dans les relations américano-turques, on peut s’attendre à ce que l’activité turque sur le continent noir augmente de manière significative.

 

Viktor GONCHAROV, expert africain, docteur en économie, spécialement pour le magazine en ligne « New Eastern Outlook »

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